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Contre mauvaise fortune bon cœur: l’enseignement du français et de la littérature en temps de crise

Collectif de Catherine Bélec, Pascal Chevrette, Olivier Gamelin, Jean-François Létourneau, Lucie Libersan et Maria Popica, sous la direction de Jean-Philippe Boudreau
L’étymologie du mot nous rappelle qu’une « crise » n’est pas un moment qui se subit, qui se vit passivement. La krisis des Grecs implique en effet une prise de décision : « c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic[1] ». S’il est encore trop tôt pour dresser le bilan des changements qu’aura entrainés cette pandémie sur l’éducation en général et sur l’enseignement du français et de la littérature en particulier, on peut déjà convenir que d’innombrables décisions ont été prises quotidiennement par les enseignants et les enseignantes afin de répondre adéquatement au contexte incertain des derniers mois. Pour bénéficier d’un retour réflexif sur leur expérience, Correspondance a souhaité recueillir les impressions d’une poignée de profs de français du réseau collégial sur cette année « décisive ». L’idée n’était pas de leur demander de prédire l’avenir, mais plutôt de leur donner l’occasion d’exprimer leurs craintes et espoirs à l’égard de la façon dont leur discipline et leurs pratiques pédagogiques pourraient évoluer à l’issue de cette crise sanitaire. Il ressort de leurs témoignages une volonté commune de tirer le meilleur parti d’une situation difficile, de préserver l’essentiel, mais aussi d’envisager de nouveaux possibles…

Catherine Bélec enseigne la littérature au cégep Gérald-Godin depuis 2006 et coordonne le Laboratoire de soutien en enseignement des littératies depuis 2018. Inscrite au doctorat professionnel à l’Université de Sherbrooke, elle a mené plusieurs recherches. Ses champs d’expertise sont l’autorégulation, les compétences en littératie (lecture, écriture) et la rétroaction.

L’essentiel en soixante heures

Avant même la pandémie, j’avais déjà des craintes pour ma discipline. Peur que l’approche « technique », prédominante en raison des finalités attendues de l’analyse et de la dissertation littéraires, finisse par étouffer tout ce qui, à mon sens, rend nécessaire l’enseignement de la littérature au cégep : le développement de la culture générale et l’amour de la lecture, bien sûr, mais aussi tout ce que la lecture contribue elle-même à développer, comme la créativité, l’ouverture à l’altérité, l’empathie, la réflexivité… Comment expliquer que la réussite d’un cours de littérature ne passe pas par ces éléments qui constituent pourtant l’essence même de la discipline?

Pour le meilleur ou pour le pire, je crois que l’enseignement à distance révèlera encore davantage cette rupture qui s’est créée entre les possibilités réelles qu’offre notre discipline et sa trop fréquente réduction à l’application d’une « recette ». D’un côté, je crains que cela implique que plusieurs enseignants, soumis à l’impératif « d’aller à l’essentiel », privent justement leurs étudiants de l’essentiel, c’est-à-dire d’une véritable rencontre avec la littérature. D’un autre côté, on peut souhaiter que cette rupture, rendue si criante par la nécessité de donner sens à la littérature dans un contexte d’enseignement à distance, incite les enseignants à emprunter d’autres avenues.

C’est ce que j’ai moi-même tenté de faire l’automne dernier. Je suis partie du principe que ma discipline ne pouvait être enseignée sans parler de créativité, d’empathie et de sensibilité. J’ai axé mon enseignement de la compétence sur le développement des savoirs et savoir-faire, mais aussi des savoir-être. J’ai ainsi relevé les attitudes qui favorisaient l’atteinte de l’objectif de chaque tâche demandée. En faisant de ces savoir-être un objet d’apprentissage à part entière, ceux-ci ont tout naturellement trouvé leur place dans le cours. Et, malgré la distance, j’ai vraiment eu l’impression d’offrir aux étudiants une rencontre unique avec la littérature, avec eux-mêmes… et avec moi.

J’ai par exemple invité mes étudiants à laisser des traces de leurs stratégies de lecture dans un wiki, mais aussi à tenir un journal réflexif qui me permettait de « correspondre » avec eux, en réagissant aux points d’intérêt particuliers qu’ils soulevaient au fil de leur lecture. Ce journal réflexif était aussi une façon pour eux – comme pour moi – d’observer les savoir-être qu’ils mobilisaient avec aisance et ceux qu’ils avaient encore à développer. En toute honnêteté, je crois n’avoir jamais si bien connu mes étudiants ni réalisé à quel point leur posture de lecteur ou lectrice influençait des appréhensions aussi diverses d’un même texte. Certains étudiants s’en tenaient, au début de la session, à la production de résumés objectifs, neutres, et ce, malgré mes encouragements à adopter une plus grande variété de rapports au texte. D’autres, qui s’étaient pourtant décrits, dans un portrait de lecteur ou lectrice réalisé en début de session, comme très objectifs et ouverts, critiquaient vertement des personnages, faisant preuve d’un manque d’empathie à leur égard. Expliquer aux premiers l’importance de la créativité (faire des liens, des déductions) dans la lecture littéraire et aux seconds, ce qu’est l’empathie, tout en leur montrant comment ces savoir-être peuvent favoriser une posture de lecteur ou lectrice plus juste, c’est aussi les préparer à mieux réussir leur rédaction. C’est aussi leur parler de ce qui compte.

J’espère ainsi que nous saurons profiter de ce « plongeon forcé » dans l’enseignement à distance pour rivaliser de créativité et arriver à réconcilier ce qui compte (pour la note)… et ce qui compte vraiment.

Pascal Chevrette enseigne la littérature au collège Montmorency, à Laval. Il a été membre du Conseil supérieur de l’éducation et recense les essais québécois pour les Cahiers de lecture de l’Action nationale.

L’enseignement par écrans interposés

Les murs de ma classe sont tombés. Ne reste que les écrans et le plancher d’une connexion internet. Je n’affirme pas cela sur le ton de la catastrophe. Plutôt comme un constat. C’est l’image qui me vient en tête pour donner sens à ma session.

Tout d’abord, je ne peux pas conclure que cette expérience de téléenseignement a été complètement négative pour moi. Elle est différente. Exigeante. Je trouve qu’elle nous isole, oui. Cependant, j’ai essayé de ne pas pousser l’exercice du confinement jusque dans ma classe, même virtuelle. Car sous certains angles, même si cette nouvelle expérience force inévitablement l’adaptation, crée de l’inconfort, elle poursuit et prolonge également certaines des pratiques que je mettais déjà en œuvre dans mon enseignement.

J’ai commencé la session convaincu que l’enjeu allait être de garder le contact avec les étudiants. Et d’abord : le créer, ce contact, progressivement, malgré les écrans, malgré le fait que mes groupes sont atomisés. J’ai voulu vérifier si à travers nos écrans, une relation pédagogique était possible; qu’enseigner la littérature, la lecture lente, la voie critique aussi, l’est.

Les murs de ma classe sont tombés, et je la sens plus poreuse que jamais : s’ils n’ouvrent pas les caméras, que font mes étudiants? M’écoutent-ils? Arrivent-ils à se concentrer? Ai-je des étudiants fantômes, blonde ou chum de l’un ou l’une, occupés à autre chose mais prêtant l’oreille à ce qui se dit dans notre cours? Leur arrive-t-il de communiquer avec d’autres personnes aux alentours, de vive voix, par texto? Poreuse ma classe, maintenant.

J’ai vécu la session dernière comme un banc d’essai, avec les nombreuses questions que pose la nécessité. En faisant confiance, surtout. Et en établissant, en quelque sorte, des « paramètres » à cette confiance, pour qu’elle ne soit pas aveugle. Car si les murs de gypse ne sont plus là, d’autres murs technologiques englobent mon groupe-réseau, et je dois travailler dans (et avec) leurs limites. Ils étaient déjà là, ces murs, mais ils sont aujourd’hui omniprésents. Tout le côté physique de l’enseignement, maintenant immatériel, me surprend, rien que d’y penser. Je suis chez moi, dans mon bureau, et les visages de mes étudiants entrent chez moi, dans mon bureau. Entre eux et moi, écrans, interfaces, fenêtres s’ouvrant et documents partagés, nos noms d’utilisateurs et nos mots de passe : nouveaux murs remplaçant les anciens.

Les murs sont tombés, et on dirait que le cégep s’est réduit à n’être plus qu’une mosaïque de mini-médias sociaux. Tant d’aspects de mon travail qui tout à coup se parent de formalités techniques nouvelles, réduites aux clics et au clavier : prendre les présences, présenter la matière et les exercices; réfléchir à mes interactions avec mes étudiants, diluées, moins chaleureuses et parfois davantage, à ma grande surprise. Évaluer leur rythme à eux et à elles, les risques de décrochage et la perte de motivation, leur isolement, l’inévitable procrastination et la surcharge cognitive, qui les frappe et le prof aussi.

Ce que m’a révélé – rappelé – ce téléenseignement, c’est ce que je veux privilégier avant tout, ce que je tiens à préserver. L’humain dans le savoir. L’hésitation dans le savoir. C’est la lenteur de la lecture et de l’analyse, la difficulté de comprendre, peut-être même les maladresses dans la communication, inhérentes à tout partage pédagogique, les temps d’attente, la recherche des idées, les bruits de fond. Pas le transfert lisse du savoir. Pas le téléchargement de la matière. Ce que je recherche dans cet enseignement en ligne, ce sont les aspérités de l’apprentissage, les erreurs et difficultés d’apprentissage qui s’avèrent constructives, qui prouvent que l’enseignement existe, même par écrans interposés.

Lucie Libersan enseigne au Département de français et de lettres du collège Ahuntsic depuis 1996. Responsable du CAF pour une dixième année, elle donne le cours de tutorat en français écrit, où les tuteurs et tutrices, inscrits sur une base volontaire, doivent aider deux élèves tout en apprenant les rudiments de la didactique du français.

Le devoir d’apaisement

« Donne-toi une tape sur la fesse, et tu auras le courage d’un loup. » C’est le conseil que Marcus, cinq ans, donnait un soir à son petit frère effrayé par la perspective de dormir seul dans son lit. Mon amie Andrée-Anne ayant eu la douce attention de me rapporter cette parole de son fils juste avant la rentrée d’automne, j’ai pu en faire un leitmotiv en affrontant les vertiges du « distanciel »; ne me demandez pas si j’ai observé le précepte au pied de la lettre.

Comme tout le monde, je pense que la classe virtuelle est un bien pâle ersatz de la « vraie affaire », au point où, parfois, je songe aux murs bétonnés de nos locaux avec une certaine nostalgie. Pourtant, malgré les tracasseries quotidiennes de l’enseignement à distance – silences embarrassants, ennuis techniques, surdose d’informations –, je suis convaincue que tout n’est pas absolument insoutenable dans cette situation étrange. Les personnes que je côtoie dans le cadre des activités du CAF y sont pour beaucoup.

Lorsque j’ai appris au printemps dernier que nous travaillerions à distance pour une durée indéterminée, je me suis inquiétée pour les élèves du très exigeant cours de tutorat en français écrit, pour les tutrices et tuteurs rémunérés, et aussi, bien sûr, pour les élèves aidés. Quelle serait leur motivation à se rencontrer dans un cadre de « télétutorat »? Comment allions-nous maintenir la communication, le contact amical si essentiels à notre mission? Allais-je réussir, dans ces conditions, à recruter une nouvelle classe pour l’automne? Peu réceptive à l’optimisme béat d’un certain slogan décliné sur fond arc-en-ciel, j’appréhendais, à moyen terme, une désaffection de la population étudiante pour le CAF. Elle ne s’est pas produite. Nous avons affaire à des loups courageux.

Ainsi, j’ai eu l’heureuse surprise de voir une majorité d’élèves déterminés à continuer le travail entrepris au Centre d’aide, et ce, malgré le climat d’incertitude. J’ai été ravie, même en vidéoconférence, de retrouver ma sympathique classe de tutorat; émue en lisant les premiers rapports de rencontres « postconfinement », où les tuteurs et tutrices évoquaient le plaisir de revoir leurs élèves bien portants; impressionnée par la débrouillardise et la relative placidité dont tout ce monde faisait preuve devant l’inconnu; reconnaissante à l’égard des braves qui ont accepté de suivre le cours de tutorat au trimestre suivant, puis conquise par leur générosité, leur gentillesse, leur créativité; soulagée, enfin, qu’un nombre appréciable d’élèves – environ deux-cents – aient suivi la session d’aide de manière assidue à l’automne. Tout porte à croire que le travail à distance n’altère pas la dimension humaine du tutorat : selon ce que j’entends et lis, les rencontres permettent aussi de briser la solitude, un bienfait inestimable dans le contexte actuel.

Carl Aubut, conseiller en services adaptés dans notre collège, me disait en septembre qu’en ces temps de bouleversements, ceux et celles qui se portent bien ont un devoir d’apaisement à l’égard de leur entourage. Sage parole. S’il y a une chose que j’ai apprise pendant toutes ces années au CAF, c’est bien que l’enseignement collégial gagne à valoriser les attitudes solidaires entre pairs : accompagner, écouter, soutenir et encourager sont des bases essentielles de l’éducation citoyenne; sans elles, l’avenir n’aurait rien de rassurant. Parlez-en au petit frère de Marcus.

Jean-François Létourneau enseigne la littérature au cégep de Sherbrooke. Spécialiste des littératures des Premiers Peuples, il a fait paraitre sur la question un essai, Le territoire dans les veines (2017), ainsi qu’une anthologie, Tracer un chemin / Meshkanatsheu (2017), en collaboration avec Naomi Fontaine et Olivier Dezutter. Il a également collaboré à l’Atlas littéraire du Québec (2020).

Une légèreté retrouvée 

Commençons par un aveu : je voue une haine démesurée (et déraisonnable, je l’admets) aux technologies de l’information et de la communication. Et elles me le rendent bien! L’enseignement à distance me stimule autant que la rediffusion des matchs des Expos dans les premiers temps du confinement. Et encore : la partie parfaite de Dennis Martinez et l’habit bleu poudre de nos Amours ont au moins eu le mérite de me ramener à une période d’insouciance et de bonheurs simples.

Après la fermeture du cégep, en mars dernier, j’ai fait comme tout le monde : mon gros possible. Par le biais des plateformes habituelles, j’ai répondu aux questions de l’un, rassuré une autre, octroyé du temps supplémentaire pour la remise de la dissertation finale. Bref, j’ai terminé la session d’hiver en essayant de préserver l’essentiel : la santé mentale de tout le monde (y compris la mienne).

Vous comprendrez que j’avais de fortes appréhensions à l’égard de la session d’automne, qui risquait de se dérouler principalement à distance. Or, la direction de mon cégep a travaillé d’arrachepied pour instaurer un protocole qui permettrait de donner le maximum de cours en classe. La bonne situation sanitaire de ma région a fait le reste. Si bien que j’ai pu donner la majorité de mes cours en classe cet automne. J’ai savouré chaque instant, comme si la présence de mes étudiants, l’interaction avec eux, l’humour bon enfant qui rythmait notre quotidien représentaient autant de moments volés à la pandémie.

Bien sûr, en raison des mesures strictes à respecter, les cours se donnaient tout de même dans un contexte inhabituel : port du masque, deux mètres de distance, subdivision des groupes, etc. De plus, au lieu des quatre heures de cours habituelles par semaine, je rencontrais mes sous-groupes pendant deux heures. L’autre partie du cours se faisait à la maison, avec des exercices, des lectures complémentaires, le visionnement de documentaires; j’assurais le suivi par courriel, téléphone ou visioconférence. 

Étrangement, la lourdeur de la gestion du protocole sanitaire m’a permis de renouer avec la légèreté de l’enseignement. Le temps en classe avec mes étudiants et étudiantes était précieux. Au début des rencontres, je revenais sur les consignes des travaux à venir, répondais aux questions, m’assurais de la compréhension de tout le monde. Le reste de la période était consacré à discuter de l’œuvre au programme, tout simplement. Nous étions continuellement en mode « table ronde ». La taille des sous-groupes, 15-17 étudiants, était parfaite pour ce type d’enseignement, pour des échanges plus spontanés qu’en temps normal, pour une lecture plus ouverte des œuvres littéraires, davantage motivée par la réflexion que par la prochaine évaluation.

Alors que la région a finalement passé en « zone rouge » et qu’un « pas de recul » est devenu inévitable, je demeure convaincu que mon approche de l’enseignement demeurera fidèle à cette idée simple avec laquelle j’ai pu renouer au cours des derniers mois : une classe, un prof et une œuvre littéraire dont le sens reste à construire au fil des échanges et des discussions.

Maria Popica enseigne le français depuis plus de 25 ans, au Québec et à l’étranger. Actuellement, elle est chercheuse en éducation et professeure de français langue seconde au cégep John-Abbott. La motivation dans l’apprentissage des langues et la communication interculturelle sont au centre de ses intérêts d’enseignement et de recherche.

Une présence à soi et à l’Autre

La pandémie, qui a pris toute la planète par surprise, nous a forcés nous aussi, enseignantes et enseignants de français langue seconde du collégial, à nous retrancher derrière nos écrans. Après le choc initial du printemps, puis l’inévitable (et continuelle) adaptation aux nouvelles modalités d’enseignement, que retenir de cette expérience hors du commun?

De ces derniers mois « à distance », je retiens surtout la magie de nombreux moments d’échanges qui, envers et contre tout, adviennent quand même en classe virtuelle : le partage en synchrone d’une chanson, la lecture à plusieurs voix d’un texte ou les discussions à bâtons rompus sur divers sujets, que ce soit en groupe-classe ou en équipes.

L’apprentissage d’une langue est avant tout une question de relation : avec la langue elle-même, la culture qu’elle charrie et ses locuteurs; avec la personne qui l’enseigne et celles qui font partie de son environnement d’apprentissage; enfin, avec soi-même en train de devenir l’Autre, à mesure que l’on fait sienne la langue étudiée.

Quoique je reconnaisse certains avantages indéniables à l’intégration pédagogique des nouvelles technologies, je rêve d’un enseignement-apprentissage du français langue seconde qui, dans un contexte postpandémie, se fasse en présence, sous le signe du désir et de la confiance. Le désir d’apprendre, de communiquer, d’aller à la rencontre de l’Autre. La confiance dans le savoir et la confiance dans les relations humaines.

Le tumulte et les incertitudes vécus pendant ces derniers mois m’ont confirmé une fois de plus que l’enseignant a, quoi qu’on en dise, avant tout un rôle de « maitre » et que ce rôle devrait être davantage cultivé et reconnu. Si ce rôle est capital en temps de crise, pourquoi ne le serait-il pas en temps « normal »? Si enseignement il y a pendant cette pandémie, c’est surtout grâce à ces esprits raisonnés et autonomes, osant faire des choix, se tromper, s’adapter, faire plus que suivre des directives, souvent contradictoires, pour continuer à enseigner « le sens » des choses à leurs élèves et les aider à donner « un sens » à leurs efforts.

Je rêve avant tout d’une véritable valorisation sociétale de l’éducation, en général, et de l’apprentissage du français langue seconde en particulier.

Je rêve de démarchandisation de l’enseignement et de déclientélisation de l’élève, dont le souci premier serait l’appropriation de la langue étudiée, la créativité et le plaisir plutôt que l’évaluation et la compétition.

Je rêve d’un « ralentissement », d’une « décroissance » qui permettrait à l’enseignant ou l’enseignante et à l’élève d’être plus présents à soi et à l’Autre. Si nos étudiants situés aux quatre coins de la province, et parfois au-delà de ces limites, réussissent leurs études pendant cette pandémie, c’est grâce à la diversification des méthodes d’enseignement et à la personnalisation de l’encadrement. Soyons cependant conscients que l’augmentation continuelle du nombre d’étudiants par groupe (parfois jusqu’à 40-45 étudiants), pour des raisons d’efficacité économique, se fait aux dépens de toute différenciation pédagogique et que dès lors la qualité de l’apprentissage en pâtit.

Enfin, je rêve d’un enseignement expérientiel du français langue seconde qui mise sur l’autonomisation de l’apprenant ou l’apprenante. La programmation des apprentissages et l’encadrement excessif, les grilles détaillées et les corrigés minutieux des activités permettent souvent aux élèves d’obtenir de bonnes notes et les rassurent sur le fait qu’ils seront évalués équitablement par rapport à leurs pairs. Cependant, cette pratique peut avoir des effets pervers sur leur créativité et sur leur responsabilisation. Je rêve donc de cours de français où les élèves « se déconfinent », c’est-à-dire qu’ils sortent de la salle de classe (réelle ou virtuelle), s’immergent dans la communauté, prennent des risques linguistiques et interagissent au sein d’un milieu authentique de communication.

Détenteur d’une maitrise en lettres à l’Université du Québec à Trois-Rivières, Olivier Gamelin enseigne la littérature au collège Laflèche depuis 2016. Dans une vie antérieure, il a tenu la barre d’un journal de rue et la plume de journaliste dans un quotidien régional. Il a publié des nouvelles littéraires et garde la poésie pour lui.

L’enseignement au futur simple

Le temps de verbe est important. Que restera-t-il de l’enseignement de la littérature au collégial après la covid? Certaines lueurs semblent poindre au bout du tunnel, mais j’hésite : sont-ce les lumières de l’espoir ou les phares d’un train qui nous fonce dessus? Je suis partagé. Le futur simple nourrit mon incertitude. Entre la crainte et l’espoir, que restera-t-il?

D’abord, la crainte. L’enracinement d’une pédagogie hybride, moitié présence, moitié écran à cristaux liquides. Que l’enseignement hybride ne nous transforme en hydres de Lerne, en monstres à multiples têtes, tantôt synchrones, tantôt asynchrones. Et l’obligation de s’en tenir à l’essentiel. Un essentiel temporaire devenu peu à peu permanent. L’essentiel à l’obtention du diplôme, j’entends, c’est-à-dire l’utilitarisme littéraire. On le sait, l’EUF, ce n’est pas une lettre d’amour à la littérature. Le contenant l’emporte souvent sur le contenu. Face à des étudiants surstimulés, sursollicités, sous-efficaces, sous-motivés, l’objectif premier, c’est de viser l’essentiel : structure, énoncé, carte euristique, poutine. La boite dans une boite. L’enseignement gigogne de la littérature. Déjà, en octobre, les étudiants n’en pouvaient plus. Tout déborde de partout. Tout sonne autour d’eux. Et la santé mentale en prend pour son rhume. Et le reste? Peu de temps. D’énergie. D’attention. Vous avez le coffre, les outils, les briques. Pour la fioriture, on repassera. L’EUF est en mai. Le 19e siècle dans une capsule de 6 minutes. Crémazie? Un boulevard. Et le reste? Voir les notes de cours à la page 44. Vous pouvez me rejoindre en tout temps. Par courriel.

Puis, l’espoir. Que l’humanité reprenne ses droits. La littérature de surcroit. Qu’on puisse bâtir un nouvel espace classe. Une sociabilité littéraire sans 2.0. Que la littérature devienne l’essentiel. Que la structure, l’énoncé, la carte euristique et la poutine se confinent, eux, derrière un écran à cristaux liquides. Les heures passées en classe? Des moments privilégiés, des zones d’échange, de générosité. Que l’EUF se modernise au passage. Qu’elle s’attarde au style, à l’originalité, à la personnalité. À la sensibilité littéraire de l’étudiant ou l’étudiante plutôt qu’à la forme qui l’étouffe parfois. Découvrir l’incipit d’un roman, ensemble. Lire, ensemble. Rire, s’indigner, découvrir, être curieux, ensemble. Partager le choc initial d’Yvon Rivard. Comprendre Nelligan (ou ne pas le comprendre) en échangeant des clins d’œil. Autant de compréhensions (ou d’incompréhensions) qui nécessitent la présence, la promiscuité. Les yeux et le cœur. Autant d’actions qui nous rapprochent de l’essence de la littérature. De l’essentiel.

L’automne prochain, je ne veux plus être un prof de français en PDF, un technicien TIC, un animateur Zoom ni un narrateur de diaporama. Je veux être un prof de littérature. En chair et en livres. Le « serviteur de la vie de l’esprit » de Georges Gusdorf. Que restera-t-il de la littérature après la covid? Eh ben! L’un ou l’autre. La technique ou l’amour. Le train ou la magie. Soit une locomotive qui fonce sur une génération de jeunes adultes, soit un miracle qui nous subjugue. Tous. Nous éblouit. Nous déboussole. Devant nous, une opportunité historique : rebâtir la littérature au collégial. Redorer son blason, déjà terni avant la pandémie. Prioriser « les essentiels » dans le bon ordre et transformer le futur simple en indicatif présent.

  1. E. MORIN, « Pour une crisologie », Communications, no 25, 1976, p. 149. [Retour]

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