Une démarche stratégique pour enseigner la littérature
Un regard en arrière
Ce ne sont pas tous les professeurs de français au collégial qui, comme nos bienheureux collègues à la retraite, ont eu la chance de voir évoluer l’enseignement de la littérature au cégep depuis la création de l’institution jusqu’au tournant du millénaire. Il est néanmoins généralement reconnu que, durant les années 1970 et 1980, sous l’influence souvent indirecte du courant de la « pédagogie de la communication », des expériences pédagogiques des plus diverses ont été tentées, les plus excessives d’entre elles ayant par la suite servi à discréditer tout le mouvement. Lecture de textes postmodernes, écriture de types de discours multiformes, théâtre de création, récitals multigenres ont côtoyé l’enseignement traditionnel de l’explication de textes canoniques (Maria Chapdelaine, Germinal, etc.) et l’imitation du modèle de paragraphe à la manière de Henri Bergson ou de Claude Bernard. En même temps, sur la lancée du structuralisme, s’élaboraient de nouvelles théories littéraires qui allaient être appliquées plutôt mécaniquement à l’enseignement : analyse structurale, poétique, narratologie, sémiologie théâtrale, etc. La « coordination provinciale de français », après s’être entredéchirée autour de la recherche d’une séquence de cours commune, finit par en admettre trois, difficilement dégagées de particularités locales très marquées. La Direction générale de l’enseignement collégial (DGEC) cherchait en fait à nous faire enseigner la langue, mais ne connaissait que la manière forte, à laquelle nous répondions sur le ton militant de l’époque.
Puis la dernière réforme est venue tout liquider, ou presque. En 1993, des enseignants triés sur le volet écrivaient à huis clos les devis des nouveaux cours obligatoires, sous la gouverne hésitante d’un ministère qui improvisait sa manière d’utiliser l’approche par compétences. Conçus avec la nostalgie du cours classique et sous la menace de voir disparaitre la littérature, les devis ont mis fin aux expériences pédagogiques, à la création écrite ou théâtrale, et ramené la littérature patrimoniale, jusque-là négligée. La nouvelle culture de l’évaluation est retournée aux valeurs passéistes de l’enseignement traditionnel, soit l’analyse littéraire et la dissertation. L’uniformisation des modes d’évaluation, dont l’épreuve uniforme de français constitue la clé de voute, a réduit en amont la diversité des contenus d’enseignement et des approches pédagogiques.
Aujourd’hui, l’approche par compétences, du moins en français, se révèle davantage un mode de gestion des programmes qu’une démarche d’enseignement. L’enseignement de la langue constitue encore un enjeu, déchiré entre le politique et le didactique. Malgré les progrès considérables de la pédagogie collégiale, il n’existe toujours pas de formation reconnue à l’enseignement de la littérature. En écriture, et c’est peut-être là un legs de l’avant-réforme, on a développé diverses activités d’apprentissage, allant de l’élaboration du plan à la révision du brouillon. En lecture, cependant, les progrès semblent plus limités. Le discours expert sur l’œuvre continue à prédominer sur celui des élèves, sans compter tous les cours magistraux sur le genre, l’époque et le courant ainsi que sur les outils ou méthodes d’analyse (procédés stylistiques, schéma narratif, etc.). Dans certains cas, l’analyse devient tellement technique qu’elle évacue l’interprétation, dont la validité est mise en doute par le relativisme postmoderne. Les élèves, pour leur part, lisent passivement, sans garder de traces et parfois sans chercher à comprendre. À quoi bon cet effort, justement, quand on sait que le professeur finira par donner toutes les réponses ?
Notre projet d’élaborer une démarche stratégique d’enseignement de la littérature tente de redonner la lecture à l’élève, de lui faire retrouver ou découvrir le gout de la lecture et le plaisir de comprendre une œuvre. Dans la prochaine section, nous présentons l’origine théorique et pratique de la démarche, avant d’en exposer le déroulement. Une dernière section traitera des impacts de cette approche sur l’enseignement et l’apprentissage.
La démarche stratégique d’enseignement de la littérature
La démarche que nous proposons est stratégique parce qu’elle indique au professeur une manière précise d’enseigner la littérature, tout en lui laissant un contrôle total sur le contenu de l’enseignement.
Cadre de référence
Le point de départ de la démarche a été la thèse de doctorat en didactique de Suzanne Richard (2004) et un cadre de référence formé des théories les plus reconnues en éducation, que nous avons reliées les unes aux autres (voir la figure 1). Le SOCIOCONSTRUCTIVISME est central dans ce modèle parce que la compréhension de l’œuvre littéraire est vue comme un travail de construction (Barth, 1993). Ainsi, notre démarche part des représentations et des interprétations initiales des élèves pour qu’ils puissent construire leur lecture d’œuvres littéraires ainsi qu’un discours sur celle-ci. L’ENSEIGNEMENT est STRATÉGIQUE parce qu’il s’agit pour le professeur de maintenir « un équilibre délicat entre le type d’assistance dont l’étudiant a besoin pour traiter le contenu […] et l’acquisition graduelle de l’indépendance nécessaire au traitement autonome de l’information » (Tardif, 1992 : 298). En d’autres termes, la construction de la compréhension a besoin d’un étayage que l’enseignant retire à mesure que les élèves acquièrent cette autonomie.
Au lieu de stigmatiser le manque de culture littéraire chez les élèves, la démarche mise sur la COMPLÉMENTARITÉ de la CULTURE DE MASSE et de la LITTÉRATURE (Fourtanier, Mazauric et Langlade, 2006) ; la classe de français devient un lieu de médiation culturelle (Zakhartchouk, 1999 ; Martín-Barbero, 1987) où les jeunes apprennent à se distancier de leurs pratiques culturelles, de la culture de consommation et des discours idéologiques, pour mieux y réfléchir. Lire, par ailleurs, c’est aussi soumettre le modeste matériau de la langue au travail de l’imagination afin d’accéder à la représentation du monde de l’auteur. Cette COMPLÉMENTARITÉ DE LA LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE (Richard, 2004 ; Dufays et Rosier, 2003 ; Simard, 1997 ; Reuter, 1992) demande aux élèves de s’attarder en particulier au vocabulaire et à la syntaxe, et donne l’occasion aux enseignants de cerner la notion fuyante de style, héritée de la tradition scolaire.
Le travail en équipe a été repensé selon les principes de l’APPROCHE COOPÉRATIVE (Abrami, 1995) et la tâche de lecture et d’analyse littéraire a été conçue de manière à favoriser la collaboration. Les questionnaires de compréhension ont été abandonnés parce qu’ils encouragent plutôt la division du travail. Dans ce contexte de coopération, la pression des pairs incite les élèves à lire les œuvres et à participer aux tâches, sans qu’on ait besoin de tests de lecture. En tablant sur la socialisation, on encourage les compétences sociales des élèves, comme la direction et l’animation, souvent moins valorisées en classe de français que les habiletés plus intellectuelles. En dernier lieu, la finalité essentielle de la démarche est de développer les COMPÉTENCES INTERPRÉTATIVES ET CULTURELLES (Richard, 2004 ; Simard, 2003 ; Legros, 2001 ; Canvat, 2000). Il s’agit d’amener les élèves à interpréter eux-mêmes l’œuvre lue, au lieu d’attendre que l’enseignant le fasse à leur place, et à lui trouver un sens non seulement intrinsèque, mais également basé sur leur expérience personnelle.
Mise au point de la démarche
La didactique du français, comme les autres disciplines des sciences de l’éducation, sort difficilement des cercles universitaires. Les enseignants de français du secondaire et du collégial, qui sont de plus en plus nombreux à suivre des cours en didactique, sont frustrés de voir que des théories si prometteuses ne leur permettent pas de modifier leurs pratiques. Afin de combler cet écart entre la théorie et la pratique, nous avons fait en sorte que notre démarche d’enseignement repose moins sur les théories éducatives que sur une longue expérience de terrain et qu’elle fasse l’objet d’une mise au point en classe qui dure depuis plus de trois ans, au secondaire comme au collégial. Nous avons filmé et analysé des cours après coup ; nous avons pris en considération des témoignages d’élèves et d’enseignants. Comme la démarche requiert une formation soutenue et que les outils ne sont pas encore publiés[2], son utilisation au collégial se limite actuellement au collège de Valleyfield, où huit enseignants l’emploient avec succès dans les cours 101, 102, 103 ainsi qu’en Mise à niveau et dans le cours de la formation propre. Mais des enseignants d’autres collèges ont aussi été formés et se préparent à la mettre en œuvre. Au secondaire, une dizaine d’enseignants d’écoles différentes recourent également à la démarche, tant au premier qu’au second cycle et tant au secteur public qu’au privé. Les enseignants qui la mettent en œuvre bénéficient d’un suivi, et nous prévoyons créer une communauté de pratiques sur Internet pour soutenir ceux qui s’ajouteront. Étant donné qu’elle se prête à tous les genres littéraires et à tous les cours, la démarche ne constitue pas une recette clé en main. Sa souplesse doit être compensée par un investissement personnel de l’enseignant.
Une nouvelle approche de l’enseignement
Le plus difficile n’est pourtant pas d’apprendre à utiliser la démarche stratégique d’enseignement de la littérature, mais d’accepter l’idée d’enseigner autrement. Le professeur stratégique joue de multiples rôles, selon Tardif, (1992) : il doit être à la fois expert de contenu (jusqu’ici, ça va bien), planificateur (jusqu’à six semaines d’avance…), motivateur (ah, il faut faire ça ?), modèle (montrer comment faire), médiateur culturel (fin du dénigrement de la culture de masse) et entraineur (qui fait travailler « ses » équipes). Il faut aussi savoir exercer le bon rôle au bon moment. Certains des enseignants que nous avons formés étaient prêts dans une large mesure et recouraient déjà à quelques-unes des stratégies d’enseignement préconisées. Pour d’autres, plus ancrés dans l’enseignement traditionnel, la marche était plus haute. De surcroit, la démarche nécessite de prendre le temps qu’il faut pour laisser les élèves comprendre les œuvres. En pratique, elle permet d’étudier deux œuvres par session, compte tenu du fait qu’il faut aussi enseigner l’écriture, encadrer les activités d’apprentissage et faire utiliser des stratégies de révision. Quelques enseignants réussissent malgré tout à faire lire et analyser trois œuvres complètes. La plupart étudient plutôt au moyen du cours magistral une troisième œuvre, souvent plus courte. Toutefois, l’enseignement magistral ne peut plus constituer le cœur du cours ; il accompagne la lecture et l’analyse, puis il valide l’interprétation à la fin du projet de lecture. Nous comprenons que cette démarche heurte les convictions de plusieurs enseignants de français du collégial. Toutefois, ceux-ci nous appuieront certainement pour soutenir qu’aucune approche pédagogique ne peut avoir du succès si elle est imposée. Au nom de ce principe, on ne doit pas non plus imposer l’enseignement traditionnel ; c’est pourquoi nous souhaitons que la démarche stratégique que nous proposons soit considérée par les départements de français comme une orientation possible pour les enseignants qui s’y intéressent.
Déroulement de la démarche
Nous avons défini le déroulement de la démarche stratégique d’enseignement de la littérature de façon détaillée, mais il serait trop long de l’exposer ici en entier et d’expliquer sa mise en œuvre[3]. Nous nous limiterons donc à un survol.
La démarche comporte quatre phases, chacune se découpant en deux étapes. La première phase est celle de la préparation à la lecture, où l’enseignant justifie d’abord le choix de l’œuvre[4] afin de relier la culture de l’élève à celle que l’on veut construire : la culture scolaire ou légitimée. Il active ensuite les connaissances littéraires à partir du livre que les étudiants ont en main et qu’ils feuillettent ensemble. Le professeur incite les élèves à anticiper le contenu de l’œuvre afin de créer des attentes et de susciter des hypothèses de lecture qui seront à vérifier tout au long de la lecture. Il recommande des stratégies de lecture consistant à noter ou à surligner le qui, quoi, où et quand de l’action ; il donne un exemple de leur utilisation. Enfin, il propose l’échéancier de lecture, au rythme d’environ 70 pages/semaine, pour de la prose.
La deuxième phase est celle de la lecture proprement dite, qui se fait en dehors de la classe, alors que pendant les rencontres en classe, les élèves échangent sur ce qu’ils sont en train de lire. Cette discussion en équipe, en plus d’améliorer la qualité de la lecture avant que celle-ci ne prenne fin, sert à exprimer des impressions et à confronter des hypothèses. Dans sa tournée des équipes, l’enseignant s’assure du progrès de la lecture et de la compréhension, et il fournit une aide stratégique. Par exemple, s’il croit, à la suite des questions posées ou grâce à l’examen rapide des traces de lecture, que la nature de l’action en cours n’a pas été saisie, il justifie la nécessité du soulignement ou de la prise de notes à partir d’un extrait du texte qui aurait dû être repéré. Si ce sont les stratégies qui lui semblent mal utilisées, comme un soulignement trop fréquent ou trop rare, il fait une démonstration de leur utilisation adéquate, en partant du texte sur lequel porte l’échange. Il peut aussi, en réponse à une question, demander aux élèves de consulter leurs notes de cours, le dictionnaire ou une autre source d’information. Enfin, il transmet un jugement sur le rendement de l’équipe ainsi que sur les résultats obtenus, et il l’encourage à poursuivre le travail en suivant ses conseils. Ce travail de discussion et d’animation est très exigeant pour l’enseignant, qui doit constamment être à l’affut des questionnements et des hésitations des élèves, et faire le tour de ses sept ou huit équipes en une heure environ. Une fois l’œuvre lue en entier, le professeur recueille les impressions de lecture de la classe ainsi que les hypothèses interprétatives.
La troisième phase est celle de l’analyse et de l’interprétation. L’enseignant part des hypothèses de lecture des élèves pour proposer des objectifs d’analyse et il cerne les objets d’analyse littéraire. Si, par exemple, dans L’Amant de Duras, on veut comprendre l’impact du passé sur l’écriture de la narratrice, on étudiera la narration et ses procédés. Le jeu autour du pronom elle, qui réfère implicitement à la jeune héroïne, à la narratrice ou à la mère, et qui aura préalablement été souligné, sera alors rattaché aux thèmes de la famille, de l’amour et de l’argent. Le professeur guidera les équipes, qui relèveront des indices textuels dans l’œuvre, afin de vérifier leurs hypothèses interprétatives ; celles-ci pourraient porter, par exemple, sur la représentation d’un monde où l’amour se mêle à la prostitution.
L’analyse en équipe des extraits recueillis procède par comparaison et par opposition, à l’aide d’un tableau comparatif dont l’enseignant fournit la maquette. Cette analyse de données peut être entrecoupée de cours magistraux sur l’auteur, ses œuvres et le contexte d’écriture, ainsi que sur le style, le genre et l’époque ou le courant littéraire. Il ne s’agit pas de couvrir toutes ces notions littéraires pour une même œuvre, mais de choisir les aspects les plus utiles à la tâche d’analyse proposée aux élèves. Durant ces exposés, l’enseignant doit absolument éviter d’analyser l’œuvre à la place des élèves. Au lieu de livrer la réponse, il relie ses propos à la tâche d’analyse de la classe, mais il choisit ses exemples dans d’autres œuvres.
Les résultats des équipes sont ensuite mis en commun pour la quatrième et dernière phase, qui est celle de la validation des hypothèses. L’enseignant synthétise avec le groupe les résultats de l’analyse et les interprétations issues des discussions en équipe afin de combler les lacunes et de corriger les erreurs d’analyse. À cette occasion, les connaissances littéraires de tous sont consolidées et les élèves moins avancés ont la possibilité de se rattraper. L’enseignant peut enfin livrer les clés de l’œuvre, si elles n’ont toujours pas été découvertes par la classe. Un retour sur la démarche stratégique permet aux élèves de constater les apprentissages effectués et de signaler les difficultés rencontrées. L’enseignant prépare le transfert des résultats de l’analyse en vue d’une production écrite. Il peut notamment formuler lui-même un sujet de dissertation directement relié à la tâche d’analyse qui vient de s’achever ou demander à la classe de lui en proposer quelques-uns[5]. Pour le cours Écriture et littérature, il peut indiquer sur quel extrait de l’œuvre analysée portera l’analyse littéraire ou faire participer les élèves au choix. La démarche stratégique en lecture s’arrête ici, mais pour les élèves et l’enseignant, il faut conserver le lien et poursuivre avec l’élaboration du plan, la rédaction et la révision du texte. Dans le cours de formation propre, le prolongement de la lecture peut prendre la forme d’un compte rendu critique, mais aussi d’une présentation orale.
Impacts de la démarche
Commencé à l’automne 2005, notre projet, plus qu’une recherche, est une intervention visant à transformer les pratiques d’enseignement de la littérature au secondaire et au collégial. Nous avons filmé plus de 20 heures de cours et nous avons recueilli les témoignages des enseignants et de leurs élèves durant le processus, ce qui nous permet de présenter les premiers impacts de la démarche d’enseignement.
Revitalisation du travail d’équipe
D’abord, l’échéancier de lecture serré crée une union plus étroite avec l’œuvre et accroit le plaisir de la lecture. Selon la longueur de l’œuvre, la lecture se fait en une à trois semaines, pendant lesquelles il y a accompagnement par l’enseignant, mais aussi par les pairs. Les discussions en équipe, encadrées par l’enseignant, valorisent le travail des élèves, augmentent leur sentiment de compétence et leur autonomie. En effet, ce travail en coopération fait en sorte que chaque élève se sent responsable du bon fonctionnement de l’équipe : l’avancement de la lecture ne s’effectue plus sous la menace d’une mauvaise note ou d’une punition, mais sous la pression positive des pairs. Ceux qui n’ont pas suivi le rythme de lecture sont placés dans une équipe de retardataires ; comme les élèves veulent vite retrouver leurs amis, ils rattrapent leur retard ! Les tests de lecture sont supprimés et les questionnaires « de compréhension », abandonnés. La lecture s’en trouve moins fragmentée et devient beaucoup plus signifiante, comme le révèlent les séances filmées et les témoignages des élèves. La lecture vise davantage un but précis, soit de vérifier des hypothèses préalables et de trouver des réponses aux questions soulevées lors des discussions en équipe. On assiste à une inversion du déroulement traditionnel d’une discussion entre une équipe et un professeur : les élèves accueillent encore l’enseignant avec une question de contenu, mais celui-ci leur répond par une autre question, d’ordre stratégique. Par exemple, à la question : « Est-ce que le thème peut être la liberté ? », l’enseignant répond : « Qu’est-ce qui vous fait croire que ça peut être la liberté ? » Le dialogue s’oriente ainsi sur les preuves textuelles. À partir d’un exemple fourni par l’équipe, l’enseignant demande de relier les faits de langue et les significations littéraires. Un nouveau partage des responsabilités nait dans la classe ; l’enseignant devient un médiateur et un facilitateur plutôt qu’un détenteur de réponses. Il doit prendre en considération les impressions de lecture des élèves et surtout, les amener à expliquer et à étayer ces impressions. Au collégial, certains enseignants sont portés, dans le feu de l’action, à effectuer l’analyse à la place des élèves ; dans ce cas, ils doivent apprendre à rediriger leurs interventions du côté des méthodes de travail.
Des outils de lecture et d’analyse
Le matériel didactique fourni dans les éditions scolaires des œuvres et les anthologies étant tellement abondant et fragmenté qu’il devient inutilisable, l’enseignant doit créer des outils adaptés à chaque œuvre littéraire en lecture. Il commence par élaborer un tableau ou un schéma rempli de toutes les informations qu’il souhaite que les élèves trouvent dans l’œuvre. Cet outil lui servira d’aide-mémoire durant ses interventions en classe, et non pas de corrigé pour évaluer des réponses à des questionnaires. Le professeur prépare ensuite une version du tableau (ou du schéma) dont il vide le contenu des cases, mais dont il conserve (en tout ou en partie) les titres de rangées ou de colonnes. Cet outil, dont chaque élève reçoit un exemplaire, sert durant le travail d’équipe de la troisième phase. En circulant entre les équipes, l’enseignant peut ainsi vérifier au premier coup d’œil le degré d’avancement du travail. Comme on peut pointer du doigt les données posant problème, les questions se clarifient, les réponses restent brèves et les participants distraits peuvent vite retrouver le fil de l’échange. Stimulés par les informations du professeur, qu’elles proviennent d’une aide ponctuelle ou d’un cours magistral, les élèves discutent en équipe de leurs résultats d’analyse, qu’ils comparent à leurs interprétations antérieures de l’œuvre ; cela les amène à formuler de meilleures interprétations et à approfondir l’œuvre. Des discussions littéraires se tiennent alors dans les équipes, en présence ou en l’absence de l’enseignant.
Une meilleure gestion de classe
L’animation d’un dialogue avec la classe à chacune des phases de la démarche assure une meilleure communication entre les élèves et l’enseignant, de laquelle découle une grande valorisation du travail de chacun. D’un côté, les élèves se sentent davantage écoutés, ce qui rehausse leur sentiment de compétence ; de l’autre, l’enseignant a devant lui des élèves motivés par la tâche et qui cherchent à mieux comprendre l’œuvre choisie. Puisque la responsabilité du travail est partagée, la gestion de classe est facilitée. Durant la deuxième phase, les élèves les moins autonomes peuvent ressentir de l’anxiété en constatant que l’enseignant ne donne plus les réponses. Par contre, les troisième et quatrième phases calment cette angoisse et les élèves sentent moins d’appréhension à l’approche de l’écriture d’un texte sur l’œuvre analysée. On n’entend plus cette question où pointe tellement de désarroi : « Qu’est-ce que tu veux que j’écrive ? »
Un bilan positif
Tous les témoignages des enseignants concordent : la démarche prépare mieux que les approches traditionnelles la rédaction d’analyses littéraires et de dissertations. Nos propres observations et corrections le vérifient aussi. Les élèves construisent leur propre discours sur l’œuvre, tout en respectant sa cohérence. Les exemples sont mieux exploités. En ce qui a trait à la structure des textes et à la qualité de la langue, la méthodologie de notre projet ne permet pas de tirer de conclusions, mais ce serait une perspective intéressante à étudier. On peut au moins postuler que l’on commet moins de fautes quand on maitrise plus le sujet sur lequel on écrit.
L’impact sur la tâche de l’enseignant n’est pas quantitatif, mais qualitatif. On effectue à l’avance les activités d’apprentissage qu’on demande aux élèves, mais on prépare moins de cours magistraux. On ne corrige plus de contrôles de lecture, mais on peut recueillir des notes de lecture en vue d’une évaluation formative. Les points attribués aux contrôles supprimés s’ajoutent aux évaluations sommatives principales (dissertation, analyse littéraire, etc.) ; en toute logique, l’évaluation d’un projet de lecture et d’écriture étalé sur cinq ou six semaines vaut bien 35 % ou 40 %.
Les témoignages des élèves, y compris ceux qui n’aiment pas la lecture ou le français, sont élogieux à l’égard de la démarche stratégique. Le sentiment d’autonomie ressort beaucoup, suivi de près par un sentiment de sécurité, exprimé sous la forme : « On a eu le temps de bien comprendre le livre ». En fait, certains, sans doute plus forts, ont commencé à trouver le temps long vers la fin de la démarche, mais pas au point de devenir dérangeants. Enfin, plusieurs élèves regrettent de n’avoir pas connu la démarche plus tôt ou qu’elle ne s’étende pas au cours suivant.
Ajoutons en terminant que la reprise de la démarche dans un deuxième projet de lecture devient plus facile pour tout le monde. Les étudiants reconnaissent les activités et ils anticipent le travail qu’on attend d’eux. Le professeur intègre mieux la démarche à son style personnel, qui n’est pourtant plus le même. Tous les enseignants qui ont utilisé la démarche continuent à le faire et aucun ne désire revenir à son ancienne méthode. Bon signe !
* Ce texte est rédigé suivant les Rectifications de l’orthographe. Retour au texte
- Jacques Lecavalier et Suzanne Richard sont spécialistes de la didactique du français. Retour au texte
- En préparation : un guide pédagogique exposant précisément la démarche stratégique, accompagné d’un DVD contenant des scènes filmées en classe et donnant accès à un site Web présentant davantage d’extraits vidéo (près de trois heures pour chaque ordre d’enseignement). Projet financé par le Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ). Retour au texte
- Cela a été fait aux colloques de l’AQPC (Richard et Lecavalier 2007a), de l’AQPF (Richard et Lecavalier 2007b ; Lecavalier et Richard 2008a) et de l’Acfas (Lecavalier et Richard 2008b). Retour au texte
- Par œuvre, nous entendons un texte complet, court (poème, nouvelle) ou long (récit, pièce de théâtre, essai), et non un extrait (chapitre, scène). Devant un extrait d’une œuvre qu’ils n’ont pas lue en entier, les étudiants tendent à croire que leurs difficultés proviennent du reste de l’œuvre, même quand ce n’est pas le cas. Retour au texte
- La démarche fonctionne aussi bien avec une comparaison de deux œuvres. Les étudiants peuvent lire et comparer deux œuvres courtes ou moyennes dans un même projet. Ou encore, l’enseignant analyse une œuvre courte en mode magistral, en parallèle à la démarche d’analyse d’une œuvre longue par les étudiants, et il fait porter le travail écrit sur une comparaison des deux œuvres. Retour au texte
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