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Écrire pour apprendre

Écrire pour apprendre

Qui au moment de prendre une décision difficile, n’a jamais gribouillé nerveusement l’énumération des pour et des contre? Ou qui, au cœur d’une journée étourdissante, n’a pas griffonné, dans le coin d’un document, une liste de choses à ne pas oublier? Qui ne connaît pas ces lettres dont on sait bien, quand on les écrit, qu’on ne les postera jamais, mais qui permettent de clarifier nos sentiments à l’égard de leur destinataire? Et, même si les diaristes fervents sont désormais de plus en plus rares, qui n’a pas, un jour ou l’autre, ressenti le besoin de mettre sur papier ses idées ou ses impressions, ses regrets ou ses espoirs?

L’écriture et la pensée

Qu’ont en commun toutes ces situations universelles? Elles impliquent l’acte d’écrire. Et visent la connaissance. Car la personne qui trace les mots de cette lettre, de cette liste ou de cette page de journal intime produit bien plus, en écrivant, qu’un texte. Elle produit des idées. Celles-ci peuvent être vieilles et ressassées, mais, sous la plume, elles se montrent enfin dans tout leur caractère obsédant. Elles peuvent être fuyantes, et alors l’écriture les fixe et nous libère. Ou elles peuvent être tellement neuves qu’elles en sont encore un peu informes, presque au seuil de leur existence; ce sont alors les germes des idées à venir, qui prennent vie, doucement, à mesure que le crayon effleure la feuille. Il peut s’agir enfin d’idées incomplètes, privées de sens ou de nuances, et c’est seulement en tâtonnant sur papier, en les agençant dans des phrases ou des schémas, qu’elles acquièrent toute leur valeur.

Nous connaissons tous ces explorations à travers l’écrit, ces brouillons, ces inventaires un peu hésitants, ces recherches à la pointe du stylo. Nous savons bien quelle part majeure ils jouent dans le développement et la précision de notre pensée. Comment se fait-il, alors, que nous ne les convoquions presque jamais dans la classe, que nous ne les enseignions pas à nos élèves, que nous ne les incluions qu’extrêmement rarement dans les séquences d’apprentissage que nous développons?

L’apprentissage par l’écriture : une pratique méconnue

Il y a sans doute plusieurs bonnes raisons à cela. Qui, par exemple, ne craindrait pas cette masse nouvelle d’écrits à corriger!? En effet, croulant déjà sous les piles de dissertations, tout enseignant ou toute enseignante un peu sage hésitera beaucoup à ajouter ne serait-ce qu’une rédaction de 100 mots aux pages innombrables à lire et à noter. Une telle réserve, cependant, ne fait que montrer plus encore à quel point la pratique de l’apprentissage par l’écriture (traduction de writing to learn) est méconnue, ici, au Québec, alors que chez les Anglo-saxons, elle connaît une certaine popularité depuis les années 80. C’est d’ailleurs parce qu’un classique de cette époque traitant de la question a été réédité et est désormais disponible sur le web que nous en faisons la recension. Il s’agit de Roots in the Sawdust: Writing to Learn across the Disciplines[1], un recueil publié par Anne Ruggles Gere, qui recense les récits de pratique de 15 enseignants provenant de tous les ordres (secondaire, collégial, universitaire, et même en éducation spécialisée) et de plusieurs disciplines (anglais, allemand, mathématiques, sciences, philosophie, histoire, etc.). Leur seul point commun : ils ont introduit dans leur classe des « pratiques d’écriture pour apprendre », et s’en trouvent fort satisfaits.

Quelques principes de base

Ces pratiques, si elles sont fort variées, obéissent cependant toutes à certains principes. Le premier : l’écrit que l’élève produit pour apprendre doit être fort différent de celui qu’il produit pour témoigner de ses connaissances. Les écrits visant l’apprentissage sont souvent moins structurés que les rédactions destinées à l’évaluation, et n’ont pas à atteindre le degré de polissage, d’aboutissement que nous exigeons d’ordinaire de ces dernières. L’objectif ici est plutôt de permettre à l’élève d’exprimer ses réactions ou ses questions, ou de lui laisser un espace pour explorer des idées ou vérifier des hypothèses (rien à voir, donc, avec ces copies que nous corrigeons comme Sisyphe roule sa pierre…). L’élève produit ainsi un texte qui a quelque chose de très privé, un écrit dont il est le destinataire principal et auquel il pourra se référer, plus tard, pour retrouver quelque idée qui pourrait lui être utile dans un travail ou un examen.

D’où un second principe de l’écriture pour apprendre : il est bon qu’elle soit consignée dans un cahier, et non sur des feuilles mobiles. De cette façon, les élèves (et leurs enseignants) peuvent constater le cours de leur apprentissage, voir que leurs capacités de rédaction s’affinent, qu’ils sont capables d’écrire beaucoup, et longtemps. Surtout, ils voient que de cette écriture émergent des idées et des liens qu’ils n’auraient pas formulés sans la rédaction[2].

Ces constats sont parfois très surprenants pour les élèves, qui ont tendance à sous-estimer leurs capacités de rédaction ou à envisager avec méfiance toute commande d’écriture. Une telle exigence a trop souvent, durant leur parcours sur les bancs d’école, correspondu soit à de banals et ennuyeux exercices de repérage dans un texte lu, soit à de très scolaires dissertations ou comptes rendus dans lesquels le potentiel de fantaisie et d’originalité est habituellement bien mince. Or, au contraire, les exercices qui mènent à l’apprentissage par l’écrit ont souvent quelque chose de beaucoup moins strict, de plus spontané.

L’écriture comme rapport à soi et au savoir

C’est d’ailleurs là un des secrets de leur efficacité. Parce qu’ils permettent souvent aux élèves de réagir par écrit au contenu qu’ils découvrent pour la première fois, et ainsi de ventiler les affects[3] (crainte, rejet, malaise) qu’ils peuvent ressentir, ou simplement d’activer ce qu’ils connaissent déjà sur le sujet, les exercices d’apprentissage par l’écriture les aident à appréhender de façon personnelle et individuelle le contenu d’un cours[4]. Des enseignants peuvent craindre que certaines de ces effusions soient peu pertinentes dans le contexte d’une classe; ceux cités dans le recueil sont, sur ce sujet, fort rassurants : les séances d’écriture doivent être entièrement dédiées aux thèmes qu’ils choisissent et présentent à la classe – nulle place pour des séances de journal intime.

Les exercices doivent cependant être soigneusement planifiés par l’enseignant ou l’enseignante. Ils doivent poursuivre des buts précis (par exemple, l’activation des connaissances sur un thème, l’élargissement du point de vue abordé ou, au contraire, l’approfondissement d’une notion, la mémorisation d’une séquence, etc.) et s’insérer avec pertinence dans une séquence didactique plus large.

Des activités inspirantes

Le recueil d’Ann Ruggles Gere fournit de nombreux exemples de tels exercices d’écriture. À côté des schémas de concepts, tempêtes d’idées et autres listes, activités quand même assez peu originales, figurent des suggestions plus inattendues. Nous en mentionnons quelques-unes, parmi les plus inspirantes à notre avis… Les questions métaphoriques, par exemple, permettent aux élèves de dépasser la simple anecdote ou le résumé quand ils analysent un texte, et d’atteindre une certaine forme de pensée plus abstraite. Il s’agit de prendre une œuvre – le roman à l’étude, par exemple, ou le texte d’un philosophe – et de répondre à des questions la concernant : si cette œuvre était un remède, de quel type serait-il? Quelle maladie guérirait-il? Ou si c’était un animal? Une saison? Le jeu de rôles fournit aussi l’occasion d’approfondir un sujet plus complexe. Roots in the Sawdust présente ainsi un enseignant de sciences[5] faisant rédiger à ses élèves une histoire qu’ils doivent narrer depuis le point de vue de… la lave qui deviendra obsidienne! Un autre, prof d’histoire, fait raconter certains événements du point de vue de l’un des personnages historiques qui l’ont vécu; ou bien écrire des lettres ouvertes à des figures anciennes, ou à des philosophes à l’étude, afin de les relancer sur des thèmes traités en classe.

Une autre pratique partagée par un enseignant de mathématiques est plus surprenante encore : le bordereau d’admission. Pour entrer dans sa classe ou en sortir, les élèves doivent rédiger un court message, qui peut répondre à une question qu’il a posée (Qu’avez-vous retenu du cours? Comment avez-vous trouvé l’examen?) ou, tout simplement, porter sur leurs préoccupations ou humeurs du moment. Tout message offensant est bien sûr banni, et les bordereaux sont anonymes. L’enseignant choisit, en début de cours, d’en lire quelques-uns. En apparence peu liés à l’apprentissage, ils contribuent cependant à créer un climat de communauté dans la classe, et aident à exprimer certaines réticences ou incompréhensions à l’égard des contenus abordés grâce auxquelles l’enseignant peut mieux calibrer ses interventions pédagogiques.

Des résultats probants

L’apprentissage par l’écriture serait-il, alors, une méthode parfaite? Bien sûr que non. Dans tous leurs témoignages, les enseignants mentionnent que ces activités prennent du temps de classe. Mais tous s’entendent pour dire que, s’ils couvrent moins de contenu depuis qu’ils s’y adonnent avec leurs élèves, l’apprentissage en est cependant approfondi[6]. Un enseignant d’histoire constate que ses élèves réussissent mieux aux examens depuis qu’il les fait écrire[7]; un enseignant de science, qu’ils mémorisent mieux les éléments du cours[8]. D’autres évoquent l’impact de ces activités d’écriture sur la participation au cours : plus personne ne peut arguer qu’il n’a rien à dire sur un sujet, puisque les cahiers de tous sont remplis d’idées s’y rapportant! Autre conséquence : des élèves plus effacés, qui n’auraient pas osé lever leur main dans un cours normal, sentiront la confiance de partager ce qu’ils viennent d’écrire[9].

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En somme, l’apprentissage par l’écriture a des avantages indéniables et offre des perspectives fort alléchantes aux enseignants en quête d’idées pour renouveler leurs cours. En permettant aux élèves de noircir des pages à la recherche d’idées, ils leur montreront qu’il y a d’autres formes d’écriture que celle, très scolaire et formelle, à laquelle ils sont habitués. Ils leur montreront surtout qu’écrire est un processus complexe, plein de tâtonnements et d’hésitations, mais que lorsqu’on accepte de s’y investir, le résultat est souvent d’une richesse inespérée. On voudrait que les étudiants révisent et corrigent leurs textes; la méthode d’apprentissage par l’écriture, quant à elle, leur montre à s’y mouvoir, à s’y perdre et à s’y retrouver en cueillant, au passage, les idées qui s’y trouvent. C’est un excellent début.

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  1. Anne RUGGLES GERE, ed., Roots in the Sawdust: Writing to Learn across the Disciplines, Urbana, National Council of Teachers of English and The WAC Clearinghouse, 1985, réédité en 2012 pour le web, 238 p. On peut trouver ce livre, en version intégrale gratuite, [en ligne], référence du 1er mars 2013. L’étrange titre, que l’on pourrait traduire par Les racines dans le bran de scie, est tiré d’un poème de Roethke. Les citations sont toutes tirées des articles édités dans cet ouvrage. [Retour]
  2. « In particular, the journal has provided a mechanism which organizes students’ thoughts and work, displays student progress through the year, and gives me a means for evaluating student effort », dans Deborah PETERSON, « Writing to Learn German » (p. 59). [Retour]
  3. Dans « Better Writers, Better Thinkers », Stephen Arkles cite un livre de Louise Rosenblatt (Litterature as exploration) : « Frank expression of boredom or even vigorous rejection is a more valid starting point for learning than are docile attempts to feel « what the teacher wants ». When the young reader considers why [she or] he has responded in a certain way, [she or] he is learning both to read more adequately and to seek personal meaning in literature. » (p. 148). [Retour]
  4. « For all of these young people there is a sense of accomplishment and reward. They are learning to deal with ideas, with concepts. There is a one-to-one relationship as they work with the material. They analyze and evaluate on their own. » Dans « An Impartial Observer’s View of Write-to-learn Classes », de Barbara Bronson (p. 206). [Retour]
  5. Il s’agit d’un enseignant du secondaire, comme tous les autres cités en exemple dans cet article. [Retour]
  6. « Some teachers have found that extensive use of writing to learn meant that they did not « cover » the same amount of material as they had in past years, but these teachers were convinced that the increased quality of learning more than compensated for the slight decrease in quantity. » (p. 6). [Retour]
  7. « Not only do students perform better on tests and write better final essays when we use writing to learn, they also contribute more to class discussions. » Dans « Writing to Learn History », de Tom Watson (p. 147). [Retour]
  8. « Putting the material down on paper seems to improve retention. In addition to higher unit tests, I find that students do better on semester or year-end multiple choice tests when they have written to learn science. Students understand more and remember it longer because of writing. » Dans « Writing to Learn Science », de Patricia Johnston (p. 102). [Retour]
  9. « I have noticed that students who are willing to read from their journals are not always the same ones who regularly participate in class discussions. Writing helps students develop ideas and deepen their understanding of history at the same time that it makes them more able and willing to communicate their learning to others. » Dans « Writing to Learn History » de Tom Watson (p. 147). « This form of writing to learn also improves class discussions. When I try discussion without the student writing, only the more vocal students respond. Writing to learn helps all the students to participate and become a part of the daily assignment. They all have something to say because they can read their writing when I ask for comments on the day’s assignment. » Dans « Writing to Learn Social Studies », de Bruce Beaman (p. 62). [Retour]

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