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De quelle grammaire parlez-vous?

Avec la collaboration de Carolyne Labonté, conseillère pédagogique au Centre de services scolaire des Chênes, et Marilyne Boisvert, doctorante et chargée de cours en didactique du français à l’UQTR.

À l’occasion de formations en grammaire données à des enseignants, il est toujours intéressant de revenir avec eux et elles sur le sens du mot grammaire. Bien qu’elle fasse partie de leur enseignement, ils sont souvent embêtés dans la formulation d’une définition, et rares sont ceux ou celles qui parviennent à en énoncer une qui soit claire et précise. Le terme grammaire est pourtant très utilisé dans la vie scolaire, mais on le sert à toutes les sauces, car il est polysémique (Combettes et Lagarde, 1982). De façon pragmatique, il peut référer au manuel lui-même (« Ouvrez votre grammaire à la page 38 ») ou à l’activité grammaticale réalisée en classe (« Dans la prochaine heure, on va faire de la grammaire »), mais les réponses spontanées des enseignants vont rarement dans cette direction. Selon notre expérience de formatrices, leurs réponses peuvent être regroupées en trois catégories :

  • La grammaire est une discipline de nature scientifique qui vise à décrire une langue et tous ses usages.
  • La grammaire est l’ensemble des règles qui définissent le bon usage d’une langue, le bien écrire et le bien parler.
  • La grammaire, c’est la syntaxe ou les principes morphosyntaxiques.

Si la première acception, par la visée descriptive qu’elle énonce, tend à s’approcher de la linguistique, la deuxième est plus normative. Quant à la troisième, elle se limite aux phénomènes liés à la morphosyntaxe. Il arrive parfois, bien que plus rarement, qu’une quatrième piste de réponse émerge des discussions avec les enseignants, notamment ceux qui interviennent aux cycles du primaire. Il s’agit cette fois d’une définition qui associe la grammaire aux règles qu’une personne a intégrées ou acquises au fil du temps (la grammaire intuitive).

Cette polysémie entretient la confusion, et il est évidemment essentiel de clarifier la signification du mot grammaire dans une formation ayant pour objet la grammaire. Mais c’est aussi un enjeu pour ceux et celles qui ont le mandat de l’enseigner : ces différents sens n’induisent pas les mêmes contenus, ni d’ailleurs les mêmes attitudes par rapport à ceux-ci.

Dans le contexte d’une formation en grammaire rénovée menée auprès d’enseignants œuvrant au primaire et au secondaire, nous privilégions la définition de Chartrand (2016). La grammaire, c’est « la description des règles du système de la langue et des normes d’usage dans sa variété standard, description historiquement située et faisant largement consensus dans la communauté des chercheurs en didactique du français » (p. 2). De cette définition, nous retenons quatre dimensions dont nous souhaitons traiter dans le présent article, et ce, afin de permettre également aux enseignants et enseignantes de français des niveaux postsecondaires d’alimenter leur réflexion au sujet d’un terme souvent galvaudé.

L’objet d’un consensus chez les chercheurs en didactique du français

L’un des premiers aspects à clarifier en formation avec les enseignants et les enseignantes est l’idée que la grammaire qu’ils et elles enseignent n’est pas une affaire de linguistes. La grammaire rénovée actuellement en usage dans les classes du Québec est le résultat d’une transposition didactique effectuée par des chercheurs et chercheuses en didactique du français connectés avec le terrain. Sa finalité n’est pas de décrire la langue dans tous ses usages pour la comprendre dans toutes ses infimes subtilités. Elle a plutôt comme objectif de favoriser l’apprentissage de cette langue dans un contexte d’enseignement. Certes, elle s’enrichit de propositions issues de théories linguistiques (Combettes, 2010), mais ce serait une erreur de penser qu’elle est scientifique : la grammaire est un produit scolaire issu d’un héritage culturel composite (Chervel, 1977). La tâche revient donc aux spécialistes de l’apprentissage de la grammaire de réfléchir à la théorie grammaticale qui remplit le mieux cet objectif.

La description des règles du système de la langue

Le deuxième élément d’importance dans cette définition est l’idée que la grammaire est centrée sur le système de la langue. Elle vise à décrire le fonctionnement de ce système, qui ne s’arrête pas au mot ou à la phrase, mais qui inclut différents niveaux d’analyse, dont le texte et le discours (Delcambre, 1997). On mise sur la compréhension de ce système, en rendant plus claire l’articulation des phénomènes linguistiques. Ce faisant, la grammaire renonce à la prétention de tout décrire : les régularités deviennent plus pertinentes, sont plus parlantes que les cas exceptionnels.

La description des normes d’usage dans sa variété standard

Le troisième élément essentiel de cette définition est l’attention portée à la variété standard. En effet, la grammaire telle qu’on l’enseigne en classe est normative (par opposition à la grammaire dite descriptive, qui s’approche davantage de la linguistique). Ce ne sont pas tous les usages qui sont décrits par la grammaire. Il y a donc, derrière l’enseignement de la grammaire, une question de jugement sur la valeur des énoncés. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de système susceptible d’être décrit dans les usages familiers ou régionaux. En effet, même l’usage de la particule interrogative -tu, au Québec, est régi par des règles (Tanguay, 2020), mais son fonctionnement ne sera pas décrit dans un manuel scolaire de grammaire rénovée.

Une description historiquement située

Le dernier élément sur lequel nous souhaitons attirer l’attention dans la définition de Chartrand (2016) est l’idée que la grammaire est inscrite dans un espace-temps. Si cet élément peut à priori sembler secondaire, il a pourtant son importance : il suppose que la grammaire est susceptible de changer. Il s’agit là, pour celui ou celle qui s’intéresse à l’histoire de la grammaire, d’une évidence qui saute aux yeux. La grammaire du XIXe siècle n’est effectivement pas celle des années 50, ni celle de 2021. Par ailleurs, la grammaire en usage au Québec diffère (plus ou moins) de celles en usage dans les autres États francophones. Chervel (1977) le démontre bien dans son ouvrage sur l’histoire de la grammaire scolaire. Nous y comprenons en effet comment s’est construite la grammaire au fil du temps, ce qui nous aide à relativiser l’apparente immuabilité de ses notions. La grammaire de notre jeune temps, celle que l’on nous enseignait comme une vérité quasi religieuse, n’est en fait qu’une théorie grammaticale parmi d’autres.

Pourquoi ce besoin de modifier la grammaire?

Il y a plusieurs raisons qui expliquent les transformations de la grammaire. D’abord, l’objet qu’elle décrit, la langue, change dans le temps et varie même selon les régions du monde. La grammaire doit s’adapter à ces changements pour ne pas être en porte-à-faux avec la variation standard en usage. Mais plus important encore, les besoins des élèves en matière d’apprentissage d’une langue ne sont plus les mêmes que ceux de nos aïeux. Anciennement, la maitrise de l’orthographe dominait les objectifs de l’enseignement du français. L’élève qui écrivait sans fautes était un ou une élève qui savait écrire. La grammaire de cette époque était entièrement pensée pour répondre à ce besoin. Aujourd’hui, nous sommes bien conscients qu’il ne suffit plus de bien orthographier pour savoir bien écrire.

De plus, le développement des connaissances en linguistique a mené à une révision de notre représentation de la langue. Non seulement des définitions que l’on tenait pour acquises se révèlent inadéquates ou fausses, mais de nombreux phénomènes langagiers sont occultés dans la grammaire traditionnelle. S’en tenir à l’enseignement de cette dernière équivaudrait, à peu de choses près, au choix d’un enseignant ou d’une enseignante de présenter la théorie du géocentrisme à ses élèves parce que c’est la plus simple à comprendre et que c’est ce qui a toujours été fait…

Enfin, nous ne pouvons passer sous silence le développement des connaissances en éducation à propos de l’apprentissage et de la motivation scolaire. Nous en savons désormais davantage sur la mémorisation, dont l’efficacité est moindre en absence de compréhension. Nous en savons également plus sur le pouvoir des manipulations syntaxiques dans la construction de connaissances linguistiques, et sur l’importance de considérer un réseau notionnel plutôt que d’enseigner des notions de façon morcelée. Enfin, nous comprenons qu’il est nécessaire de contextualiser les apprentissages et de les rendre signifiants aux yeux des élèves.

Ce sont là quatre des raisons les plus importantes qui expliquent pourquoi les didacticiens et didacticiennes ont entrepris une rénovation en profondeur de la grammaire à partir des années 60-70. Cette rénovation a remis en question la théorie grammaticale traditionnelle, fondée sur les relations sémantiques entre les mots, au profit d’une théorie grammaticale rénovée, actuellement en usage dans les écoles québécoises.

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En somme, la grammaire n’est pas la langue. Changer de théorie grammaticale ne modifie en rien le code linguistique et son usage. Ce n’est pas parce qu’on ne parle plus de complément circonstanciel en grammaire rénovée que l’on écrit différemment « il va à Québec en autobus ».

Enseigner la langue n’est pas anodin. Si la langue est un objet culturel au même titre que d’autres savoirs scolaires, elle porte en elle une charge identitaire très forte et distinctive. Ainsi, il apparait parfois difficile à saisir que des modifications apportées à la théorie grammaticale ne constituent pas des attaques contre la langue elle-même. La charge identitaire inhérente à la langue n’en facilite pas les changements, qui rencontrent davantage de résistance que dans d’autres disciplines. Pour faire un parallèle, personne n’a déchiré sa chemise sur la place publique lorsque les scientifiques ont rétrogradé Pluton au statut de planète naine. Mais la suppression du i dans ognon ou l’avènement de la fonction prédicat ont suscité pas loin d’un bigbang dans certains milieux. Comme enseignants et enseignantes, il faut nous garder de nos jugements de valeur et plutôt réfléchir aux raisons qui ont poussé nos institutions à changer de théorie grammaticale. Ceux et celles qui s’accrochent désespérément à une vision immuable de l’enseignement de la grammaire n’empêcheront pas la Terre de tourner… et la langue, de continuer d’évoluer!

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Références

CHARTRAND, S.-G. (2016). « Donner un second souffle à la rénovation de l’enseignement grammatical », dans CHARTRAND, S.-G. (dir.), Mieux enseigner la grammaire : pistes didactiques et activités pour la classe, Montréal, ERPI éducation.

CHERVEL, A. (1977). Histoire de la grammaire scolaire… et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Paris, Payot.

COMBETTES, B., et J.-P. LAGARDE (1982). « Un nouvel esprit grammatical », Pratiques, no 33, p. 13-49.

COMBETTES, B. (2010). « Réflexion sur l’enseignement grammatical », Pratiques, no 145-146, p. 12-16.

DELCAMBRE, I. (1997). « L’amour des trois grammaires », Recherches, no 26, p. 221-238.

TANGUAY, F. (2020). « D’où vient le “-tu” interrogatif, et “c’est-tu” pertinent de l’enseigner? », [En ligne], Correspondance, vol. 25, no 9 [https://correspo.ccdmd.qc.ca/index.php/document/dou-vient-le-tu-interrogatif-et-cest-tu-pertinent-de-lenseigner/].

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