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D’où vient le «-tu» interrogatif, et «c’est-tu» pertinent de l’enseigner?

Périple surprenant et sans fin que celui des mots! Pour preuve, voici l’odyssée d’une petite particule qui, contre vents et marées, grammairiens et règles syntaxiques, a su se tailler une place de choix – du moins à l’oral – dans la langue française, tout spécialement dans le français québécois. En effet, qui n’a pas déjà énoncé des phrases interrogatives du type « C’est-tu vrai? », « Y faut-tu? », « Tu veux-tu? »? On use de cette particule sans vraiment s’en rendre compte, sans trop se demander d’où elle provient ni quelle est sa nature syntaxique. Le présent article a pour but de lever le voile sur ce mystérieux fait de langue.

Les études sur le sujet sont assez peu nombreuses et assez anciennes. Lucien Foulet a offert en 1921 l’analyse la plus complète qui soit. Autrement, les chercheurs notent l’existence de la particule interrogative sans vraiment s’attarder à son origine. Par exemple, dans les études plus récentes de Nicole Maury (1990) et de Jean-Marcel Léard (1995), on s’efforce de définir le statut grammatical et acoustique de la particule, mais on ne se penche pas sur son émergence. De son côté, Marc Picard a très bien résumé, en 1992, comment est apparue ladite particule, mais il note par ailleurs qu’aucune étude n’a été faite sur le remplacement du -ti par le -tu au Québec : « Quant à l’émergence de tu, elle reste à dater avec précision. » (p. 69) Voilà déjà quelques bonnes raisons de s’intéresser à l’apparition de cette « anomalie » syntaxique, d’autant plus que le morphème en question est généralisé et totalement intégré à l’usage de la langue française québécoise.

Par ailleurs, il existe dans l’enseignement des langues une sorte de dissonance entre ce qui est enseigné et ce qui est performé par les locuteurs natifs, une tension entre la théorie et la pratique, entre la norme et l’usage. C’est le propre de toutes les langues, mais le cas du français québécois est manifeste. Nous nous poserons donc la question suivante : est-il pertinent d’enseigner le –tu interrogatif, notamment aux apprenants du français langue étrangère? Pour le moment, il convient de montrer quand et comment cette particule est apparue et quelles ont été les circonstances sociolinguistiques de sa transformation au Québec.           

En France : le il devient –ti

Il existe en français plusieurs manières d’interroger. Parmi celles-ci s’en trouve une toute spéciale, faisant partie du langage familier, soit la particule interrogative -ti. Pour en connaitre l’origine, il faut retourner plus de cinq siècles en arrière.

Le français n’a pas gardé les formes interrogatives par particules du latin (Brunot, 1899, p. 295). Le français a donc dû manœuvrer pour s’en créer de nouvelles; l’une d’entre elles est l’inversion verbe-sujet. L’origine de cette forme syntaxique n’est pas claire. Soulignons néanmoins ceci : les flexions selon le cas, en latin, indiquaient le rôle des mots dans la phrase (sujet, complément direct ou indirect, complément du nom, etc.). Les cas offraient ainsi une grande latitude syntaxique quant à l’ordre des mots dans la phrase. Or, ces mêmes cas passent de six à deux en ancien français, ne gardant que le cas régime et le cas sujet, ce qui fait que l’ordre des mots acquiert peu à peu de l’importance. Ainsi, l’effet d’insistance que l’on obtenait en déplaçant le verbe en début de phrase en vient à signifier l’interrogation, et ce, vers le 12e siècle (Renchon, 1967, p. 38). À côté de la phrase affirmative « M’amie est morte », on retrouvait la phrase interrogative « Est morte m’amie? ». Ce serait ainsi que l’inversion verbe-sujet dans un but interrogatif aurait vu le jour.

Pourtant, ce n’est pas le type de forme interrogative qui prévaudra. La préférence pour un ordre sujet-verbe-objet se fait vite sentir : « La langue a marqué très tôt sa propension à éliminer l’inversion pure » (p. 39). Parmi les solutions, et celle qui nous intéresse tout particulièrement ici, se trouve ce que Damourette et Pichon nomment l’interrogation versationnelle rétrograde (Damourette et Pichon, 1951, § 1390). C’est le tour qui consiste à répéter après le verbe un clitique, un pronom pléonastique (Picard, 1992, p. 69). On dit aisément aujourd’hui des phrases comme « Ton frère va-t-il venir? » ou « La porte est-elle ouverte? ». À bien y penser, il peut apparaitre étrange de répéter ainsi le sujet. Cela s’explique. Foulet, Le Bidois et Renchon s’accordent pour dire qu’à la base, l’interrogation versationnelle rétrograde avait une fonction emphatique : en mettant le sujet en premier lieu dans la phrase, on en faisait ressortir l’importance qu’on voulait lui accorder. C’était à proprement parler deux phrases. La première servait à l’emphase, la seconde à la question : « Votre père, est-il là? » On retrouve ce phénomène très tôt dans l’histoire de la langue française, par exemple dans les textes de Raoul de Cambrai au 13e siècle, qui écrit : « Iceste guerre durra ele toudis[1]? » (De Laon, Meyer et Longnon, 1882, p. 177)

Foulet n’hésite pas à dire que la forme « Votre père est-il là? » a tué la tournure « Est là votre père? » (Foulet, 1921, p. 264). Toutefois, bientôt, cet effet emphatique, surutilisé, perd de sa force. La virgule tombe. Et nous nous retrouvons vers le 16e siècle avec une phrase où l’inversion est à peine perceptible. Elle finit par n’être plus sentie comme telle. Le il pléonastique perd ainsi au fil du temps sa valeur grammaticale de pronom, le sujet étant déjà évoqué en début de phrase (p. 269).

D’autre part, un autre phénomène mérite notre attention. En latin, la lettre qui caractérisait les verbes de la troisième personne était le (cantatil chante). Bientôt, au 11e siècle, ce t disparait (Grevisse, 1993, § 766). On se retrouve avec les formes verbales que l’on connait encore aujourd’hui, comme il chante. Cependant, plusieurs verbes gardent cette marque latine, notamment à l’imparfait et au mode conditionnel : chantait, chanterait.

Dans la phrase interrogative, le t final donnait lieu à une franche sonorité en raison de la liaison : chanterait-il, chantait-il; ou encore boit-il, court-il, dort-il. Vers le 16e siècle, sous l’influence de ces derniers exemples, un t se glisse entre les pronoms il, elle, on et les verbes de la troisième personne du singulier se terminant par une voyelle : aime-t-il, ira-t-il, comment s’appelle-t-il (Brunot, 1899, p. 357). Et même si ce t n’était pas noté dans l’orthographe, il était bel et bien prononcé. Jean Masset note à cet égard, en 1606 : « Je vous veux aussi avertir, qu’entre les troisiesmes personnes singulieres en a et en e, et ces particules il, elle, on, se prononce ordinairement, t, comme, que dira-t-il? Pour que dira il? » (Renchon, 1967, p. 80) Comme le démontre clairement Gaston Paris (1878), bien que ce t ait une origine étymologique et bien que sa fonction soit de nature euphonique, son origine est plus certainement analogique : la liaison s’étend ainsi à tous les verbes, donnant lieu à des pataquès qui sont vite devenus normaux.

La naissance du –ti ne peut s’expliquer sans souligner un autre phénomène phonologique : la chute du l final à la suite des voyelles fermées /i/, /y/, /u/. Le résultat en est que le l final des mots tels que gentil et soul ne se prononce pas. Laurent Chifflet assure, en 1659, que même le pronom il était tout simplement prononcé i (Picard, 1992, p. 67).

À cet égard, Peletier note, en 1555, dans son Dialogue de l’Ortografe e Prononciacion Françoese : « Nous disons dîne-ti, ira-ti, et nous écrivons dîne il, ira il. Et serait ridicule si nous les écrivions selon qu’ils se prononcent » (Peletier, 1555, p. 57). Ainsi, phonétiquement, c’est le son /ti/ qui marquait l’interrogation.       

En bref, l’interrogation versationnelle rétrograde entre dans le langage courant, le t analogique se généralise à tous les verbes de la troisième personne du singulier, et le l du pronom il s’amuït. Tous les éléments étaient donc en place pour qu’émerge la particule interrogative –ti. C’est ce qui survient par la suite, vers le 17e siècle selon Foulet : le morphème –ti se détache progressivement de sa nature de pronom, devient un signe fort de l’interrogation et s’étend à toutes les personnes.  

Si le pronom il a peu à peu progressé vers la forme ti, qu’est-ce qui explique que ce nouveau morphème ait changé littéralement de fonction? Comme nous l’avons mentionné, le son –ti a fini par perdre sa valeur de sujet et en est venu à marquer l’interrogation. La disparition de la charge sémantique reliée au pronom il est en grande partie due à l’inversion rétrograde. Marc Picard affirme que ce nouveau tour a permis, par extension analogique, l’émergence de formes telles que « I vient-i?, I viennent-ti? », et bientôt de structures comme « Elle vient-ti?, Je viens-ti? » (Picard, 1992, p. 68-69). Pour sa part, Georges Le Bidois note très justement : « Il était tout naturel de regarder cette finale t-il, qui revient si fréquemment dans l’interrogation et qui la souligne, qui la sonne, avec tant de netteté, comme ayant une existence propre et une vraie valeur interrogative. C’est ce qui a dû se produire dans l’esprit populaire dès le 17e siècle. » (Le Bidois, 1967, p. 365-366)

Le nouveau morphème se propage rapidement dans la langue, et la particule apparait dans la littérature. En voici quelques exemples :

  • « Voila-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ? » (Molière, Tartuffe, I, p. 1664)
  • « […] ma mere, quoi qu’alle y étoit n’a pas empêché qu’ vous ly d’mandiez comment ça va-ty […] » (Vadé, Lettres de la Grenouillère, 1749, p. 39)
  • « Irai-je t’y ? » (Rousseau, Émile, 1762, p. 294)
  • « M’aimez-vous ti ? » (Juliette Drouet dans une lettre à Hugo, 1838)
  • « Vous avez-t-il déjà vu l’Diable ? » (Maupassant, Le diable, 1886)

Alors qu’en France, le –ti ne résiste pas à l’action des grammairiens qui ne l’ont jamais reconnu comme correct. La forme est-ce que, qui a vu le jour vers le 15e siècle et qui a reçu peu à peu ses lettres de noblesse tant de la part des grammairiens que des écrivains, est une des formes qui a été préférée dans l’usage (Foulet, 1921, p. 254). Toutefois, la particule était encore très populaire à la fin du 19e siècle en France. Gaston Paris prévoyait en 1878 que le -ti allait bientôt s’intégrer dans la langue commune, preuve que la particule devait être assez connue et abondamment utilisée à cette époque (Paris, 1878, p. 442). En 1921, Lucien Foulet avance que le -ti progresse. À cette époque, ce dernier répertorie les différents endroits où l’on retrouve le phénomène linguistique, soit essentiellement dans le centre de la France ainsi que dans l’est (Foulet, 1921, p. 341). Aujourd’hui, en France, la particule –ti est plus souvent utilisée de manière ludique, et on en retrouve des vestiges dans certains parlers régionaux, notamment en picard et en normand, ainsi que dans quelques expressions, notamment dans l’exclamation négative voilà-t-il pas. Nous avons vu comment et pourquoi le il est devenu –ti. Voyons maintenant ce que lui réserve l’avenir en d’autres terres.

Au Québec : le –ti devient –tu

La langue française a traversé l’océan Atlantique. Au Québec, le destin du –ti allait être particulier. Le français québécois s’apparente en plusieurs points au français populaire parisien de l’époque coloniale. Comme le souligne Morin : « Des traits populaires rejetés de la norme à partir du 17e siècle ont aussi pu continuer à survivre au Québec en compétition avec celle-ci » (Morin, 2002, p. 72).

Au début du 20e siècle, on retrouve la particule interrogative dans Le parler populaire des Canadiens français (Dionne, 1909, p. 632). Elle apparait également en 1930 dans le Glossaire du parler français au Canada, ouvrage dictionnairique qui se donne alors pour objectif de recueillir les mots qui sont dans l’usage de la langue du Québec sans nécessairement être admis dans le français normatif. On décrit le –ti comme étant une particule explétive (Société du parler français au Canada, 1930, p. 661), ce qui n’est pas juste, puisque le morphème a une réelle fonction dans la phrase. Il reste que le phénomène est bel et bien attesté.

Pourtant, le –ti (prononcé /tsi/) est pratiquement disparu au Québec. S’est-il volatilisé? Non, il a plutôt pris une forme différente, il est devenu le –tu (prononcé /tsy/) que nous connaissons. De manière unanime, les dictionnaires et les linguistes s’entendent en effet pour dire que le ‑tu québécois provient directement du –ti français, qu’il en est une dérivation. Marc Picard affirme : « La forme -ti s’est vue remplacée presque totalement par -tu en québécois depuis quelques décennies. » (Picard, 1992, p. 69) Dans le Dictionnaire québécois français de Lionel Meney, on parle du –tu comme étant une « corruption de t-il; en français populaire et archaïque » (Meney, 1999, p. 1788). Le bon usage soutient également que la forme actuelle est une variante du –ti (Grevisse, 1993, § 387). En fait, cela est tout à fait logique : il a la même fonction, la même position, une prononciation similaire et il sert à l’interrogation. Maintenant, les questions qui se posent sont : pourquoi, quand et comment le –ti est-il devenu –tu?

Les dictionnaires, les œuvres littéraires ainsi que certaines recherches en linguistique peuvent nous apporter des indices précieux. Jean-Marcel Léard avance que le changement s’est produit après 1930-1940 (Léard, 1995, p. 113). Le poète Gilles Vigneault écrit en 1962 une chanson intitulée La danse à Saint-Dilon, dans laquelle on peut entendre « J’irai-t’i ben, j’irai-t’i pas? ». Dans le corpus de Nicole Maury, qui date du début des années 80, la particule -tu est généralisée, exception faite de trois occurrences du –ti à la troisième personne (Maury, 1990, p. 115). Gendron, en 1966, relève dans un corpus la présence de –ti et de –tu (p. 115). Claire Lefebvre, dans le cadre d’une thèse de doctorat, constitue un corpus intéressant à l’aide des conversations écoutées au sein d’une famille. La recherche a été effectuée de 1976 à 1981. On y retrouve des énoncés tels que « Ah, on mange-tu un petit peu? » et « T’as-tu vu mon parapluie? ». Aucune occurrence du –ti à signaler (Lefebvre, 1982, tome 2, p. 167). D’autre part, on peut lire dans La grosse femme d’à côté est enceinte, de Michel Tremblay, « Le p’tit est pas encore habillé? Y’a-tu mangé? », ou encore « Comment ça va à matin? T’as-tu ben dormi? » (Tremblay, 1978, p. 29). Il appert par ce bilan sommaire que le -tu était bien présent dans les années 60 et qu’il avait complètement remplacé le -ti déjà vers 1975. Le changement semble donc avoir eu lieu après la Seconde Guerre mondiale. Or, les raisons de ce changement restent toutefois obscures.

Il existe quelques hypothèses, dont celle de Léard, qui propose qu’étant donné qu’une question est souvent adressée à la deuxième personne, le -tu peut rivaliser avec le -ti. Cela est intéressant, mais n’explique pas pourquoi on dit, par exemple, « On peut-tu? ». La similitude phonétique entre le /ti/ et le /ty/ aurait-elle eu un impact? Gendron et Santerre le croient. Ils ont remarqué, respectivement en 1966 et en 1975, « que la discrimination auditive entre /i/ et /y/ est difficile » (Maury, 1990, p. 115). Le Dictionnaire des canadianismes affirme que le « ‑ti mal prononcé devient -tu ». Le rédacteur en profite d’ailleurs pour ajouter : « […] ce qui donne comme résultat des stupidités comme : ta sœur est-tu là ? » (Dulong, 1999, p. 525) Serait-ce vraiment un défaut de prononciation? Selon les théories modernes du changement linguistique, les déplacements phonétiques ont à la base pour origine « des fautes d’écoute minuscule de la prononciation d’autrui » (Tuite, 1999, p. 4). On aurait donc entendu /tsy/ au lieu de /tsi/? Cela reste à prouver.

Pour vérifier une autre hypothèse, nous nous sommes prêtés à un petit sondage auprès d’une dizaine de personnes. Les résultats sont éclairants. Nous avons demandé à des adultes de la génération du babyboum s’ils employaient le –ti étant jeunes, ou s’ils l’avaient entendu de la bouche de leurs parents. Parmi les réponses que nous avons recueillies, trois allaient dans le même sens : les parents des personnes en question utilisaient la particule –ti. Et lorsqu’eux-mêmes voulaient bien parler, ils troquaient le –ti pour le –tu. L’une de ces personnes, née en 1949, nous a répondu que lorsqu’elle était enfant, quand elle disait -ti, ses parents, qui eux-mêmes employaient le –ti, lui indiquaient de bien parler. Elle utilisait alors le –tu. Une autre personne qui a répondu à notre sondage et qui est née en 1944 affirme également qu’elle disait -ti lorsqu’elle était jeune. Lorsqu’elle déménagea dans la ville de Québec, au début des années 60, elle entreprit de soigner son langage et commença à employer le –tu. De plus, Nicole Maury note qu’une locutrice qui a participé à sa recherche lui a révélé que « […] dans son enfance, on la reprenait lorsqu’elle utilisait -ti, alors que l’utilisation de -tu ne suscitait pas de remarques » (Maury, 1990, p. 116).

Que peut-on en déduire? À l’aube de la Révolution tranquille, alors même qu’on se questionnait sur le statut du français parlé au Québec (rappelons que Les insolences du Frère Untel a été publié en 1960), le –ti apparaissait peut-être alors comme étranger à la langue, comme incorrect. Mais la particule était déjà trop bien intégrée pour tout simplement disparaitre. Il y eut donc, et il y a toujours, cette analogie qui assimile le -ti au pronom personnel tu, lequel est une forme familière et connue du français normatif. Le changement d’ordre phonétique est peut-être simplement dû à une confusion d’ordre grammatical : on prenait l’un pour l’autre; on croyait que le –ti était en fait le pronom personnel tu. On ne connaissait pas l’identité grammaticale du –ti, alors on lui en a assigné une, plus évidente. Picard mentionne en effet que le tu bénéficie d’une « identité sémantique relativement transparente » (Picard, 1992, p. 69). Ainsi, tout porte à croire que, voulant bien parler, les gens aient trouvé une solution qui préservait l’efficacité de la particule, tout en en éliminant l’opacité.

Et en classe?

Ne disez pas « disez », disez « dites ».
(Coluche)

Pour un apprenant ou une apprenante du français langue étrangère, faire un passage dans l’univers du français québécois peut provoquer un choc linguistique à plus d’un égard. Nombreux sont les étudiants qui comprennent bien leurs professeurs, mais saisissent beaucoup plus difficilement les gens qu’ils rencontrent à l’extérieur de la classe. C’est normal. La variation linguistique est un phénomène répandu dans toutes les langues. Dans tous les pays arabophones, par exemple, on ne parle pas le même arabe. De même, en français, un écart existe bel et bien entre la théorie et la pratique, et c’est particulièrement vrai au Québec. L’usage répandu du -tu interrogatif, à l’oral, en témoigne bien.

Or, l’approche communicative, qui est le courant dominant de l’enseignement du français langue seconde, valorise le recours à des contextes de communication authentiques. À cet égard, le fait de connaitre l’origine de la particule -tu peut aider l’enseignant ou l’enseignante à faire face aux questions que ce phénomène linguistique pourrait susciter chez les apprenants. Il faut assumer et connaitre le –tu interrogatif, qui possède une force telle que sa disparition est improbable.

Évidemment, il est indispensable de souligner le registre auquel cette forme langagière appartient, soit la langue familière. Si les grammairiens ne sont pas prêts de laisser une place à ce –tu dans leurs ouvrages, nous pensons que les enseignants et enseignantes peuvent à tout le moins souligner l’existence de la particule, voire en expliquer sommairement l’origine, par exemple aux étudiants et étudiantes de niveaux plus avancés. Cette connaissance pourrait leur permettre d’avoir accès à certaines pièces maitresses de la culture québécoise et de chanter, comme le chante Desjardins : Coudonc, tu m’aimes-tu?

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