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Entrevoir le monde à travers le genre

Entrevoir le monde à travers le genre

Dans le dernier numéro de Correspondance (volume 18, numéro 1), nous avons fait le compte rendu d’une monographie portant sur le genre en tant qu’objet d’étude et d’enseignement. Nous continuons d’explorer ce thème dans le présent numéro à travers un livre foisonnant de plus de 500 pages entièrement dédié à ce sujet, intitulé Le genre dans un monde en transformation[1]. Il s’agit en fait d’un recueil de 24 conférences présentées au 4e Symposium international sur l’étude des genres[2], qui s’est tenu à Santa Catarina, au Brésil, en 2007. Choisies parmi les 400 présentations effectuées à cette occasion, elles témoignent de la diversité non seulement des axes de recherche entourant cet objet d’étude, mais aussi des nationalités des chercheurs, provenant tant de l’Australie que du Brésil, de France, du Portugal ou des États-Unis, par exemple. Le fait que le Brésil ait été l’hôte d’un tel événement ne doit pas surprendre, car ce pays se pose en chef de file dans les études sur le genre; il en a même fait un élément de son programme national d’éducation[3].

Le genre dans tous ses états

La diversité des articles ne tient pas qu’au pays d’origine de leurs auteurs. Certaines conférences portent sur les problématiques de définition du genre – ses dimensions linguistiques, mais aussi sociales et rhétoriques –, et d’analyse de celui-ci. Un article s’applique ainsi à décrire une approche basée sur les marqueurs génériques, laquelle permet notamment d’analyser des textes qui détournent un genre au profit d’un autre, dans une approche intertextuelle. La méthodologie exposée démontre comment fonctionnent une publicité pour un fournisseur Internet, qui prend la forme d’un manuel d’utilisation, et une parodie d’affiche de film de superhéros, qui sert plutôt à illustrer un article sur la politique étrangère[4].

D’autres appliquent à l’analyse générique les outils développés par les théoriciens. Sont ainsi abordés des genres aussi variés que l’argument de clôture d’un procès, les écrits dans la profession d’ingénieur, le reportage journalistique et la nouvelle, la thèse de doctorat[5], ou encore, les jeux-questionnaires invitant des gens à participer à une recherche biomédicale… Un constat s’impose rapidement à la lecture d’une telle énumération : les origines très littéraires de l’approche générique ont été transcendées depuis longtemps, et le concept de genre permet désormais d’appréhender une réalité beaucoup plus large. Dans tous ces articles, en réalité, il sert de porte d’entrée vers une discipline ou un milieu, dont il donne à voir certes le langage, mais aussi les codes et les usages, les valeurs et les rapports de force entre les acteurs en présence.

Genre et apprentissage

Cette façon d’aborder le genre devient encore plus intéressante dans les articles qui traitent de son intégration dans les curriculums des collèges et des universités, de même que des questions didactiques et pédagogiques que cela soulève. Ainsi, cette idée que le genre permet d’analyser un milieu, une discipline, Charles Bazerman, un incontournable dans la recherche sur le genre dans le monde anglosaxon et l’un des éditeurs de ce recueil, la développe et lui donne une portée nouvelle. Dans son article intitulé « Le genre et le développement cognitif : au-delà de l’apprentissage de l’écriture », il présente la pensée de Vygostski concernant le développement de l’écrit. Pour Vygostski, l’apprentissage précède – et entraîne, éventuellement – le développement. Selon lui, chaque nouvelle pratique est d’abord apprise à travers des interactions sociales, avant d’être amenée à un niveau plus personnel pour être intégrée, modifiant nos pratiques et nos modes de pensée. Cette idée, de plus[6]. La pratique du genre devient donc ouverture à l’autre et enrichissement cognitif.

Genre et vision du monde

Un autre article fort inspirant, selon nous, est celui d’Amy Devitt, qui répond aux détracteurs de l’enseignement explicite du genre. Ceux-ci font valoir que le genre est trop souvent présenté aux étudiants comme un texte aux propriétés figées, une recette qu’ils doivent aveuglément apprendre à reproduire, et, qu’à ce titre, il devient prétexte à la transmission des valeurs qu’il représente dans le champ disciplinaire où il a cours, et donc, à la reproduction servile de l’ordre établi. À toutes ces objections, Devitt rétorque qu’il faut simplement, en enseignant le genre, s’assurer de bien exposer sa dimension rhétorique. C’est ce qu’elle nomme la « conscience critique à l’égard des genres d’écrits ». On peut développer cette conscience chez les étudiants en explicitant avec eux les valeurs et les visions du monde que les écrits sous-tendent.

Devitt explique ainsi que le professeur doit être conscient qu’à chaque genre qu’il enseigne (même le plus scolaire) correspond une idéologie qu’il transmet en même temps aux étudiants. La dissertation, par exemple, valorise l’objectivité, la mise à distance du sujet et la logique, et ce, selon des valeurs très occidentales, qui laissent peu de place à l’engagement personnel du sujet, aux émotions ou à l’idée d’une complexité immaîtrisable. À l’inverse, le fait d’exiger des étudiants des textes plus personnels leur laisse entendre que le partage de leur expérience et de leur vie privée est correct et sain, en plus de tendre souvent à donner de l’importance aux expériences traumatisantes ou exceptionnelles, au détriment de celles de la vie courante[7]. Selon Devitt, le premier pas vers une pédagogie de la conscience critique à l’égard des genres est, pour le professeur, de se rendre compte qu’il transmet une vision du monde à travers le choix des genres qu’il met au programme. Il s’agit ensuite de faire voir aux étudiants, à mesure qu’ils s’approprient le genre et qu’ils l’analysent, combien les valeurs qui le sous-tendent transparaissent, à la fois dans le dicible qu’il choisit de réaliser et dans ce qu’il tait. Une telle démarche, selon elle, fait en sorte que l’apprentissage du genre mène également au développement de l’esprit critique.

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Bien sûr, tous les articles ne sont pas d’égal intérêt; certains portent sur des éléments disciplinaires très pointus, d’autres sur des éléments culturels qui nous sont familiers. Mais il y a matière, dans ce recueil, à dynamiser le regard que l’on porte sur le genre. Dans les meilleures pages, on sent combien l’analyse du genre en tant qu’objet linguistique, celle du contexte qui le voit émerger et celle de la didactique qui en découle peuvent être fécondes et se répondre dans des perspectives fort inspirantes. On y sent surtout combien l’écriture d’un genre rend possible le développement cognitif auquel doivent faire accéder les études supérieures : penser au texte à écrire oblige aussi à penser le monde dans lequel ce texte se déploie.

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  1. C. BAZERMAN, A. BONINI and D. FIGUEIREDO, Genre in a Changing World, West Lafayette, Parlor Press and The WAC Clearinghouse, 2009. Nous avons traduit le titre, de même que les citations des articles. On peut trouver ce livre, en version intégrale gratuite, à l’adresse Internet suivante : http://wac.colostate.edu/books/genre/genre.pdf (consultée le 22 novembre 2012). Tout comme, d’ailleurs, maints autres ouvrages sur l’enseignement de l’anglais à travers les disciplines dans un contexte universitaire. Tous sont cependant en anglais, y compris l’ouvrage recensé ici. [Retour]
  2. Ou le SIGET IV (Fourth International Symposium on Genre Studies), tenu en 2007 sur le campus de l’Unisul (Universidade do Sul de Santa Catarina) du Brésil. Les symposiums précédents sur ce thème avaient eu lieu également au Brésil, en 2003 à Londrina, en 2004 à Vitória, et en 2005 à Santa Maria. [Retour]
  3. Brésil, National Curricular Parameters, 1988, p. 21 et 49. [Retour]
  4. M. A. COUTINHO and F. MIRANDA, « To Discribe Genres : Problems and Strategies », dans
    C. BAZERMAN, A. BONINI and D. FIGUEIREDO, op. cit. p. 35-55. [Retour]
  5. Il s’agit d’ailleurs du seul article du recueil de la part de chercheurs québécois, soit Anthony Paré, Doreen Starke-Meyerring et Lynn McAlpine, de l’Université McGill. [Retour]
  6. « Each domain of learning provides opportunities to learn in the genres of the classroom and profession through which we rehearse the typical objects, relations, and reasoning of the field. We then learn not just to talk but to learn the forms of attention and reasoning which the language points us toward. The words of the field become associated with practices and perceptions, changing our systems of operating within the world and writing others. » C. BAZERMAN, « Genre and Cognitive Development : Beyond Writing to Learn », p. 290. [Retour]
  7. A. DEVITT, « Teaching Critical Genre Awareness », p. 339. [Retour]

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