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«La langue rapaillée»: linguistique et insolence

la-langue-rapailleeNous parlions ici même, il y a quelques mois, d’une publication sur la langue, Le niveau baisse de Benoit Melançon. Un petit livre, disions-nous, qui clarifie plusieurs notions en jeu dans les débats linguistiques et qui, au milieu des envolées outrées des textes d’opinion et des exclamations fatalistes des chroniqueurs, a le mérite de rétablir avec humour et modération plusieurs faits que l’on perd parfois de vue dans ces débats houleux.

Cette volonté de clarification et d’explication, et ce parti-pris de faire contrepoids à un discours alarmiste plus ou moins fondé, se trouvent aussi dans l’essai dont il est question cette fois, La langue rapaillée d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin[1]. Mais le ton des deux ouvrages ne peut être plus différent : Melançon convainc par une prose allusive et amusée, alors que le discours d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin est beaucoup plus incisif et direct, quasi polémiste. Son cheval de bataille? L’insécurité linguistique des Québécois. Elle en cherche les causes, en analyse les effets et tente d’y trouver des solutions.

Les Québécois et leur sentiment d’infériorité linguistique

L’insécurité linguistique, cette infériorité vague et malsaine que nous ressentirions, obscurément, en nous exprimant, cette idée que « les Français auraient une meilleure langue que la nôtre » (p. 13) est, selon l’auteure, largement partagée en terres québécoises. Difficile de ne pas donner raison à ce diagnostic préalable.

Elle décrit dans son essai quelques causes de cette insécurité. Ainsi, elle explique que pour des raisons historiques et géopolitiques, le degré d’acceptation de la variation de la langue française par ses locuteurs est très faible. L’hégémonie parisienne concernant l’établissement de la norme est présente depuis l’apparition des tout premiers grammairiens, à la cour de Louis XIV. Elle est nourrie encore davantage par le développement des outils pédagogiques nécessaires à la nouvelle école républicaine apparue au XIXe siècle, laquelle répond notamment à la volonté d’unification politique et linguistique d’une nation encore bigarrée par ses nombreux dialectes (p. 23). Le fait que la carte de la Francophonie actuelle épouse aussi étroitement celle des anciennes colonies françaises contribue par ailleurs à entretenir cet impérialisme symbolique, souligne-t-elle. En outre, au Québec, le récit fondateur de notre identité historique, notre statut de Nouvelle-France brutalement coupée de la Mère Patrie et livrée en pâture au Conquérant assimilateur, Durham en tête, teinte de nostalgie ce rapport d’infériorité face à la France (p. 42).

Il en résulte une attitude crispée à l’égard de la langue; on le constate si on compare « la liberté que les locuteurs anglophones s’accordent pour créer des mots, par rapport à celle que les locuteurs francophones ne s’accordent pas » (p. 22-23).

Plusieurs distinctions importantes

Anne-Marie Beaudoin-Bégin vulgarise aussi, avec beaucoup d’efficacité, plusieurs concepts liés à la linguistique, mal connus du public. Or cette méconnaissance nourrit l’insécurité linguistique, puisqu’elle tend, à travers la confusion qu’elle génère, à fausser notre perception de l’état réel de la langue au Québec.

L’auteure établit ainsi une première distinction entre l’approche descriptive de la langue, qui recense sans jugement les usages des locuteurs et des scripteurs, et celle qu’elle nomme « prescriptive », qui approuve des formes et en réprouve d’autres. Selon elle, les tenants de la prescription sont souvent agacés par ce qu’ils perçoivent comme du laxisme chez les adeptes de la description, qui sont aussi moins nombreux et moins connus (p. 16). On aura compris qu’elle fait partie de ce dernier camp. Elle pose aussi les distinctions nécessaires à établir entre l’oral et l’écrit. De telles nuances manquent généralement dans les discours qui annoncent à grands cris la mort imminente du français, note-t-elle.

Anne-Marie Beaudoin-Bégin rappelle aussi qu’il ne faut pas confondre norme et usage ou, pire encore, avoir le réflexe de croire que la norme est la seule langue possible. Par exemple, on entendra parfois dire de certains mots ou de certaines expressions qu’ils « n’existent pas » (p. 25), même si les locuteurs québécois qui les entendent en comprennent très bien le sens. C’est plutôt qu’ils ne sont pas recensés dans le dictionnaire, ou encore, qu’ils sont condamnés par les ouvrages de référence. Elle cite d’ailleurs de nombreux exemples à cet égard : brocheuse (p. 17), performer (p. 25), drastique (p. 27), et même, justement, prescriptif (p. 16).

L’auteure excelle aussi à mettre à jour le ton paternaliste de nos ouvrages de référence, rappelant que, dans Le Petit Robert, les québécismes sont des régionalismes, « car n’est-ce pas, le Québec est une “région” » (p. 36), et que les mots linge, couverte et habit, malgré leur usage fréquent dans le registre familier au Québec, sont employés « à tort » selon le Portail linguistique du Canada, qui les considère comme des archaïsmes. Elle en conclut, sarcastique : « Tu utilises la langue française quand tu emploies ces mots, mais ces mots ne sont plus utilisés dans la langue française, car ton utilisation ne fait pas partie des statistiques qui servent à déterminer la langue française. Tu as donc tort. Sache-le. » (p. 80)

Des propositions surprenantes, voire choquantes

Une fois qu’elle a ainsi bien démontré que la norme en français est fixée par la France (p. 39), au mépris des variations québécoises, la linguiste ne s’arrête pas là. Certes, elle plaide, et avec raison, pour l’établissement d’une norme du français québécois, aussi légitime que le français hexagonal. Mais son essai prend aussi, selon nous, des voies plus surprenantes et, disons-le, plus contestables.

Ainsi, selon elle, la norme est fixée d’une manière presque complètement arbitraire – elle le démontre notamment en analysant quelques prescriptions à propos des anglicismes (p. 74-77). Tenter de présenter la norme en la justifiant par des raisons logiques ne peut que rendre confus le locuteur qui veut la comprendre; celui-ci peut alors « rejeter presque systématiquement tout discours sur la norme » (p. 77). Pire, selon elle, ce francophone, désabusé par le discours de ceux qu’elle appelle les puristes, pourrait même en venir à « adopter l’anglais » (p. 73)!

Anne-Marie Beaudoin-Bégin passe également plusieurs pages à établir la distinction entre le registre soigné et le registre familier. Assurément, il est impertinent de condamner les expressions familières quand elles sont employées dans des contextes qui s’y prêtent. Cependant, son discours est clairement orienté en faveur du registre familier, qu’elle estime plus libre (on ne la contredira pas là-dessus), mais aussi plus créatif, plus proche de la « vraie vie » (p. 31). En revanche, tout ce qu’elle présente du registre soigné est négativement connoté : ce registre est, dit-elle, rempli de contraintes, régi par de seuls diktats sociaux, complètement dénué de spontanéité. Qu’il puisse être plus précis ou qu’il ait une fonction esthétique? Elle se garde bien d’en parler. Au contraire, elle attribue même au registre familier « une beaucoup plus grande expressivité » (p. 54). Si on la suivait jusqu’au bout, des siècles de littérature s’en trouveraient invalidés…

Cette défense du registre familier va chez elle jusqu’à un certain absolu : ceux qu’elle nomme les prescriptifs ne peuvent, selon elle, recenser les usages familiers, les nommer, les décrire, car alors « ils sortent de leur juridiction ». « Personne, ajoute-t-elle, sauf les locuteurs, ne peut gérer le registre familier. » (p. 66) Les puristes ne devraient pas non plus tenter de fixer l’orthographe du registre familier, sous peine d’en harnacher la puissante liberté (p. 62). Selon elle toujours, une telle absence de norme, un tel silence des ouvrages de référence à propos des mots et des expressions du registre familier ne poseraient pas problème, puisque, affirme-t-elle, « la majorité des gens qui utilisent ces expressions […] savent » (p. 66) que ces mots n’ont pas leur place dans un registre soigné. Or des années d’enseignement nous ont persuadée du contraire; plusieurs élèves sont incapables de déceler le niveau de langue des mots qu’ils emploient, et les ruptures de registre de langue sont fréquents dans leurs copies.

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On comprend que cet essai, s’il se lit avec grand intérêt, a néanmoins quelque chose d’agaçant, de polarisant. Anne-Marie Beaudoin-Bégin est connue dans les médias sociaux; elle gazouille sur Twitter, publie une chronique dans le journal web Ricochet et anime une page Facebook, L’insolente linguiste. Dans toutes ces plateformes, sa voix est clairement discernable : elle énonce avec force plusieurs idées à la défense de la variation dans le français et rappelle, ce qui est essentiel, combien la langue est un objet fluctuant, jamais fixé, toujours dynamique.

Dans une fusion entre le fond et la forme, elle s’exprime dans les médias sociaux avec une langue écrite qui rappelle l’oralité, émaillée de « pantoute » et de « faque ». Les puristes sont prévenus. Ceci dit, elle ne va pas si loin dans son essai; elle tutoie le lecteur, mais écrit dans un registre neutre la plupart du temps. Son insolence autoproclamée est cependant toujours assez proche : elle s’emporte à maintes reprises contre Guy Bertrand, ultime symbole des adeptes de la prescription qu’elle dénonce, et pourfend le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron – nous partageons plusieurs de ses réserves – en le traitant d’« insignifiant » (p. 60). Surtout, elle se laisse emporter dans certaines pages par une passion (ou une mauvaise foi?) qui, si elle donne de la force à son propos, au final manque de nuances.

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  1. Anne-Marie BEAUDOIN-BÉGIN, La langue rapaillée : combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, éditions Somme toute, 2015, 120 p. [Retour]

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