Une formation à l’accompagnement de l’écriture dans sa discipline: leviers et obstacles chez des enseignants du collégial
Nous sommes devant une scène connue : fin de l’année scolaire, le marathon de correction commence et le soleil de mai lance un appel à faire l’école buissonnière. Malgré cette tentation, une vingtaine d’enseignants[1] d’un même cégep, passionnés et engagés, ont préféré passer une journée à réfléchir ensemble à leur pratique d’enseignement de l’écrit et aux moyens qu’ils pourraient mettre en œuvre pour l’ajuster.
Nous représentons ici les principaux résultats d’une recherche réalisée dans le contexte de la phase expérimentale du dispositif de formation Écrits en chantier[2], destiné à des enseignants du collégial et ayant comme premier objectif de les outiller pour qu’ils puissent mieux encadrer les activités d’écriture dans leur discipline. Qu’ont retiré les enseignants de l’expérience? Quelles sont les retombées de cette formation sur leur développement professionnel? La formation a-t-elle atteint sa cible? Que reste-t-il des notions enseignées? Après avoir suivi une journée de formation, neuf enseignants volontaires se sont prêtés au jeu d’une entrevue visant à déterminer comment ils avaient traité l’ajustement de pratique proposé. Nous brossons ici le portrait de trois d’entre eux.
La maitrise de l’écrit au collégial : vers un programme de formation pour les formateurs
Depuis le printemps 2012, une équipe multidisciplinaire[3] composée de professeurs ainsi que de professionnels de l’Université de Sherbrooke et de trois cégeps[4] du Québec s’intéresse à l’enjeu de la maitrise de la langue au collégial. Dans le cadre d’Écrits en chantier, cette maitrise est définie comme le développement continu des compétences à lire et à écrire à tous les ordres d’enseignement, de même que dans toutes les disciplines. La journée de formation, intitulée Accompagner les activités d’écriture dans ma discipline : le rapport d’intervention et le rapport de stage, s’adressait à des enseignants des programmes de techniques humaines[5] qui travaillent avec les genres d’écrits nommés « rapport d’intervention » et « rapport de stage ». Au terme de la journée, il était attendu que ces personnes 1) comprennent l’importance de leur rôle dans l’appropriation des écrits propres à leur discipline; 2) sachent reconnaitre et dégager les caractéristiques de ces écrits; 3) connaissent les principes didactiques d’encadrement des tâches d’écriture; 4) adaptent ou créent du matériel spécialisé de qualité.
Connaitre le rapport à l’écrit des enseignants pour mieux comprendre les effets de la formation
Les conceptions des enseignants représenteraient un obstacle à l’adoption de nouvelles pratiques qui entreraient en conflit avec elles. Gregoire (2003) explique que sans changement significatif sur le plan conceptuel, la modification des pratiques pédagogiques est superficielle, voire inexistante. Puisque les conceptions se rattachent à la notion plus large et plus complexe de rapport à l’écrit (RÉ), elles ont été étudiées et mises en relation, dans notre recherche, avec les autres aspects de ce rapport (Blaser, Saussez et Bouhon, 2014).
Le RÉ désigne le lieu d’interactions complexes et évolutives entre les théories personnelles que chaque enseignant s’est construites au sujet de l’écriture – son enseignement, son apprentissage et ses fonctions (aspect conceptuel) –, les valeurs qu’il lui attribue (aspect axiologique) et les sentiments qu’il éprouve pour l’écrit (aspect affectif). Conceptions, valeurs et sentiments façonnent des jugements (aspect appréciatif) que l’enseignant porte sur l’écriture dans sa discipline et son monde professionnel, de même que sur les compétences scripturales de ses élèves. Les représentations influencent la dimension praxéologique de son RÉ, c’est-à-dire les normes personnelles qu’il s’est fixées au sujet de l’activité d’écriture, de même que ses pratiques. À leur tour, les pratiques et les normes personnelles exercent une influence sur les représentations de l’enseignant quant à l’écriture. La figure 1 illustre cette dynamique du RÉ, c’est-à-dire les interactions possibles entre les éléments issus des dimensions représentationnelle et praxéologique.
Schéma du rapport à l’écrit[6]
Un modèle pour appréhender le changement
D’une part, sachant que le RÉ des enseignants pouvait être un obstacle à la compréhension et à la mise en œuvre des nouvelles méthodes pédagogiques et didactiques proposées cette journée-là, il s’avérait essentiel de le regarder de plus près afin d’identifier ses composantes. D’autre part, étant donné que le changement conceptuel représente un levier pour l’ajustement des pratiques d’enseignement (Gregoire, 2003), notre recherche visait à identifier chez les enseignants les mécanismes à l’œuvre qui pourraient les conduire vers un véritable changement conceptuel relativement à l’enseignement et à l’apprentissage de l’écriture dans leur discipline. Pour ce faire, nous avons emprunté un modèle distinguant trois modes contrastés de réception de proposition d’ajustement de pratique d’enseignement (Gregoire, 2003). Avec ce modèle (figure 2), nous avons catégorisé les éléments du discours de trois enseignantes, éléments correspondant aux différents mécanismes qui semblent les avoir menées vers un changement conceptuel superficiel dans le cas d’Édith (figure 3) et de Tania (figure 4), et profond dans celui d’Ariane[7] (figure 5). La figure 2 présente le modèle complet duquel sont issus les trois modes de réception que nous décrirons.
Cognitive-Affective Model of Conceptual Change, adapté de Gregoire (2003)
Premier mode de réception : enseignant non interpelé
Les enseignants pour qui la proposition d’ajustement ne représente pas une menace (par exemple, ils estiment que leur pratique intègre déjà les nouvelles orientations ministérielles) sont susceptibles d’évaluer le message comme neutre ou positif et de ne pas se sentir interpelés par le changement. Gregoire (2003) considère que ce type d’évaluation ne suscite pas la motivation nécessaire pour traiter la proposition d’ajustement de façon systématique. Le degré d’acceptation du message dépend des conceptions préalables de l’individu et de ses expériences antérieures. Si elles vont dans le même sens que la proposition d’ajustement, il ajoutera les éléments de contenu retenus de la formation à son réseau de connaissances déjà existantes (Changement conceptuel superficiel). Par contre, si la proposition d’ajustement entre en contradiction avec ses conceptions et expériences, l’enseignant rejettera le message et aucun changement ne sera réalisé.
Premier mode de réception (le cas d’Édith)
Deuxième et troisième modes de réception : enseignant interpelé
Selon Gregoire (2003), plusieurs personnes, lorsqu’elles se heurtent à des propositions d’ajustement de pratique qui remettent en cause l’efficacité de leur enseignement, peuvent subir un stress (Perception d’un stress). Ce stress n’est pas nécessairement nuisible. Reçu comme un défi, il peut susciter du plaisir et mener vers des apprentissages. Dans le modèle, le segment Sentiment d’efficacité personnelle? renvoie à la façon dont la proposition d’ajustement de pratique est évaluée par la personne. Si celle-ci a une bonne confiance en sa capacité à implanter le changement dans sa classe et possède les ressources suffisantes pour le faire, elle percevra la proposition comme un défi et traitera le contenu de cette proposition (Stratégie d’approche) de façon systématique (Traitement systématique de l’information).
Deuxième mode de réception (le cas de Tania)
Si la personne a une faible confiance en sa capacité à implanter le changement dans sa classe ou estime manquer de ressources pour y arriver, elle percevra la proposition d’ajustement comme une menace et tentera d’y échapper (Stratégie d’évitement), ce qui la conduira vers un traitement superficiel de l’information.
Troisième mode de réception (le cas d’Ariane)
D’après le modèle, un changement conceptuel significatif et durable ne peut se produire que si l’enseignant traite de façon systématique le contenu du message d’ajustement de pratique. Un traitement superficiel mène à l’assimilation de l’information aux connaissances antérieures ou à un changement conceptuel superficiel de courte durée, ou ne mène à aucun changement. En d’autres termes, puisque le sens du contenu du message n’aura pas fait l’objet d’un traitement systématique, l’organisation cognitive de la personne au sujet de ses pratiques n’aura pas été transformée. Ainsi, la nouvelle information sera ajoutée à celle préexistante ou simplement rejetée.
QUELQUES RÉSULTATS…
Vers une prise de conscience du rôle de l’enseignant
Grâce à la formation, Tania et Ariane ont pris conscience de leur rôle dans l’encadrement des écrits de leur discipline. Ariane parait en mesure d’intégrer le changement à sa pratique, même si certaines connaissances et compétences lui font encore défaut. Nos résultats indiquent qu’elle semble avoir entamé un processus de changement conceptuel profond au sujet de l’enseignement et de l’apprentissage de l’écriture dans sa discipline. Tania, par contre, bien qu’elle reconnaisse la nécessité d’accompagner ses élèves à l’écrit, se sent démunie devant la question des actions à mettre en œuvre. Elle a vraisemblablement amorcé un processus de changement conceptuel superficiel, étant donné qu’elle n’a pas traité le contenu de la proposition d’ajustement de façon systématique et semble en avoir assimilé seulement une partie. Et Édith? La formation l’aurait laissée de marbre, ne l’ayant pas suffisamment interpelée. Édith a traité le contenu de la proposition de façon superficielle et a ajouté à son réseau de connaissances uniquement les nouvelles informations qui concordaient avec ses conceptions initiales. Ces résultats tendent à montrer qu’une première séance de formation devrait avoir pour principal objectif la sensibilisation des enseignants au sujet de leur rôle dans l’encadrement des activités d’écriture dans leur discipline.
Conceptions des enseignants : leviers et obstacles
Avant la formation, l’enseignement de l’écriture, pour Édith et Tania, ne relevait pas de la responsabilité de l’expert ou experte disciplinaire. Cependant, à la suite de la formation, Tania aurait révisé cette conception : maintenant, elle considère qu’elle peut « accompagner l’élève dans ses apprentissages de l’écrit, dans ses situations d’écriture propres à son monde professionnel ». Quant à Édith, à la suite de la formation, sa conception ne semble guère transformée : elle parait avoir traité la proposition d’ajustement de pratique à travers le prisme de ses conceptions, ce qui a eu pour effet de les renforcer et de confirmer son sentiment de découragement à l’égard des piètres compétences scripturales de ses élèves. Ariane, pour sa part, encadrait déjà les activités d’écriture dans sa classe. La formation proposée par Écrits en chantier lui a confirmé qu’elle avait une connaissance intuitive des conventions d’écriture des genres propres à sa discipline et qu’elle pouvait maintenant adopter une démarche plus systématique pour soutenir ses élèves dans le développement de leurs compétences scripturales.
Le stress que Tania a éprouvé pendant la formation semble avoir déclenché chez elle une réflexion critique au sujet de son rôle dans l’enseignement de l’écriture dans sa classe. Pour Ariane, le stress ressenti touchait plutôt ses compétences scripturales et ses connaissances au sujet des conventions d’écriture des genres d’écrits de sa discipline. Selon notre analyse, Ariane conçoit l’apprentissage de l’écriture comme une compétence qui se développe de façon progressive à travers le temps et dans des contextes particuliers. Cette conception a certainement eu une influence positive sur la réception de la proposition d’ajustement.
Sentiment d’efficacité personnelle : un facilitateur de changement
Il apparait qu’un fort sentiment d’efficacité personnelle constitue un levier pour la réception d’une proposition d’ajustement de pratique. Ariane reçoit la proposition de façon positive, car elle est certaine de posséder ce qu’il faut pour réussir à intégrer l’enseignement de stratégies d’écriture à sa pratique. Elle compte persévérer devant les difficultés que cette adaptation occasionnera et apprendre les spécificités de son rôle en même temps qu’elle l’exercera. Quant à Tania, les succès passés de ses tentatives de renouvèlement de ses pratiques pédagogiques l’amènent à juger de façon favorable ses propres capacités vis-à-vis de l’ajustement proposé. L’idée du changement suscite chez elle une motivation intrinsèque. Nos résultats semblent indiquer qu’il suffirait de peu pour qu’elle entame un processus de changement conceptuel plus profond…
Pour Ariane et Tania, la formation Écrits en chantier fut l’occasion de réviser ou de définir leur rôle concernant l’encadrement des activités d’écriture dans leur classe et de réfléchir à des solutions fécondes pour améliorer leur pratique d’enseignement. Leurs expériences antérieures, la force de persuasion des formateurs et leur attitude positive à l’égard du changement ont représenté des aides à la réception de la proposition d’ajustement.
Que retenir?
Les principaux résultats de notre recherche viennent confirmer l’hypothèse que le RÉ (et plus particulièrement les conceptions) des enseignants peut influencer leur réception d’une proposition d’ajustement de pratique. Ils montrent également qu’une première journée de formation portant sur l’accompagnement des activités d’écriture disciplinaire peut amener des enseignants à prendre conscience de leur rôle à ce sujet, ouvrant ainsi la voie à des changements conceptuels prometteurs. Toutefois, des conceptions initiales résistantes peuvent entraver l’émergence de cette prise de conscience. Il ressort notamment de notre étude que la première séance d’une telle formation devrait servir à sensibiliser les enseignants à la définition de leur rôle par rapport à l’encadrement des tâches d’écriture dans leur discipline. Elle devrait également aider les personnes qui offrent la formation Écrits en chantier à identifier et à confronter les conceptions des enseignants qui s’inscrivent en décalage avec les fondements du dispositif. Sans modification significative sur le plan des conceptions, les changements superficiels s’étiolent et, à long terme, ne restera de la formation que le souvenir d’une journée ensoleillée de mai…
- NDLR : Le genre masculin a été adopté afin de ne pas alourdir le texte. [Retour]
- Pour en connaitre davantage sur les fondements du projet, voir l’article de Christiane Blaser dans Correspondance, vol. 18, nº 2, p. 18-20. [Retour]
- Professeurs de l’Université de Sherbrooke : deux didacticiens du français, une spécialiste en évaluation et un spécialiste en technopédagogie. Professeurs et professionnel du collégial : un enseignant de philosophie, une enseignante de sociologie, deux enseignantes de littérature et un conseiller pédagogique responsable du dossier de la valorisation de la langue dans son cégep. [Retour]
- Cégep de Sherbrooke, collège Édouard-Montpetit et collège Ahuntsic. [Retour]
- Techniques policières, Soins infirmiers, Travail social, Éducation à l’enfance et Éducation spécialisée. [Retour]
- R. LAMPRON (2014), Formation à l’accompagnement d’activités d’écriture disciplinaire : l’influence du rapport à l’écrit sur la réception d’une proposition d’ajustement de pratique d’enseignement. Mémoire de maitrise en sciences de l’éducation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke. [Retour]
- Prénoms fictifs. [Retour]
RÉFÉRENCES
BLASER, C., F. SAUSSEZ, et M. BOUHON (2014). « Développement d’un modèle d’analyse de la transformation du rapport à l’écrit en situation de formation à l’enseignement ». Dans M. MORISSE et L. LAFORTUNE (dir.). L’écriture réflexive. Objet de recherche et de professionnalisation, Québec, Presses de l’Université du Québec.
BLASER, C. (2013). « Un « chantier 3 » pour soutenir le développement des compétences en lecture et en écriture dans toutes les disciplines au collège et à l’université », Correspondance, vol. 18, nº 2, p. 18-20.
GREGOIRE, M. (2003). « Is It a Challenge or a Threat? A Dual-Process Model of Teachers’ Cognition and Appraisal Processes during Conceptual Change », Educational Psychology Review, vol. 15, nº 2, p. 147-179.
LAMPRON, R. (2014). Formation à l’accompagnement d’activités d’écriture disciplinaire : l’influence du rapport à l’écrit sur la réception d’une proposition d’ajustement de pratique d’enseignement. Mémoire de maitrise en sciences de l’éducation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke.
Abonnez-vous à l’infolettre de Correspondance pour être informé une fois par mois des nouvelles publications