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Épreuve uniforme et enseignement de la littérature: victoire ou échec?

Épreuve uniforme et enseignement de la littérature: victoire ou échec?

Cessons juste quelques instants, voulez-vous, de corriger ces copies de dissertation formatées, semblables dans leurs faiblesses et parfois même, malheureusement, dans leurs réussites, et lisons deux recueils de textes que rien ne relie d’emblée. Le premier, paru il y a quelques décennies, demeure fort actuel : il s’agit de La crise de la culture, d’Anna Arendt[1]. Celle-ci s’y pose en grande défenderesse de l’œuvre d’art, qui ne doit, ne peut servir à rien, sinon qu’à être. Et elle y critique aussi, avec grande sévérité, ces approches pédagogiques qui tentent de faire des élèves des miniadultes, qui iraient à l’école comme à une répétition de leur vie professionnelle future. Le second est un ouvrage à la diffusion fort restreinte et relativement récent, un cahier du Centre d’études québécoises de l’Université de Montréal (CETUQ) où se trouvent rassemblées des réflexions, aussi bien d’universitaires que de collègues du collégial, sur l’enseignement de la littérature au cégep. Il s’agit d’un état de la question lucide, qui pose des questions intéressantes et qui s’intitule Enseigner la littérature au cégep[2]. Ces deux lectures permettent de prendre un recul face à nos pratiques et de les évaluer à l’aune de critères plus globaux, de réflexions plus fondamentales. Ainsi, elles peuvent nourrir notre réflexion sur les avantages et les inconvénients de l’Épreuve uniforme.

Et elle a des mérites, cette Épreuve qui fait trembler les élèves. Je n’ai jamais enseigné au collégial avant qu’elle n’y soit instaurée, mais je fus étudiante juste avant et je me souviens de l’importance fort modeste que prenaient alors les cours de français dans ma formation en sciences de la santé. D’où ma stupeur – et ma joie –, lors de mon premier trimestre dans l’enseignement, de découvrir que le français était devenu… primordial. En effet, aujourd’hui, les élèves abordent le français et la littérature avec respect, quand ce n’est pas avec une certaine crainte.

Or, que font les élèves dans les cours de français au collégial ? Ils lisent, oui. Mais avec l’obsession de décortiquer, pour ensuite disserter. Le cours devient une chasse aux figures de style ou le moment de pressantes interrogations sur les marqueurs de relation, que l’on voudrait parsemer à l’avance dans un texte encore vide de toute idée. À ce propos, Marcel Goulet parle de technicisation de la lecture : « La lecture se trouve, dans les faits, transformée en menus exercices de repérage […] de procédés linguistiques et stylistiques […] le plus souvent dans une ignorance relative des effets de ces procédés et de leur rapport à la signification d’un texte ou d’une œuvre[3]. »

L’exercice de dissertation a pris une telle importance qu’il fait ombrage à tout ce qu’il devait intégrer et contrôler. Mais je comprends : la dissertation permet d’évaluer maints critères qui, en apparence, semblent témoigner d’une connaissance de la littérature ; elle permet de voir si l’élève comprend ce qu’il lit, s’il a quelques notions d’histoire littéraire, s’il connaît les figures de style et quelques éléments de narratologie, s’il écrit sans fautes…

Avec l’Épreuve, nous ne faisons donc que voir si les élèves savent aborder la littérature. Nous ne mesurons en aucune façon s’ils l’abordent réellement. Nous avons cédé, nous avons substitué « le faire à l’apprendre[4] ». Pour uniformiser les pratiques et évaluer aisément ce que l’élève en retire, nous avons tenté de standardiser une matière, la littérature, et nous l’avons, ce faisant, perdue.

Car, en regard de ce qu’est la littérature, est-ce tout, de comprendre le sens d’un texte ? Cela permet sans doute de cerner au plus près un extrait choisi. Mais qu’y a-t-il de plus artificiel, de plus bancal qu’un extrait ? Lisons-nous jamais, nous qui sommes des lecteurs pourtant avides et déjà convertis, des extraits ? Quant à statuer sur LE sens de l’œuvre, n’est-ce pas souvent carrément impossible, voire peu souhaitable ? Ne doit-on pas plutôt montrer que la polysémie littéraire est riche, que le texte littéraire ne fonctionne pas selon des critères de performance – contrairement à tout le reste de la vie en société maintenant ! Quant à la forme, au style… Évidemment, il est réjouissant que l’élève sache reconnaître une métaphore, une allitération. Mais cela doit-il avoir une telle importance ? Aimons-nous Proust, le lisons-nous pour sa manie des triples épithètes en fin de phrase ? Admire-t-on Victor Hugo pour ses antithèses ? Devons-nous déposséder les élèves de la langue, qui devient un objet d’étude, le lieu où les autres écrivent, et où nous regardons ce qu’ils ont fait ?

Comment revenir, alors, à la littérature ? Et comment évaluer ce que les élèves en apprendront ? La lecture d’Arendt et du seizième cahier du CETUQ nourrira votre réflexion sur ce sujet (et tellement plus…).

* * *

  1. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, 380 pages. Un livre, très dense, dans lequel on retrouve plusieurs conférences où Arendt dénonce, notamment, le philistinisme cultivé de la société, c’est-à-dire sa propension à vouloir que la culture serve à quelque chose. Retour
  2. Enseigner la littérature au cégep, Montréal, Cahiers de recherche du CETUQ, no 16, 2000, 123 pages. Il est trop rare de voir des professeurs de cégep et d’université unir leurs réflexions, et on ne peut que le déplorer, en voyant avec quelle pertinence ils se penchent sur nos pratiques pédagogiques et leurs présupposés. Retour
  3. Marcel Goulet, « L’enseignement de la littérature collégiale » dans Enseigner la littérature au cégep, Montréal, Cahiers de recherche du CETUQ, no 16, 2000, p. 48. Retour
  4. Hannah Arendt, op. cit., p. 235. Retour

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