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La controverse constructive: une technique didactique prometteuse pour l’enseignement grammatical

Le conflit intellectuel est une source puissante et essentielle d’apprentissage[1].
David W. Johnson et Roger T. Johnson (2009)

Il nous est tous et toutes déjà arrivé d’expérimenter ce petit découragement en présence d’étudiantes et d’étudiants adultes qui résistent aux apprentissages grammaticaux. Comment est-il possible d’avoir réussi toute sa scolarité obligatoire en français et d’avoir autant de lacunes? Cette situation est déstabilisante pour les personnes enseignantes, car elle pose diverses questions sur l’efficacité de l’enseignement reçu, sur la manière dont le cerveau apprend et même sur la langue et sa complexité. Devant ce constat, force est d’admettre que les pratiques enseignantes mériteraient d’être renouvelées, puisque l’histoire de vie de ces individus résistants montre que les façons de faire habituelles ont échoué pour eux. Le défi est d’autant plus grand qu’ils en sont venus à croire qu’ils n’y arriveront jamais.

L’un des enjeux vient justement du fait que ce sont des adultes qui trainent un bagage d’expérience scolaire. Au fil du temps, ils se sont construit des représentations à l’égard de notions grammaticales : on peut même dire qu’ils en connaissent plus qu’ils ne se l’imaginent. Leur enseigner sans tenir compte de ce bagage peut s’avérer problématique. En effet, certaines de leurs représentations sont de véritables obstacles aux apprentissages, et ils peinent à les déconstruire (Bourgeois et Nizet, 2005). C’est d’autant plus vrai que ces représentations ont été apprises dans des contextes difficiles, voire souffrants. Il faut donc trouver le moyen d’ébranler leurs représentations fautives tout en leur faisant prendre conscience des ressources à leur disposition pour résoudre les problèmes linguistiques. C’est ce que permet la technique de la controverse constructive.

Les principes de la controverse constructive

La controverse constructive est une activité d’apprentissage qui repose sur deux conditions fondamentales, la première étant la présence d’un conflit intellectuel ou conceptuel (Buchs et autres, 2008). Pour que le conflit émerge, il doit y avoir un choc entre différentes perspectives à l’égard d’un objet théorique. Ce conflit survient lorsque les représentations d’une personne sont confrontées à une situation ou lorsque deux personnes ne partagent pas les mêmes idées, opinions ou informations. Par conséquent, si l’on souhaite que les étudiantes et les étudiants remettent en question certaines de leurs représentations par rapport à des notions grammaticales, ils doivent être confrontés aux conceptions d’autrui et à des énoncés en contradiction avec ce qu’ils croient être vrai[2]. Pour que ce conflit intellectuel se transforme en une activité d’apprentissage riche et pertinente, une deuxième condition s’impose, qui réside dans l’obligation de résoudre collectivement un problème complexe qui est posé aux personnes participantes (Buchs et autres, 2008). Cette résolution passe nécessairement par l’échange de renseignements et d’expériences, et par le raisonnement, qui organise l’information.

Le conflit est fondamental, car il fait expérimenter un état d’insatisfaction et de déséquilibre, qui est le prélude à la transformation des représentations (Johnson et Johnson, 2009). L’ajout d’une dimension sociale au conflit aide les personnes impliquées à prendre conscience de la multiplicité des points de vue et des divergences possibles. La dimension sociale force également les participantes et les participants à structurer leur pensée de façon à pouvoir se faire comprendre par autrui. Par la verbalisation de la pensée[3], des lacunes du raisonnement peuvent apparaitre, que les échanges permettent d’observer, et potentiellement de corriger. La controverse constructive n’est pas un débat où les personnalités des individus présents se heurtent, ce n’est pas non plus une discussion. C’est une activité collaborative centrée sur la résolution d’un problème complexe. Les personnes participantes sont invitées à faire part de leur point de vue et à trouver ensemble une solution plus créative et plus complète au problème. En grammaire, la controverse favorise la remise en question de représentations fautives sur les savoirs grammaticaux : elle met la table pour les apprentissages nouveaux.

Cette technique a été expérimentée de nombreuses fois dans des contextes variés[4], que ce soit auprès de personnes différentes (adolescents, adultes, personnes immigrantes), dans de multiples disciplines (grammaire, univers social, mathématiques) ou dans divers milieux (au travail, à l’école). La synthèse francophone réalisée par Buchs et autres (2008) est très éclairante à ce sujet. Les chercheurs y soulignent de multiples retombées, notamment la qualité des décisions prises par les participantes et les participants; la pertinence de leur jugement cognitif, enrichi par les échanges; la coconstruction des savoirs et savoir-faire; l’accueil de nouvelles perspectives; et la créativité des solutions trouvées. Par ailleurs, on note également un changement d’attitude face au problème, un effet très perceptible en grammaire. Pour une fois, les étudiantes et les étudiants ont le sentiment qu’on peut remettre en question les dogmes grammaticaux. Au terme de l’activité, ils sont davantage curieux et motivés d’en savoir plus : deux attitudes clés pour leur redonner confiance en leur réussite.

Comment concevoir une controverse constructive efficace pour l’enseignement grammatical?

La planification d’une activité de controverse constructive ne demande pas beaucoup de temps, mais elle nécessite tout de même de la réflexion et une bonne préparation. Nous en illustrerons les principales étapes en prenant pour exemple la notion d’adjectif.

Déterminer une intention didactique claire

Dans un premier temps, il est essentiel de clarifier l’intention didactique, qui a tout avantage à être mesurable et observable. C’est ainsi qu’on peut établir si l’activité a atteint son but ou si elle doit être modifiée. Pour choisir cette intention, on identifie le problème qu’on aimerait résoudre chez l’apprenant ou l’apprenante.

Élisabeth souhaite revenir sur la notion d’adjectif avec ses étudiantes et ses étudiants. Elle a remarqué que plusieurs adjectifs sont mal accordés et que plusieurs personnes semblent confondre certains adjectifs avec des adverbes. Enfin, elle note une grande confusion quand vient le temps de gérer les adjectifs issus de formes verbales. Bien que les erreurs d’inattention soient réelles, elle pense qu’une partie du problème découle de la méconnaissance de l’adjectif. Elle se propose donc de revenir sur cette notion, en l’opposant à d’autres classes de mots comme le verbe, l’adverbe, le déterminant ou le nom.

Elle souhaite que les étudiantes et les étudiants soient en mesure de fournir une définition de l’adjectif qui tient compte de ces observations (ce que l’adjectif est/ce qu’il n’est pas), incluant des manipulations syntaxiques.

À ce stade, il est important de garder en tête que l’intention choisie doit être en cohérence avec la nature de l’activité. Les problèmes que celle-ci soulève ne trouveront pas nécessairement de solution lors des échanges, mais elle ouvre la voie à un nouvel apprentissage. C’est donc une excellente amorce à un enseignement autour d’une notion déjà connue.

Anticiper les obstacles épistémiques à l’apprentissage

Pour concevoir l’activité et préciser l’intention didactique, il est essentiel de bien connaitre la notion que l’on cherche à enseigner, y compris ses zones un peu floues et ses irrégularités. La consultation d’ouvrages de grammaire pour l’enseignement est recommandée, comme celui de Boivin et Pinsonneault (2019) ou celui de Lefrançois (2020). Cette consultation est importante, car elle permet d’établir les limites du conflit intellectuel soumis au groupe, selon son degré de maitrise de la notion. Ainsi, pour des étudiantes et des étudiants faibles en français, on écarte d’emblée certains cas litigieux afin de se centrer sur des régularités non maitrisées. Ces cas litigieux pourraient être intégrés dans une activité pour des personnes plus avancées. Une bonne controverse constructive se situe dans la zone proximale de développement des apprenantes et des apprenants : juste un petit peu au-dessus de ce qu’ils sont capables de faire seuls. Elle suppose donc une bonne évaluation de leurs forces et de leurs faiblesses.

Considérant les difficultés de ses étudiantes et de ses étudiants, Élisabeth choisit d’éviter certains adverbes employés adjectivement qui conservent la caractéristique typique de l’adverbe, soit l’invariabilité (ex. : une fille biendeux places debout). Elle met aussi de côté tous les adjectifs issus de la forme verbale du participe passé, qu’elle abordera dans une autre activité.

Lorsque le conflit intellectuel est bien délimité, il importe de se questionner sur les représentations fautives des apprenantes et des apprenants à l’égard de la notion. Quelles sont les zones de résistance à l’apprentissage? Quelles sont les sources de confusion entre les notions? L’expérience, les discussions métalinguistiques avec les étudiantes et les étudiants, et les écrits de recherche sur leurs représentations donnent de bonnes pistes pour répondre à ces questions. En déterminant les causes plausibles de leurs erreurs de repérage, d’accord, de conjugaison, etc., il sera alors plus facile de concevoir des énoncés propres à susciter la controverse.

L’expérience d’Élisabeth lui permet d’avancer quelques hypothèses pour expliquer les difficultés du groupe. Elle a conscience que l’adjectif est une notion beaucoup plus complexe qu’il n’y parait. Ainsi, certains adjectifs peuvent être difficilement identifiables, car ils sont employés dans des expressions communes (la bande dessinée) et parfois confondus avec des noms (le petit-fils). D’autres ont un sens abstrait, qui peut les rendre difficiles à reconnaitre, et donc à accorder (difficiles à reconnaitre).

Souvent, ils sont placés dans des structures de phrase qui ne facilitent pas leur reconnaissance : plus le donneur est loin, plus l’accord est ardu. Si le donneur n’est pas un nom, cela augmente les chances de se tromper. En effet, les étudiantes et les étudiants ont appris que l’adjectif s’accorde avec le nom qu’il complète et n’ont qu’une faible conscience que le donneur peut parfois être le sujet de la phrase. D’ailleurs, cette notion de complétude liée à l’adjectif fait en sorte que certains noms, souvent indénombrables, sont confondus avec l’adjectif (les médailles d’orles pains au chocolat).

La confusion entre l’adjectif et l’adverbe est aussi un enjeu, bien que les cas soient plus rares, car l’adjectif, comme l’adverbe, contribue à la phrase en précisant le sens de certains énoncés. Qui plus est, ces deux classes partagent parfois la même position, soit après le verbe (il est gentil; il marche vite). Quant aux adjectifs issus du participe présent, leur finale en -ant entretient la confusion avec le verbe. C’est d’autant plus vrai que l’analyse de certaines phrases peut pencher pour l’une ou pour l’autre classe, selon l’interprétation qu’on en fait (Les élèves participant aux activités sont partis/Les élèves participantes sont parties/L’élève participant est parti).

Conception et mise en œuvre de l’activité

Pour qu’une controverse constructive soit efficace, on cherche le moyen de confronter les représentations des apprenantes et des apprenants à des énoncés conçus dans le but de leur faire vivre un déséquilibre. Puisque le déséquilibre est inconfortable, ces derniers vont tenter de le résoudre en révisant leurs représentations pour les rendre plus cohérentes avec les énoncés proposés. La dimension sociale de la controverse constructive permet à la fois de faire émerger plus de dissonance et de proposer une meilleure résolution.

Comment actualiser ces principes? Cela peut être fait en deux temps. Dans un premier temps, on invite les apprenantes et les apprenants à verbaliser ce qu’ils connaissent de la notion, sans avoir recours à des ouvrages de référence. Ce dernier point est important, car on souhaite qu’ils verbalisent les notions dans leurs propres mots. On peut leur demander de définir une notion ou d’expliquer les moyens utilisés pour la repérer dans une phrase. N’importe quelle notion grammaticale se prête bien à l’exercice : une classe de mots, une fonction syntaxique, un type de phrase ou même des catégories grammaticales comme le nombre, le mode ou le temps. Il ne faut toutefois pas se surprendre que les premiers essais de définition soient embryonnaires : les personnes participantes ont beaucoup de difficulté à nommer les phénomènes linguistiques, ce qui fait partie du problème. On peut les inviter à fournir des exemples, qui remplacent ou complètent les définitions formelles ou des moyens pour repérer la notion. Cela étant dit, les définitions qu’elles proposent initialement sont le plus souvent convenues, apprises par cœur et centrées sur la dimension sémantique de la notion.

Élisabeth amorce son activité en demandant aux étudiantes et aux étudiants de définir l’adjectif et d’expliquer comment ils font pour le trouver dans leur phrase. Elle leur demande également d’expliquer comment l’adjectif s’accorde. Elle s’attend à des variations autour de ces réponses :
Définition : L’adjectif dit comment est le nom (sémantique).
Moyen : Remplacer par un autre adjectif; ajouter très devant; reconnaitre que l’adjectif est à côté d’un nom; reconnaitre la présence d’un accord; noter que l’adjectif s’efface.
Accord : L’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le nom auquel il se rapporte ou qu’il complète.

Dans un deuxième temps, les participantes et participants sont amenés à repérer la notion dans une liste d’énoncés. La tâche semble simple, mais elle est plus ardue qu’elle n’y parait, puisque ces énoncés ont été sélectionnés pour tester les limites de la notion, en mettant de l’avant les obstacles épistémiques préalablement relevés. S’il est suggéré que le premier cas proposé soit convenu afin de conforter les représentations initiales du groupe, les suivants ont pour but de faire émerger les conflits intellectuels. Il est recommandé de choisir entre six et dix éléments conflictuels, certains fonctionnant par paires et tous visant à susciter des discussions au sein du groupe. Certaines notions étant plus ambigües ou complexes que d’autres, elles peuvent générer de véritables débats à l’intérieur des équipes. C’est notamment le cas des notions de phrase ou de mot, qui ne se laissent pas définir facilement. Il serait dommage de mettre fin à l’activité par manque de temps. Mais surtout, au bout d’un moment, les échanges peuvent tourner à plat, tous les arguments ayant été mis sur la table. La limite de 10 éléments conflictuels trouve alors toute sa pertinence.

Quant à la consigne donnée aux étudiantes et aux étudiants, elle peut varier selon l’intention de départ. Par exemple, il est possible de leur demander de repérer une notion particulière dans des énoncés. On voit ainsi s’ils sont en mesure de le faire, s’ils tombent dans les pièges qu’on leur tend. Dans d’autres cas, on peut souligner un phénomène linguistique et laisser les équipes l’identifier. Cela permet de centrer les discussions autour de cas précis. On peut aussi présenter des énoncés fautifs et demander aux personnes participantes de repérer l’erreur ou d’en proposer une correction. L’important est qu’elles parviennent à s’entendre sur la réponse à donner et qu’elles expliquent les raisons qui ont justifié ce choix. Rappelons que, pour que l’activité fonctionne, elles ne doivent pas avoir recours à leurs outils.

Puisqu’un des problèmes constatés par Élisabeth est la difficulté des étudiantes et étudiants à repérer un adjectif dans une phrase, elle choisit de ne pas souligner d’énoncés et leur donne cette consigne : Repérez tous les adjectifs dans les phrases suivantes. Il est possible que certaines phrases n’aient pas d’adjectif alors que d’autres peuvent en avoir plus d’un. Elle conçoit par la suite huit phrases[5] lui permettant de traiter des cas qu’elle a sélectionnés.

Elle souhaite ainsi inciter son groupe à comparer des adjectifs à des noms, des déterminants, des adverbes et des verbes au participe présent.

1. Pierre, l’ami du crotale vert d’Amérique, est un garçon charmant.
Cette première phrase est relativement facile à analyser, puisque les deux adjectifs, VERT et CHARMANT, sont plutôt communs et se trouvent tous les deux dans un GN. Les autres mots ne posent pas d’enjeu de reconnaissance. Cette phrase permet de valider les représentations initiales des étudiantes et des étudiants. Cela dit, il arrive que les adjectifs de couleur soient mal identifiés ou associés à d’autres classes de mots. Quant à CHARMANT, d’origine verbale, il peut être confondu avec le participe présent du verbe CHARMER (voir phrase 3).

2. Cette histoire, que tu racontes très bien, m’apparait tellement sordide.
BIEN est un adverbe, mais peut facilement être confondu avec un adjectif, notamment en raison de son apport sémantique à la phrase et de sa position après le verbe. La présence de l’adverbe TRÈS peut complexifier l’analyse, certains utilisant cette stratégie pour repérer les adjectifs.
Le cas de SORDIDE peut s’avérer difficile en raison de son sens, pas toujours connu, mais aussi de son éloignement avec un donneur potentiel et de l’absence du verbe ÊTRE.

3. Dans cette bande dessinée, Pierre, charmant les serpents, s’avance dans la fosse.
DESSINÉE, parce qu’il se trouve dans une expression lexicalisée, passera peut-être inaperçu. C’est également le seul adjectif de l’activité qui est issu de la forme du participe passé, ce qui suscitera peut-être des discussions faisant dévier les échanges. Élisabeth choisit tout de même de le laisser : cela lui permettra de prendre le pouls des équipes sur cette question.
CHARMANT n’est pas un adjectif ici, mais un participe présent.

4. Devant une statue de bronze, je mange un excellent pain au levain.
BRONZE et LEVAIN sont deux noms qui pourraient être confondus avec l’adjectif, étant donné la fonction du groupe prépositionnel (Gprep) de complément du nom. À ce titre, les Gprep s’effacent (« Devant une statue, je mange un excellent pain. »), et le premier répond à la question « comment? » (« Comment est la statue? En bronze. »), deux sources potentielles de confusion.

Le rôle de la personne enseignante pendant les échanges

Pendant que les équipes discutent, il est recommandé de circuler dans la classe (ou dans les salles de travail collaboratif en ligne). Si les étudiantes et les étudiants participent à ce genre d’activité pour la première fois, ils auront besoin d’un certain temps pour organiser les échanges : c’est tout à fait normal. Certains s’attaquent d’emblée aux définitions afin d’en proposer une qui convienne à tout le monde. Cela les aide pour juger des énoncés par la suite. D’autres gèrent directement les énoncés et procèdent plus intuitivement. L’important, c’est que des échanges aient lieu autour de la notion.

Par ailleurs, les étudiantes et les étudiants sont souvent déstabilisés en présence de certains énoncés et auront le réflexe de recourir aux lumières de la personne enseignante. Après tout, c’est ce qu’ils ont l’habitude de faire. Or, il s’agit d’un piège à éviter. On leur retournera plutôt habilement les questions. On peut toutefois le faire en leur donnant accès à la terminologie adéquate : cela leur permettra de mieux articuler leur pensée (voir un exemple dans le prochain encadré).

Enfin, certaines équipes évitent les conflits et s’entendent trop rapidement sur les énoncés. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène, notamment la présence dans l’équipe d’un étudiant ou d’une étudiante qui donne l’impression d’en connaitre plus que les autres. Lorsque l’on crée les équipes, on essaie le plus possible d’empêcher les déséquilibres d’expertise, mais ceux-ci peuvent tout de même survenir. Dans ce cas, il ne faut pas hésiter à se faire l’avocat ou l’avocate du diable et à semer le doute dans l’équipe. Un simple « en êtes-vous surs? » peut s’avérer très efficace. Après tout, le ou la spécialiste, pour les étudiantes et les étudiants, c’est la personne enseignante.

En discutant avec les membres d’une équipe, Élisabeth est interpelée par un étudiant :

  • Mais là, le mot n’a pas de S. Moi, je pense qu’il y a une erreur dans la phrase.
  • Tu penses que ce mot aurait dû être au pluriel? Pourquoi selon toi? [Introduire le terme pluriel et relancer la question à l’étudiant]
  • Ben, moi, je pense que c’est un adjectif, c’est pour ça qu’il doit être au pluriel.
  • Et qu’est-ce qui te fait croire que c’est un adjectif? [Demander une justification]
  • [Explications de l’étudiant]
  • Vous autres, vous en pensez quoi? Croyez-vous que j’ai fait une erreur? [Semer le doute et intégrer les autres membres de l’équipe à l’échange]

En procédant ainsi dans les échanges, Élisabeth permet aux étudiantes et aux étudiants d’user des bons termes et fait progresser la réflexion. Avant de remettre en question la véracité de la proposition de l’étudiant, elle l’amène à la justifier, puis invite les autres à intervenir.

Prévoir une amorce à l’activité

Puisque l’activité est un peu différente de ce que les étudiantes et les étudiants sont habitués à faire en grammaire, présenter d’abord l’activité et ses finalités constitue une stratégie gagnante. Ils ont besoin d’être rassurés, car on leur soumet des cas difficiles à résoudre. Il est possible qu’ils ne parviennent pas à tous les régler, même collectivement. De plus, la recherche de consensus par rapport à la définition ou à l’identification de la notion pourrait être source de conflits de personnalités dans les équipes. C’est donc très important de souligner dès le départ qu’il ne s’agit pas d’une compétition. La divergence de points de vue est souhaitable, car c’est une belle occasion de voir les choses sous un angle différent.

Il vaut également la peine de prévoir un temps pour la réflexion individuelle avant la période d’échanges entre les membres d’une même équipe. Le moment de réflexion individuelle permet à tous et à toutes d’activer leurs connaissances antérieures à propos d’une notion et de se confronter à une petite tâche de résolution de problème qui, on l’espère, ne trouvera pas de solution immédiate. Les équipes se mettront ainsi plus rapidement en action. Cette tâche peut prendre plusieurs formes, mais compte tenu de l’objet enseigné (une notion grammaticale), il est judicieux de demander aux étudiantes et aux étudiants de définir le concept sans l’aide d’ouvrages de référence. Le plus souvent, ce seront des définitions apprises par cœur, comme un mantra. Et c’est tant mieux, car elles ne passeront pas le test du terrain.

Prévoir une conclusion à l’activité

Lorsque l’on fait vivre une controverse constructive, il est essentiel de prendre le temps de bien conclure l’activité afin que les étudiantes et les étudiants ne quittent pas la classe en état de déséquilibre cognitif. Le risque couru est double : d’une part, ils peuvent se rabattre sur les connaissances initiales et se fermer aux nouveaux apprentissages pour rétablir l’équilibre cognitif; d’autre part, on risque d’étioler la curiosité épistémique que l’on est parvenu à faire émerger pendant l’activité. En clair, les étudiantes et les étudiants veulent savoir s’ils ont raison et désirent comprendre les causes de leurs erreurs ou de leurs hésitations. C’est donc le moment parfait pour le faire.

Différentes options existent, mais l’important est d’opérer une synthèse des raisonnements qui ont guidé les étudiantes et les étudiants dans leur choix et de valider ou d’invalider ces raisonnements. Si l’on se rend compte que le groupe est réellement confus à propos d’un aspect (par exemple, la différence entre l’adverbe et l’adjectif dans le groupe verbal), l’occasion est belle de le noter et d’en faire l’objet d’une prochaine leçon, ce qu’on leur dit explicitement. Enfin, l’activité se terminera idéalement par une révision collective de la définition initiale proposée par les équipes, définition qui, afin de la rendre opératoire, inclura les nouvelles observations réalisées. À ce stade, le recours aux ouvrages de référence peut servir à valider ou à compléter cette définition. Rappelons que la controverse constructive sert d’amorce à un enseignement grammatical : généralement, elle ne se suffit pas à elle-même. Elle doit être suivie d’activités de vérification et de consolidation.

Élisabeth prévoit 30 minutes pour clore cette activité, d’une durée totale de 75 minutes. Elle suggère aux équipes de comparer collectivement leurs réponses et prend en note les différentes justifications proposées. Ces dernières sont discutées avec tout le groupe, discussion qu’elle dirige afin d’éviter les coconstructions fautives. Elle termine par la rédaction collaborative d’une nouvelle définition de l’adjectif qui est plus complète, accompagnée d’exemples. Cette définition traite explicitement des classes de mots qui peuvent susciter de la confusion dans le repérage de l’adjectif, soit les verbes, les adverbes, les déterminants et certains noms. Élisabeth invite les étudiantes et les étudiants à consulter deux ouvrages de référence pour confronter leur nouvelle définition avec celles que proposent ces outils. Enfin, elle clôt le cours avec un petit exercice de consolidation et informe le groupe qu’elle abordera au prochain cours la question des adjectifs qui proviennent de formes verbales et les participes passés.

La controverse constructive est une activité exigeante pour les étudiantes et les étudiants, car elle les sollicite beaucoup sur le plan cognitif et sur le plan social. Elle en vaut toutefois la peine, parce que les apprentissages sont durables et ont comme effet indirect de démocratiser la grammaire, d’en faire un objet de discussion. Les personnes participantes constatent aussi qu’elles ne sont pas seules à se poser des questions, mais qu’elles arrivent collectivement à des solutions acceptables. Nous avons présenté ici une démarche complète de controverse, mais elle peut très bien être transposée dans des activités plus courtes[6]. Elle offre également l’avantage de ne pas être trop exigeante en fait de planification : tout le travail réside dans la délimitation du conflit et le choix des énoncés à discuter. D’une session ou d’un groupe à l’autre, ces activités peuvent facilement être reprises et peaufinées, puisque, somme toute, l’expérience montre que les représentations fautives des étudiantes et des étudiants sont souvent les mêmes.

Références

BÉGUELIN, Marie-Josée (2000). « La phrase insaisissable », dans BÉGUELIN, Marie-Josée (dir.). De la phrase aux énoncés : grammaire scolaire et descriptions linguistiques, Bruxelles, De Boeck, p. 49-65.

BOIVIN, Marie-Claude, et Reine PINSONNEAULT (2019). La grammaire moderne. Description grammaticale du français, 2e éd., Montréal, Chenelière Éducation, 256 p.

BOURGEOIS, Étienne, et Jean NIZET (2005). Apprentissage et formation des adultes, Paris, Presses universitaires de France, 232 p. doi : 10.3917/puf.bourg.2005.01.

BUCHS, Céline, et autres (2008). « Conflits et apprentissage. Régulation des conflits sociocognitifs et apprentissage », Revue française de pédagogie, no 163, p. 105-125. Également disponible en ligne : https://journals.openedition.org/rfp/1013.

JOHNSON, David W., et Roger T. JOHNSON (2009). « Energizing Learning: The Instructional Power of Conflict », Educational Researcher, vol. 38, no 1, p. 37-51. doi : 10.3102/0013189X08330540.

LEFRANÇOIS, Pascale (2020). Français écrit pour futurs enseignants. Théorie et exercices, 4e éd., Montréal, Éditions JFD, 365 p.

VYGOTSKI, Lev S. (1934/1985). Pensée et langage, traduit par Françoise Sève, Paris, Éditions sociales, 419 p.

  1. Traduction libre (« [I]ntellectual conflict is a powerful and essential aspect of instruction and learning. »). [Retour]
  2. Nous avons expérimenté, à quelques reprises, une activité de controverse constructive sur la notion de phrase avec des enseignantes et enseignants dans le cadre de formations continues. Le conflit émerge invariablement entre eux, malgré leur expertise, car la phrase est un concept flou, une notion difficile, voire impossible à définir (Béguelin, 2000). Cette activité de controverse constructive est accessible ici. [Retour]
  3. Vygotski (1934/1985) parlait de « langage extériorisé », un processus par lequel la pensée s’incarne en paroles, se matérialise et prend forme en quelque sorte dans l’espace partagé avec autrui, devient finalement objet qu’on peut analyser, approuver, remettre en question. [Retour]
  4. Bien que les contextes puissent varier, certaines conditions sont essentielles à la tenue d’une telle activité, dont un minimum de deux ou trois personnes participantes. L’activité ne se prête pas bien au tutorat individuel. [Retour]
  5. Vous trouverez ici un document présentant l’ensemble des phrases composant l’activité sur l’adjectif ainsi que les explications qui les accompagnent. [Retour]
  6. Un exemple d’activité plus courte, qui aborde la notion de nom, est disponible ici. [Retour]

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