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Enseigner à justifier ses propos de l’école à l’université

Enseigner à justifier ses propos de l’école à l’université

Suzanne-G. Chartrand est didacticienne du français. Auteure de nombreux ouvrages et articles sur la didactique de l’écriture et de la grammaire, elle a publié tout récemment, en collaboration avec Judith Émery-Bruneau, un document intitulé Caractéristiques de 50 genres pour développer les compétences langagières en français*. Trente fiches y décrivent les caractéristiques des 50 genres sélectionnés par le MELS pour l’enseignement du français au secondaire, notamment les paramètres de la situation de communication, la séquence textuelle dominante, le plan du texte et les ressources de la langue les plus fréquentes dans chaque genre. C’est précisément sur un mode de discours bien particulier et peu analysé, la justification, que porte la nouvelle chronique que nous propose la didacticienne. Deux contributions portant respectivement sur les séquences explicative et argumentative feront suite au présent article dans les prochains numéros.

*Disponible en format PDF à l’adresse suivante : www.enseignementdufrancais.fse.ulaval.ca

La justification : une pratique langagière métadiscursive

Il y vingt ans déjà, la linguiste et didacticienne du français Claudine Garcia-Debanc constatait que les élèves de 11-12 ans éprouvaient de la difficulté à justifier par écrit une réponse à une question et qu’ils confondaient souvent justifier et expliquer (Garcia-Debanc, 1996 : 105). Et pour cause[1] : la justification s’apparente à l’explication. La justification est une conduite métadiscursive, car elle porte sur le dire; justifier ses paroles, c’est commenter son propre discours ou, plus précisément, dire pourquoi on affirme telle ou telle chose. Alors que lorsqu’on explique quelque chose (un fait, un phénomène…), on en donne le pourquoi : l’explication fait nécessairement intervenir une chaine causale. Le discours porte cette fois sur l’objet de l’explication et non sur le dire. La justification emprunte aussi à l’argumentation, puisqu’il faut étayer ses propos, ceux-ci pouvant être obscurs, mal compris ou même contestés par le destinataire (Chartrand, 2008 : 51). Cependant, même s’il peut y avoir désaccord entre les interlocuteurs au cours de la justification de l’appréciation de quelque chose, la production d’une justification ne vise pas à convaincre un destinataire, mais plutôt à l’informer et, de plus, elle ne porte pas sur un sujet constituant une controverse dans le discours social[2].

Deux types de propos sont susceptibles de susciter une justification : 1) des propos qui font intervenir des valeurs, des jugements, des connaissances, des émotions, etc. – par exemple, l’appréciation d’une œuvre d’art ou d’un fait, d’un phénomène ou d’une question historique, politique ou éthique lorsque ces sujets ne sont pas d’emblée l’objet d’une controverse sociale; 2) des propos relevant d’un domaine du savoir – par exemple, dans la sphère scolaire, la solution à un problème de mathématique, de physique ou de grammaire, ou encore, la réponse à une question en sciences humaines ou sociales. Lorsqu’on justifie quelque chose, on adopte une démarche discursive qui fait appel à une rationalité présumée commune entre l’énonciateur et son destinataire; il s’agit de lui montrer que notre discours est rationnellement acceptable dans le premier type de propos et qu’il est irréfutable dans le second, parce qu’il est le résultat d’un raisonnement rigoureux. Bref, c’est une démonstration.

Dans un domaine du savoir, l’énonciateur qui explique un phénomène présume que son destinataire ne connait pas la réponse à la question qui a suscité le besoin d’une explication. Dans le cas de la justification, l’énonciateur sait que son destinataire partage les informations transmises : en situation scolaire, par exemple, l’enseignant connait la réponse attendue. Exigeant une justification, il demande à l’élève de montrer pourquoi sa réponse est soit acceptable soit valide; c’est donc une situation de communication bien particulière, notamment parce qu’elle n’est pas fondée sur la transmission d’informations nouvelles.

Une séquence textuelle justificative?

La justification orale ou écrite n’a pas été considérée par J.-M. Adam (1992/2005) comme ayant une séquence textuelle prototypique. Par séquence textuelle, nous entendons une structure textuelle décomposable en un certain nombre de parties, constituant chacune une unité de sens où ces parties sont reliées entre elles et au tout par un même mode d’organisation et une même intention de communication. Mais Adam n’a jamais prétendu qu’elle n’existait pas : en 2005, il ne retenait que cinq séquences textuelles prototypiques (les séquences argumentative, descriptive, dialogale, explicative et narrative[3]).

On peut considérer que dans toute justification orale ou écrite, jugée acceptable, on retrouve des unités de sens interreliées qui constituent une séquence prototypique. D’abord, on pose ce qui fait l’objet de la justification comme on le fait dans la séquence explicative, où on précise d’entrée de jeu ce qui fera l’objet de l’explication. Alors que dans une séquence argumentative il n’est pas toujours stratégique d’exposer clairement sa thèse au début, nonobstant ce qu’on impose à tort aux élèves du secondaire pour la production d’un texte d’opinion ou d’une lettre ouverte. Puis s’enchainent une série d’énoncés le plus souvent coordonnés et dont les liens sont soulignés par des marqueurs de relation (connecteurs) qui rendent manifeste la démarche suivie (le raisonnement acceptable ou la démonstration) pour arriver à justifier l’affirmation posée. La séquence se clôt généralement par une partie conclusive, paraphrasable en donc. Pourquoi cela ne constituerait-il pas une séquence textuelle prototypique?

Dans un domaine du savoir, une séquence justificative est toujours composée de trois parties étroitement reliées et marquées par des connecteurs. La séquence justificative se paraphrase ainsi : Je dis X puisque Y, donc X +1, où X est la solution du problème, Y les éléments de la démonstration qui permet d’établir l’exactitude de la solution et X+1, la solution justifiée. Dans un domaine de la subjectivité, il en va de même, mais la deuxième partie expose les raisons de la justification et la dernière partie, la conclusion de la justification.

La séquence justificative serait fortement bornée par une ouverture et une fermeture nettes au point qu’elle constitue souvent un texte.

Les ressources de la langue sollicitées dans la justification

Dans le cas d’une justification portant sur un objet de savoir, la construction d’une justification exige que le nécessaire enchainement des différentes phases du raisonnement déductif soit mis en évidence. L’emploi de connecteurs (alors, car, donc, en effet, étant donné, puisque – marqueur de la justification par excellence[4] –, or…) est stratégique, car ces derniers rendent la démonstration explicite sur le plan langagier. En outre, des organisateurs textuels signalant l’apport d’informations nouvelles ou la réorientation du propos peuvent souligner les parties de la séquence qui constitue le texte complet./p>

Les exigences scolaires de la justification écrite (et même orale) impliquent donc un balisage et un marquage très précis du message, ce qui différencie les justifications de la plupart des textes de genres argumentatifs où marqueurs de relation et organisateurs textuels ne servent souvent qu’à combler des lacunes dans la stratégie argumentative – une argumentation efficace se passe très bien de ces marques, jouant au maximum sur l’implicite textuel. Dans les genres justificatifs sont fortement sollicitées les ressources linguistiques (lexique, structure de phrases et ponctuation – pensons aux deux-points –) qui expriment la causalité, la conséquence, l’hypothèse, la finalité ou la justification. Il est pertinent d’exiger un balisage et un marquage plus important des textes des genres justificatifs scolaires pour susciter la rigueur de la démonstration. Ils seront donc quelque peu différents de ceux d’autres sphères de la société, par exemple la critique de films, de livres ou de théâtre ou la table ronde dans les médias comme dans la sphère privée, où on est souvent appelé à justifier ses dires (Chartrand et Émery-Bruneau, 2013[5]).

Des critères de réussite d’une justification à l’école

La justification est régulièrement sollicitée à l’école; on doit donc l’enseigner, puisqu’elle ne s’acquiert pas de façon spontanée. Souvent, lorsqu’un élève est invité à justifier la réponse qu’il a apportée à un problème d’orthographe, de mathématique ou d’histoire, il arrive difficilement à utiliser une justification qui satisfasse son enseignant. Quand on lui demande de justifier l’accord d’un verbe dans une phrase, l’élève répond par l’énoncé de la règle plutôt que par une justification de son application dans ce contexte précis. Quand on lui demande de justifier son appréciation d’un roman, on entend des formules comme « Je l’ai trouvé formidable parce que c’est le genre de roman que j’aime. »… Et cela se poursuit au collège et à l’université.

Dans les programmes québécois de français de 1995 et des années 2000, l’enseignement de la justification est prescrit dès la 2e année du secondaire (élèves de 13 ans). Mais, selon plusieurs enseignants de 2e secondaire, la justification est considérée comme difficile par les élèves et les enseignants pour qui il s’agit d’un nouvel objet d’enseignement. Elle peine encore à prendre place au secondaire, en écriture tout au moins. Les enseignants qui s’y appliquent voient à quel point cela est laborieux, dans notre monde où le « je » est omniprésent et où la prise en considération de l’autre est difficile…

Une bonne justification devrait ne présenter que les éléments (raisons ou preuves) nécessaires à son acceptabilité par le destinataire, évitant digressions et redondance. De plus, ces éléments doivent être organisés et hiérarchisés dans le discours. L’énonciateur doit donc choisir parmi un éventail d’éléments les plus pertinents et, dans le cas d’un problème d’un domaine du savoir, les informations non contestables, car exactes ou acceptées dans le domaine. Il est aussi nécessaire d’avoir recours à des notions ou à des concepts construits dans le domaine du problème à élucider (mathématique, histoire, grammaire, philosophie…). Enfin, l’auteur doit être particulièrement attentif aux capacités de compréhension de son destinataire pour juger de la part qu’il peut laisser à l’implicite.

La production de justifications recevables est particulièrement difficile à l’écrit, car elle implique de reconstruire à postériori le raisonnement ou la démonstration. Cela fait appel à des capacités de généralisation et d’abstraction de haut niveau. Son enseignement devrait commencer dès le primaire dans les différentes disciplines scolaires et se poursuivre tout au long de la scolarité selon une progression dans les exigences et les réalisations attendues, étant entendu qu’elle est encore à construire.

* * *

  1. Ce que fait aussi le MELS dans sa consigne de l’épreuve unique en Histoire et éducation à la citoyenneté, où on demande à l’élève d’expliquer sa réponse[Retour]
  2. La définition de la justification de M.-H. Forget est semblable à la nôtre : « Justifier consiste globalement à fournir les raisons ou les motivations visant à rendre un acte, une croyance, une position ou une réponse recevable aux yeux de son interlocuteur ou de son destinataire » (Forget, 2012 : 238). Cependant, dans plusieurs écrits qu’elle donne en référence, dont ceux de R. Duval, de C. Golder et de A. Gombert, la distinction entre justification et argumentation n’est pas toujours faite. [Retour]
  3. À la suite de Grize, Adam, dans son ouvrage de 2005, considère que la justification était « une forme particulière d’explication » (p. 129), aussi l’intégrait-il dans son schéma de la séquence explicative du discours de V. G. d’Estaing (p. 142). Pour une didactisation des genres en lien avec les séquences textuelles, voir Chartrand, 2008. [Retour]
  4. Le connecteur puisque est diaphonique, car il fait entendre deux voix, il met en relation deux énonciations, comme l’a montré Genevay dans sa grammaire. [Retour]
  5. On trouvera dans cet ouvrage trois fiches correspondant à autant de genres à dominante justificative en lien avec le document sur la progression du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS, 2011) qui présente des genres justificatifs où domine une séquence justificative. [Retour]

RÉFÉRENCES

ADAM, J.-M. (1997/2005). Les textes : types et prototypes, 2e éd., Paris, Armand Colin.

CHARTRAND, S.-G. et J. ÉMERY-BRUNEAU, avec la collab. de K. SÉNÉCHAL et de P. RIVERIN (2013). Caractéristiques de 50 genres pour développer les compétences langagières en français, Québec, Didactica, c.é.f., Portail pour l’enseignement du français, www.enseignementdufrancais.fse.ulaval.ca, référence du 2 septembre 2013.

CHARTRAND, S.-G. (2008). Progression dans l’enseignement du français langue première. Répartition des genres textuels, des notions, des stratégies et des procédures à enseigner de la 1re à la 5e secondaire, Québec, Les Publications Québec français. Numéro hors série.

FORGET, M.-H. (2012). « Places et rôles de l’oral dans l’activité d’écriture d’une justification : « une ontométhode » », dans R. BERGERON et G. PLESSIS-BÉLAIR (dir. publ.). Représentations, analyses et descriptions du français oral, de son utilisation et de son enseignement au primaire, au secondaire et à l’université, Côte-Saint-Luc, Éditions Peisaj, p. 237-252.

GARCIA-DEBANC, Cl. (1996). « Apprendre à justifier à l’école et au collège : ruptures ou continuité? », dans J. DAVID et S. PLANE (dir. publ.). L’apprentissage de l’écriture de l’école au collège, Paris, PUF, p. 105-130.

GENEVAY, É. (1996). Ouvrir la grammaire, Lausanne, LEP.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (2011). Progression des apprentissages au secondaire. Français, langue d’enseignement, Éducation, Loisir et Sport Québec, http://www.mels.gouv.qc.ca/progression/secondaire/pdf/progrApprSec_FLE_fr.pdf, référence du 22 aout 2013.

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