Recension de «Tableau noir. La défaite de l’école», de Iannis Roder
Ma curiosité de lire l’essai de Iannis Roder est venue à force d’en croiser le titre dans les coupures de presse entourant les œuvres dont j’ai parlé dans cette chronique. Lisais-je sur l’angélisme un peu béat de Pennac dans Chagrin d’école ? On lui opposait la prose de Roder. Quelque blogue écorchait-il Entre les murs de Bégaudeau ? Il le faisait en citant Roder… Il m’a donc semblé tout naturel d’aller finalement à la source, en lisant le fameux livre de Roder. D’autant que son titre (Tableau noir. La défaite de l’école[1]) me fait envie – je n’ai jamais eu le sens des titres.
Et ce n’est pas le seul talent littéraire de Roder. Son essai est fort bien écrit : sa prose est claire, fluide, travaillée sans être affectée ; son propos est passionnant et ses démonstrations, fort bien menées. Il ne renouvelle bien sûr pas le genre – celui l’appel du pédagogue écœuré, du professeur découragé devant les dérives du système d’éducation. On est toujours tenté, devant un tel ouvrage, de suspecter quelque erreur, fort explicable et compréhensible du reste : l’enseignant a-t-il appelé un éditeur, quand il aurait plutôt dû tenter d’améliorer le système de l’intérieur, ou à défaut s’adresser à son programme d’aide aux employés ? A-t-il, à travers son livre, distillé son épuisement professionnel plus que sa vision, juste et pondérée, du système dans lequel il travaille ?
Ici, hormis l’évocation rapide de quelques comptes à régler avec la direction de son école, aux choix peu judicieux selon Roder, et de quelques regrets concernant la façon dont des collègues ont vu mal reconnaître leur apport, ou se faire interpeller en réunion, on ne sent pas d’agressivité ou d’esprit revanchard. Pas non plus de glorification d’un passé doré, où tous les écoliers citaient Racine et Baudelaire de mémoire en faisant avec enthousiasme de la trigonométrie, entre deux versions latines. Pas non plus de crise spectaculaire à l’approche d’un changement structurel important, générateur de stress. Rien, donc, qui semble parasiter le discours, y greffer quelque dessein occulte ou en diminuer la lucidité.
Il semble plutôt que cela soit un simple constat, répété et troublant, qui ait guidé sa plume. Roder enseigne, depuis plus de 10 ans, l’histoire et la géographie dans une école secondaire de cette fameuse banlieue parisienne où s’élèvent les tristes émeutes que l’on sait, et où sévit la « racaille » sarcozienne… Et ce qu’il y observe le trouble profondément. D’entrée de jeu, d’ailleurs, il affirme lui-même les limites de ce témoignage – le sien : « Cet exercice […] doit simplement être considéré comme le reflet d’une certaine réalité, à un moment donné, dans un établissement donné, classé ZEP[2] et zone sensible, typique des banlieues défavorisées à population d’origine immigrée des couronnes parisiennes[3]. » Son ambition est donc mesurée : il ne présente pas une réforme à faire, un système à démolir, ou des recettes miracles du bonheur pédagogique. Sa démarche, à la subjectivité assumée, donne à l’ensemble un ton juste. On plonge avec lui dans son inquiétude, ressentie comme sincère.
Le portrait qu’il dresse des élèves qu’il fréquente est assez saisissant, et immensément triste. Son premier constat nous interpellera tous : ils ignorent le vocabulaire de base en français. « Il n’est pas exagéré d’affirmer que certains ne possèdent pas 500 mots de vocabulaire et sont incapables de comprendre les thèmes abordés en classe[4]. » Ainsi, il a fait l’exercice, durant une journée d’enseignement, de noter les mots dont le sens n’était pas connu par une majorité d’élèves. Dans sa liste, on relève quelques mots plus spécialisés tels que insularité, littoral, tranchée ou obus. Mais aussi : démocratie, gouvernement, affrontement ou carrefour[5]. Leur syntaxe est, bien sûr, à l’avenant. Des phrases aussi pauvres ne signifient certainement pas qu’ils n’ont rien à dire. Mais cette communication trouve souvent d’autres voies – la force physique, la crânerie et l’intimidation en premier lieu.
Dans un tel contexte, la loi du plus fort, au sens premier du terme, est rétablie. Ainsi, Roder explique que le terme victime – comme dans victimes de guerre ou victimes collatérales – ne connote plus chez eux l’empathie. Au contraire, doublé dans leur vision d’une notion de faiblesse, il suscite l’irrespect. « On s’identifie au fort, donc au bourreau[6]. » Une autre valeur que défendent ces élèves est la place, effacée et dépendante, de la femme. Intériorisée par les jeunes filles, elle est hautement défendue par les jeunes hommes, leurs frères ou compagnons, tous se nourrissant d’un obscurantisme religieux assez effrayant.
Ces jeunes se caractérisent aussi par leur identité vacillante. Ils refusent toute appartenance à la France (« On s’en fout des Français[7] ») et se réclament souvent d’un pays qu’ils n’ont pas ou ont peu connu. Cette identification est primaire, viscérale, peu réfléchie. Elle vient malheureusement aussi avec son lot de poncifs nationalistes tout aussi primaires et revanchards. La racisme est à peine voilé, l’antisémitisme est répandu[8]. Mais de tels discours haineux sont souvent désorganisés. Après le 11 septembre 2001 se sont ainsi élevées des voix étudiantes pour dire qu’il s’agissait enfin d’une punition envers les Juifs américains, tandis que d’autres y voyaient… un immense complot sémite[9].
Finalement, le tableau se noircit aussi de l’attitude de ces étudiants, réfractaires à l’effort et dominés par une pensée magique. Consommateurs avides, ils rêvent de faire des millions. Cet amour de l’argent est d’ailleurs totalement assumé et déclaré : « L’argent, c’est la base, j’aime quelqu’un, il a pas d’argent, je le laisse tomber[10] », d’affirmer une jeune fille. Mais ils ne voient pas du tout en quoi leur parcours scolaire peut leur assurer un futur plus nanti.
En ce sens, peut-être, au fond, ils n’ont pas tort. Ce que montre aussi Roder, c’est que ces élèves, enfermés dans le « monde parallèle[11] » des banlieues, ce monde où les valeurs, la langue et les usages sont différents, sont aussi prisonniers de leurs origines. « Il suffit de prendre le métro et d’aller à Paris avec eux pour éprouver non seulement les regards que leur jettent les gens, mais aussi le décalage absolu de jeunes ignorant les règles de conduite en collectivité[12]. » Écartés des grandes écoles, que leur bac même rarement et durement acquis aurait dû leur ouvrir[13], ils s’enfoncent dans le ressentiment.
Le portrait que dresse Roder trouve plusieurs similitudes avec celui que présentent le roman et le film Entre les murs. Seule la tonalité en est différente. Où Bégaudeau voyait certain dynamisme, une langue nouvelle en action, une curiosité mâtinée de défi, Roder, lui, voit un appauvrissement langagier, de l’impolitesse et de la fermeture sur soi. Mais dans les deux cas, un constat s’impose : l’absence de mixité sociale ne mène à rien de bon en classe. Ou dans la vie.
- Iannis Roder, Tableau noir. La défaite de l’école, Paris, Denoël, 2008, 228 pages. Retour
- L’acronyme ZEP désigne une zone d’éducation prioritaire. En France, il s’agit d’un territoire où les établissements d’enseignement sont dotés de moyens supplémentaires et de plus d’autonomie, afin de faire face à un taux d’échec plus élevé que la moyenne nationale. Retour
- Ibid., p. 12. Retour
- Ibid., p. 16. Retour
- Ibid., p. 17. Retour
- Ibid., p. 124. Retour
- Ibid., p. 72. Retour
- On peut cependant remarquer que la grille avec laquelle Roder analyse leur discours est elle-même fort connotée, puisqu’il cite quelques spécialistes de l’Allemagne nazie pour commenter le discours des élèves. Retour
- Ibid., p. 94-95. Retour
- Ibid., p. 51. Retour
- Ibid., p. 114. Retour
- Ibid., p. 146. Retour
- La pression est forte pour faire passer les élèves des écoles de banlieue à la classe suivante, même si leurs résultats scolaires ne sont pas satisfaisants et cela même si, selon lui, le niveau général des classes dans ces écoles ne peut se comparer à celui d’une classe moyenne. Les diplômes que finissent par obtenir ces élèves ne sont donc pas, selon Roder, de même valeur. Retour
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