Les raisonnements grammaticaux: un outil pour développer la compétence à écrire des étudiants du postsecondaire
Afin de soutenir les étudiants qui fréquentent le Centre d’aide à la réussite (CARÉ) de l’UQAM dans le développement de leur compétence à écrire, nous nous sommes intéressées à leurs raisonnements grammaticaux. Bien que de nombreux travaux en didactique de la grammaire aient examiné les raisonnements grammaticaux d’élèves des ordres primaire et secondaire (Fisher et Nadeau, 2007), rares sont ceux qui se sont penchés sur les raisonnements des étudiants du postsecondaire. Or, des recherches récentes suggèrent qu’une meilleure compréhension des raisonnements grammaticaux des étudiants peut servir au réaménagement des situations d’enseignement (par ex., Boivin, 2007 et Gauvin, sous presse), notamment pour ceux qui éprouvent des difficultés à l’écrit (Ouellet et collab., 2012). Ainsi, nous avons tenté de déterminer dans quelle mesure les raisonnements grammaticaux des étudiants en difficulté peuvent servir d’outils diagnostique et didactique dans un programme de tutorat. Plus précisément, nous soutenons que l’exploitation systématique, par les tuteurs, de ces raisonnements peut contribuer à améliorer les connaissances grammaticales des étudiants et, par conséquent, leur compétence en écriture. Nous présentons ici le fruit de notre réflexion[1].
Les raisonnements grammaticaux, une forme d’activité métalinguistique
Toute personne qui prend la langue comme objet de description et d’analyse s’engage dans une activité métalinguistique. Dans un ouvrage incontournable et toujours d’actualité, Gombert (1990) soutient que :
« Une chose est de traiter le langage de façon adéquate en compréhension et en production, autre chose est de pouvoir adopter une attitude réflexive sur les objets langagiers et leur manipulation. Cette dernière capacité est désignée sous le vocable « métalinguistique » par une toute récente tradition psycholinguistique. » (Gombert, 1990, p.11).
Les raisonnements grammaticaux sont une forme spécifique d’activité métalinguistique. En effet, un étudiant peut adopter une attitude réflexive sur les objets grammaticaux, comme l’accord d’un verbe. Nous soutenons que les raisonnements grammaticaux qu’il produit constituent une voie d’accès privilégiée pour décrire les connaissances qu’il a construites et, conséquemment, pour diagnostiquer ses difficultés et planifier une intervention didactique qui permettra de déconstruire et de reconstruire ses connaissances.
Afin de soutenir cette idée, deux tutrices du CARÉ[2] ont demandé à 10 étudiants de répondre aux questions d’un test diagnostique évaluant des connaissances grammaticales[3]. Il s’agit d’un questionnaire comportant 50 questions à choix multiples sur des cas d’accord, de conjugaison, de syntaxe et de ponctuation. Les étudiants doivent sélectionner la phase qui contient une seule erreur parmi un choix de quatre phrases qui en contiennent une, deux ou qui n’en contiennent aucune. Les 10 étudiants retenus devaient exprimer à voix haute toutes les réflexions qui émergeaient lors de leur analyse de chacune des phrases du questionnaire, et non seulement sur la réponse qu’ils avaient choisie. Ces entretiens métalinguistiques, audiocaptés, ont ensuite servi d’outils diagnostique et didactique, comme nous le verrons dans les sections suivantes.
Exemples de raisonnements de deux étudiants sur des accords régis par le sujet
Les raisonnements grammaticaux, un outil diagnostique
Les raisonnements grammaticaux permettent de dresser un portrait beaucoup plus précis des forces et des difficultés des étudiants que ne le permettent les simples résultats au test diagnostique. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple de Chloé et de Manuel[4] (tableau 1). Pour notre démonstration, nous avons retenu ici deux questions du test diagnostique : l’une sur l’accord du verbe, l’autre sur l’accord de l’adjectif au sein d’un groupe adjectival qui a pour fonction attribut du sujet. Chacune de ces questions comprenait quatre phrases à analyser, dont les deux phrases présentées dans le tableau (A et B). Les raisonnements grammaticaux (1 à 4) ont permis de dévoiler des connaissances construites par Chloé et Manuel, dont certaines sont inexactes.
Dans les exemples du tableau 1, Chloé devait résoudre un problème d’accord du verbe au sein d’une phrase où le sujet, la brise, est placé après le verbe. Or, il semble qu’elle ait construit une connaissance erronée à propos de cette notion, à savoir que le sujet s’accorde avec un nom en position préverbale (1). Fait surprenant : Chloé ne s’est pas attardée au deuxième verbe de la phrase, tombent. Manuel, quant à lui, semble avoir une connaissance adéquate de l’identification du sujet, qu’il a remplacé par le pronom elles (3). Toutefois, bien qu’il ait identifié le sujet (Geneviève et Lucie), l’accord qu’il a proposé est erroné (4) : il semble avoir compris que déçus était un verbe, puisqu’il a proposé les marques associées à la 3e personne du pluriel et non pas celles associées au féminin pluriel de l’adjectif. Le raisonnement grammatical de Chloé soulève également des questions sur ses connaissances (2) : a-t-elle hésité quant au choix du pronom relatif (qui vs que) ou quant à l’accord à effectuer (accord exclusivement avec qui)? Bien qu’il puisse être parfois difficile d’interpréter ces raisonnements bruts et d’en dégager les connaissances sous-jacentes, le tuteur peut exploiter les raisonnements récoltés comme outil didactique en tutorat; nous le verrons à la section suivante.
Dans ces exemples, les raisonnements grammaticaux ont permis d’obtenir des informations à propos des objets visés par les questions, mais également à propos d’objets connexes : identification du sujet, subordination, identification des catégories grammaticales. Ces connaissances auraient pourtant échappé aux deux tutrices, car les étudiants ont sélectionné la bonne réponse à la question à choix multiples d’où sont tirées les phrases A et B du tableau. Ainsi, nous avons constaté, par exemple, que Chloé a très bien réussi les questions portant sur les accords régis par le sujet. Toutefois, une analyse fine de ses raisonnements grammaticaux suggère une identification du sujet basée uniquement sur des critères positionnels : Chloé accorde toujours le verbe avec le pronom ou le nom qui le précède, même s’il s’agit du complément du verbe ou si le sujet est inversé. Comme les raisonnements qui la conduisent à choisir les bonnes réponses sont presque toujours erronés, il devient particulièrement important de s’y attarder afin de poser un diagnostic adéquat de ses difficultés. Au CARÉ, un plan de formation spécifique aux besoins de chaque étudiant est élaboré par le tuteur après leur première rencontre : l’analyse des raisonnements grammaticaux produits au cours d’un entretien métalinguistique permettrait au tuteur de proposer à l’étudiant un plan de formation davantage adapté à ses besoins que celui élaboré à partir des résultats à un test diagnostique seulement.
Les raisonnements grammaticaux, un outil didactique
Nous pensons que les entretiens métalinguistiques peuvent être utilisés dans le cadre d’une rencontre de tutorat comme un outil didactique permettant à l’étudiant de percevoir les limites des connaissances inadéquates qu’il a construites. L’approche que nous privilégions envisage l’élaboration des connaissances en termes de « déconstruction » et de « reconstruction » des connaissances antérieures : le tuteur doit faire la démonstration que les connaissances élaborées par l’étudiant sont restreintes ou peu opérationnelles (déconstruction) avant de les transformer en connaissances dont le pouvoir explicatif est plus grand (reconstruction) : une fois la connaissance ébranlée, l’étudiant sera plus à même de la transformer en une connaissance mieux adaptée[5].
Nous avons donc tenté de déterminer de quelle manière il est préférable d’utiliser, en tutorat, l’enregistrement des raisonnements grammaticaux dans une perspective de déconstruction et de reconstruction des connaissances. Pour y parvenir, les tutrices ont planifié une rencontre avec chacun des 10 étudiants; leur intervention prévoyait amener l’étudiant à cerner les limites de ses connaissances grâce à l’écoute d’extraits révélant une connaissance inexacte à propos d’un objet grammatical. L’intervention s’est déroulée selon deux modalités : (1) écoute du raisonnement erroné suivie d’un enseignement grammatical, et (2) enseignement grammatical suivi de l’écoute du raisonnement erroné. Ces interventions ont été audiocaptées afin de pouvoir être comparées. Nous présenterons quelques exemples d’intervention selon les deux modalités.
Modalité 1
Lors de son entretien métalinguistique, Julie a dit, à propos de la phrase Le skieur sort son équipement dès l’arrivée des premiers flocons : « Le skieur sort son équipement… arrivée, féminin, ne devrait pas être féminin. Donc, l’erreur est ici. » Julie estime que le mot arrivée (qu’elle ne semble pas considérer comme appartenant à la catégorie du nom) ne doit pas être au féminin (le e final étant alors superflu). En tutorat, Julie écoute son raisonnement et la tutrice la questionne :
Comme Julie ne considère pas sa connaissance inexacte, la tutrice en profite pour l’interroger, ce qui lui permet d’en apprendre davantage sur ses connaissances :
Julie sait que « le verbe s’accorde toujours » et qu’« on peut le conjuguer », mais ces connaissances déclaratives ne se traduisent pas en un savoir-faire. Elle sait également que arrivée peut être un nom, mais son raisonnement est inadéquat, puisque effectué à l’extérieur de la phrase analysée. Bref, par ce questionnement, la tutrice a mieux cerné les connaissances de Julie; elle pourra donc déployer une intervention didactique qui permettra à l’étudiante de percevoir les limites de ses connaissances à propos de l’identification du verbe et, éventuellement, de construire des connaissances adéquates.
La tutrice a ensuite présenté à Julie deux corpus de phrases : un premier où les verbes étaient soulignés et un deuxième où les noms étaient encadrés, noms qui étaient tous homographes des verbes du premier corpus[6]. Grâce à ce corpus et au questionnement de la tutrice, l’étudiante s’est rendu compte que ses stratégies d’identification du nom et du verbe étaient limitées. La tutrice lui a ensuite expliqué comment identifier un nom et un verbe grâce à l’emploi des manipulations syntaxiques et lui a demandé de réaliser quelques exercices afin d’en consolider l’utilisation. L’entretien métalinguistique mené avec Julie au moment de répondre au questionnaire a été réécouté une dernière fois et l’étudiante a alors été capable d’identifier l’erreur dans son raisonnement et de la corriger :
Modalité 2
Mathieu a d’abord reçu un enseignement sur l’identification du sujet et l’accord du verbe. La tutrice lui a ensuite demandé d’écouter le raisonnement grammatical qu’il avait formulé à propos de la phrase Ses arguments, Paul les trouve dans les discours des adversaires sans que ces derniers s’en rendent compte : « Ses arguments, Paul les trouve… les trouve… trouve -nt. » Immédiatement après l’écoute de son raisonnement initial, Julien le corrige : « Qui est-ce qui trouve? C’est Paul. C’est Paul qui trouve. Il trouve. Ça fonctionne, donc le verbe reste comme ça. » Mathieu est immédiatement en mesure de produire un raisonnement adéquat, qui inclut l’utilisation des manipulations d’encadrement du sujet et de remplacement du sujet par un pronom. Toutefois, il semble qu’une connaissance qu’a antérieurement construite Mathieu subsiste (poser la question Qui est-ce qui ? pour trouver le sujet), bien qu’elle n’ait pas fait l’objet d’un enseignement de la part de la tutrice. Ainsi, les connaissances de Mathieu n’ont pu être entièrement transformées. Dans ce cas, il faudrait prévoir une intervention qui viserait à lui montrer les limites de cette procédure par questionnement[7].
En guise de conclusion
Dans l’ensemble, lorsque les enregistrements des raisonnements grammaticaux étaient écoutés au début de l’intervention didactique (modalité 1), les étudiants en grande difficulté n’étaient pas en mesure de déceler les erreurs dans leurs raisonnements, comme cela était le cas de Julie, alors que les étudiants plus doués doutaient de la pertinence des leurs[8]. Les tutrices ont trouvé que les raisonnements grammaticaux servaient d’excellent point de départ dans leur intervention didactique : leurs étudiants voyaient ainsi la pertinence des apprentissages à réaliser. Lorsque les enregistrements étaient écoutés après un enseignement grammatical (modalité 2), tous les étudiants parvenaient à identifier leur erreur et étaient en mesure de la corriger. Les tutrices ont noté que cette modalité était également beaucoup plus rapide à mener, bien qu’il nous ait semblé que les anciennes connaissances étaient alors moins susceptibles d’être transformées. Peu importe les modalités utilisées, les étudiants ont affirmé avoir été motivés par l’utilisation des raisonnements grammaticaux : ils ont pu corriger leurs raisonnements à la fin de leur apprentissage, ce qui leur a fait constater
leur progrès.
Il nous apparait que les entretiens métalinguistiques dans le cadre du tutorat permettent de diagnostiquer plus précisément les difficultés des étudiants et de leur proposer un plan de formation adapté à leurs besoins. Les raisonnements grammaticaux ainsi enregistrés sont également un outil fort utile, puisqu’il permet au tuteur non seulement de réécouter les raisonnements des étudiants, si nécessaire, mais aussi de les leur faire écouter durant une rencontre de tutorat. Les étudiants peuvent alors percevoir les limites des connaissances qu’ils avaient construites et les transformer en connaissances appropriées, grâce à une intervention ciblée du tuteur. Bien entendu, ils doivent accepter que leurs raisonnements grammaticaux soient audiocaptés, mais, surtout, ils doivent accepter de les entendre en vue de les analyser, ce qui n’est pas toujours agréable : qui aime entendre sa propre voix résonner dans un hautparleur ou un casque d’écoute? Si cet outil peut contribuer à aider l’étudiant à cerner ses forces et ses difficultés avec l’aide de son tuteur (ou même d’un enseignant car, avec certains aménagements, ce dispositif pourrait être utilisé en classe), nous pensons qu’il n’est pas sans effet sur ce dernier, qui, lui aussi, pourra analyser les forces et les lacunes de son enseignement dans le but de l’améliorer.
- L’article reprendra l’essentiel d’une communication présentée en novembre 2012 au Colloque du RUSAF, le Réseau universitaire des services d’aide en français. Nous remercions Nicole Beaudry, responsable du CARÉ, ainsi que le Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM, qui ont rendu cette communication possible, notamment grâce à l’appui financier offert. [Retour]
- Il s’agit de Sylvie Marcotte et de Karine Villeneuve, coauteures de l’article. [Retour]
- Tous les étudiants admis aux programmes en enseignement doivent subir le test diagnostique de la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM. [Retour]
- Tous les noms sont fictifs afin de préserver l’identité des étudiants. [Retour]
- Le lecteur intéressé par cette approche pourra consulter Gauvin (2011) ainsi que Gauvin et Boivin (2012). [Retour]
- Cette activité est similaire à l’activité de réflexion guidée avec exemples positifs et négatifs, proposée par Nadeau et Fisher (2006). [Retour]
- Le lecteur intéressé à en savoir plus sur les limites que présente la procédure par questionnement peut consulter Gauvin (2011) et Gauvin et Boivin (2012). [Retour]
- Dans cet article, nous avons présenté uniquement des exemples d’étudiants éprouvant des difficultés. Notre travail auprès des 10 étudiants, dont certains étaient plus doués, nous permet de penser qu’ils se comportent différemment dans les deux modalités selon leur expertise en grammaire. [Retour]
RÉFÉRENCES
BOIVIN, M.-C. (2007). « Situations didactiques et enseignement de la grammaire : quelques aspects topogénétiques et chronogénétiques », Revue suisse des sciences de l’éducation, vol. 29, nº 2, p. 279-370.
FISHER, C. et M. NADEAU (2007). « Méthodologies de la recherche en didactique de la grammaire », La lettre de l’AIRDF, vol. 40, nº 1, p. 13-19.
GAUVIN, I. (sous presse). « Proposition de transposition didactique de la règle d’accord du verbe fondée sur une description des interactions didactiques en classe », Actes du colloque Le complexe du verbe, Institut universitaire de formation des maîtres de Lyon / Université Claude Bernard, Lyon, 30-31 mai 2012.
GAUVIN, I. (2011). Interactions didactiques en classe de français : enseignement/apprentissage de l’accord du verbe en première secondaire. Thèse de doctorat, Université de Montréal, [En ligne] référence du 30 septembre 2013.
GAUVIN, I. et M.-C. BOIVIN (2012). « Transposition didactique interne et aspects clés de l’apprentissage de l’accord du verbe en français », Revue canadienne de linguistique appliquée, vol. 15, nº 1, p. 146-166, [En ligne], référence du 30 septembre 2013.
GOMBERT, J.-É. (1990). Le développement métalinguistique, Paris, PUF.
NADEAU, M. et C. FISHER (2006). La grammaire nouvelle. La comprendre et l’enseigner, Montréal, Gaëtan Morin éditeur / Chenelière.
OUELLET, C., A. WAGNER, F. DUBÉ, E. BOILY, I. GAUVIN, N. PRÉVOST & D. COGIS (2012). « The Relations between the Performances of Quebec First Year High School Students in French Spelling and Grammar, their Metagraphical Comments and their Teacher’s Pedagogical Practices », EARLI-SIG Writing Conference, University of Porto, 11-13 juillet 2012.
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