Littérature active: enseigner autrement dans les classes de français du collégial (première partie)
D’une certaine manière, tout a commencé (ou presque) au cours de l’automne 2012. Plusieurs d’entre vous se souviendront des conséquences de la grève étudiante sur le retour en classe suivant les vacances d’été. Au collège Ahuntsic, comme dans bien d’autres, il a d’abord fallu terminer la session de l’hiver précédent à la fin aout, puis expédier une session d’automne amputée de trois semaines et à cheval sur les vacances des Fêtes. Ces sessions express ont influé fortement sur la gestion du temps, la quantité de matière à transmettre et le nombre d’évaluations qu’il était humainement possible de faire subir aux élèves. Malgré la fatigue et les inconvénients occasionnés par les lendemains de lutte sociale, cet automne-là a été dans mon cas fort stimulant sur le plan pédagogique.
À la même époque, en effet, j’ai eu le privilège de me joindre à un projet de classe d’apprentissage actif, chapeauté par le conseiller pédagogique Samuel Fournier St-Laurent. N’écoutant que mon envie de renouveler et stimuler mon enseignement, j’ai vu là une occasion d’approfondir mon utilisation des technologies de l’information et des communications en classe. Le lieu comme tel n’était alors qu’un croquis idéaliste sur un bout de papier, mais le travail collaboratif que nous avons entrepris s’est avéré stimulant. J’ai profité de rencontres très inspirantes avec des enseignants et des enseignantes de mon collège issus de disciplines aussi éloignées de la mienne que l’économie ou la biologie, mais également avec des collègues d’autres cégeps ou du milieu universitaire. Le but du présent article est de vous décrire ce que l’expérience des deux dernières années m’a appris, notamment sur la pédagogie inversée et l’apprentissage actif. Une question m’a guidé : comment transposer dans les classes de français et littérature des approches qui ont fait leurs preuves dans d’autres disciplines?
La pédagogie inversée
Le concept de pédagogie inversée est plutôt simple. On peut même croire, la première fois qu’on l’aborde, qu’il s’agit seulement d’une expression appartenant au jargon des pédagogues ministériels… En un sens, nous faisons probablement tous de la pédagogie inversée sans la nommer ainsi. Reprenons cette définition tirée d’un article publié dans Pédagogie collégiale par trois enseignants de physique férus de cette approche : « […] l’apprentissage est inversé quand l’enseignement direct est déplacé de l’espace d’enseignement collectif (la classe) à l’espace d’apprentissage individuel (hors classe)[1]. » On a tous, au moins une fois, donné des devoirs à faire à la maison : « Complétez chez vous cet exercice que vous n’aurez pas le temps de terminer en classe, nous le corrigerons au début du prochain cours… » Cette consigne de dernière minute est généralement la conséquence d’une approche traditionnelle, magistrale. L’enseignant, dans sa position de maitre dominant une cour passive, a tellement parlé qu’il n’a plus le temps de faire travailler ses sujets in situ et les renvoie donc à leurs quartiers sans supervision. Bon, l’image est démesurée. Mais, combien d’élèves feront le devoir? Combien attendront plutôt le prochain cours pour prendre discrètement les bonnes réponses en note?
S’il veut mettre sur pied une véritable dynamique de classe inversée, l’enseignant doit laisser son ego sur le pas de la porte, car l’approche l’amènera à modifier son rôle, à réévaluer son rapport à son « public ». De même, l’élève sera encouragé à adopter un comportement différent en classe comme à l’extérieur du collège. Plus question pour lui d’expédier des ateliers ou des lectures, de réviser des heures de prise de notes décontextualisées la veille d’un examen. Plus question, pour l’enseignant, de le gaver de sa science. Pour paraphraser les trois enseignants de physique cités plus haut, disons que, dans la classe inversée, le « devoir » de l’élève est de s’approprier les contenus pour le cours suivant avant de rentrer dans la classe. C’est à la maison qu’il prend des notes et formule ses questions. Lorsqu’il revient en classe, son enseignant fait figure de guide; la tête constamment au-dessus de son épaule, il l’aide à mettre la théorie en application et vérifie son travail. Ainsi, la partie théorique s’acquiert à l’extérieur de la classe, de manière autonome, et ce qui relevait auparavant des devoirs occupe sa place, à l’école. Donc, chez lui, l’élève se prépare à aller travailler avec son enseignant. Idéalement, c’est ce qu’il devrait faire en toute circonstance, tous cours confondus. Le miracle de la pédagogie inversée, c’est qu’elle l’y force un peu. Car s’il ne s’engage pas convenablement dans sa préparation, il ne sera pas en mesure de travailler en classe et perdra son temps.
La préparation hors classe peut s’effectuer de multiples façons, à travers des lectures, par exemple, ou par le visionnement de vidéos en ligne. C’est cette dernière avenue que j’ai choisi d’explorer. En fait, je dois admettre qu’au début, ce n’est pas tant la pédagogie inversée qui me tentait, que l’opportunité de faire des films! Mon DEC en cinéma en poche, quelle occasion formidable, près de 20 ans après l’obtention de ce diplôme, d’enfin pouvoir mettre à profit les notions acquises! Cela dit, j’ai surtout été marqué par ma rencontre avec Samuel Bernard, enseignant de mathématiques au cégep régional de Lanaudière et référence en la matière dans le milieu collégial. Selon lui, une des manières de reléguer à l’extérieur de la classe le contenu théorique généralement présenté de manière magistrale est de concevoir de courtes vidéos que les élèves visionnent dans le confort de leur foyer (ou de la cafétéria)[2].
Or, pour les sciences exactes, telles les maths ou la physique, ce renversement parait simple à opérer, la théorie ne bougeant presque pas. Une formule, ça reste une formule… non? Mais en littérature, quels contenus pouvais-je mettre à la porte de ma classe? Les tâches assignées aux élèves relevant généralement de l’interprétation et faisant le plus possible appel à leur capacité d’abstraction, me suis-je dit… Les vidéos, c’était une bonne idée, mais l’instant d’enthousiasme passé, je me suis senti un peu dépourvu. J’ai toutefois réalisé assez rapidement qu’en littérature aussi nous avons en quelque sorte nos « formules », soit tout ce qui relève de la méthodologie de la dissertation : De quelle façon concevoir un paragraphe complexe? Comment analyser une citation et composer une explication? Comment organiser les idées dans un plan? Etc. Je passais auparavant des heures en salle de cours à expliquer ces notions, à les répéter machinalement, et il restait souvent peu de temps aux élèves pour les mettre en pratique sous ma supervision. Beaucoup de temps où je m’ennuyais un peu, il faut le dire… La métho, d’une session à une autre, d’un cours à un autre, c’est redondant. J’ai donc récupéré les diaporamas PowerPoint que j’utilisais déjà et les ai transformés en vidéos pour les déposer sur YouTube[3]. Solution simple et peu exigeante. Il me suffisait d’enregistrer une narration, de mettre le résultat en ligne et de transmettre l’hyperlien aux élèves. Ensuite, je concevais une activité qui, au retour en classe, obligerait les élèves à s’approprier certains contenus (par exemple, ceux relatifs à l’analyse littéraire) en tenant compte des explications fournies dans les vidéos.
Voilà, en gros, pour la théorie. Et du côté pratique? Rapidement, j’ai constaté que ce qu’il y a de génial avec la vidéo, c’est qu’elle permet à l’élève d’aller à son rythme, de multiplier les arrêts sur image. En classe, il peut s’avérer gênant d’interrompre l’enseignant qui débite sa matière, parfois, à une cadence effrénée. L’élève perd le fil, sa concentration s’égare et, pendant ce temps, le tableau continue de se remplir. Or, devant l’écran de son ordinateur ou de son téléphone, il peut interrompre l’enseignant à son aise, aussi souvent qu’il le souhaite. Il suffit de se rappeler les travaux d’Eadweard Muybridge[4] pour se convaincre de la contribution de la décomposition du mouvement à notre compréhension du monde. Au XIXe siècle, ce photographe apporta une solution décisive à l’un des enjeux scientifiques fondamentaux de l’époque : lorsqu’un cheval galope, y a-t-il un moment pendant lequel toutes ses pattes quittent le sol simultanément? Plusieurs contestaient l’idée. « Quelle hérésie! Il y a toujours au moins une patte sur le sol, voyons! » Et ce, même si des peintres – tel Jean Louis Théodore Géricault pour Le derby d’Espom (figure 1) –, après des observations sur le terrain osaient montrer des chevaux en vol plané. L’expérience de Muybridge consista à installer plusieurs caméras en bordure d’une piste afin de photographier à divers instants l’animal et son cavalier. Mises côte à côte, puis défilant sous notre regard, ces photos deviennent une vue animée.
Ce qui émerveille dans cette œuvre, hormis son apport au développement du cinéma, c’est sa façon de décomposer le mouvement, qui permet d’en saisir la complexité. Muybridge fit la preuve que non seulement les quatre pattes du cheval quittaient effectivement le sol (figure 2), mais aussi que son pas était bien plus subtil que les élans aériens et un peu grotesques dessinés par Géricault. La différence entre les deux représentations est saisissante.
Figure 1
Le derby d’Epsom, Jean Louis Théodore Géricault
Figure 2
Le galop de Daisy, Eadweard Muybridge
Les vidéos utilisées en pédagogie inversée présentent des avantages similaires à ceux des montages de Muybridge. Elles donnent l’occasion à l’élève de découper la matière selon sa volonté, de s’arrêter plus longuement sur une notion, d’y réfléchir et, conséquemment, de prendre le temps de formuler des questions précises tout au long du visionnement, questions qu’il pourra ensuite soumettre à son enseignant en classe. En plus de faire en sorte que les élèves n’arrivent plus au cours comme des coquilles vides prêtes à remplir, la pédagogie inversée libère un temps considérable en classe, avantage que j’ai grandement apprécié lors de mes premiers essais durant la reprise des cours à l’automne 2012. Davantage de temps pour pratiquer, pour échanger, pour tisser des liens et amincir le quatrième mur qui s’érige souvent entre le groupe et l’enseignant en prestation magistrale.
Un exemple concret
Au terme du premier tiers de la session, mes élèves rédigent leur première dissertation, une partielle, qui consiste en deux ou trois paragraphes de développement. Une fois cette dernière corrigée et remise, ils regardent une vidéo portant sur la construction de l’introduction et de la conclusion. Tout en prenant des notes, ils doivent formuler des questions (s’ils en ont), qu’ils pourront me faire parvenir par messagerie interne ou m’adresser au début du cours suivant. Ce cours – une fois les interrogations clarifiées – est d’abord consacré à la rédaction individuelle de l’introduction et de la conclusion de leur dissertation partielle. Toutefois, afin de gagner de précieuses minutes, je leur demande dorénavant de faire ce travail en devoir immédiatement après avoir regardé la vidéo. Ensuite, en équipe, ils lisent les productions des uns et des autres. Leur objectif : déterminer laquelle leur apparait l’introduction idéale, et de même pour la conclusion. Une fois leurs décisions arrêtées, ils doivent s’assurer que les textes retenus sont impeccables, car ceux-ci seront au final présentés et évalués à voix haute par toute la classe, particulièrement par l’enseignant. La séance plénière terminée, je les retourne à leurs propres rédactions pour qu’ils en fassent l’autoévaluation. J’invite également les élèves qui le désirent à venir me rencontrer à mon bureau afin de calmer certaines hésitations persistantes. Dans l’intervalle, j’assemble les exemples présentés en classe pour leur fournir un modèle « parfait » de chacun des deux types de textes, sur lequel ils pourront s’appuyer. Le tableau 1 expose de façon synthétique l’expérimentation.
Synthèse d’un exemple de scénario pédagogique
Cette activité, mais surtout l’utilisation des vidéos pédagogiques en général, connait un grand succès. Au moment de l’évaluation du cours, à la fin de la session, je demande aux élèves de commenter leur expérience des 15 dernières semaines. Ont-ils trouvé cette approche efficace? Dans l’ensemble, la rétroaction est assez positive. Ils apprécient le fait de pouvoir « mettre les vidéos en pause pour prendre des notes », mais aussi de pouvoir les réécouter, par exemple avant une évaluation. Elles contribueraient par ailleurs à rehausser leur confiance et faciliteraient leur compréhension de la matière au retour en classe. Chacun apprendrait ainsi à son rythme dans un environnement « plus agréable qu’une salle de cours », rapportent-ils.
Certains ont cependant soulevé quelques points négatifs, le plus fréquent concernant la durée des vidéos. Porté par l’enthousiasme du débutant, j’admets avoir fait l’erreur de vouloir tout mettre dans la même présentation. Résultat : les premières vidéos étaient effectivement plutôt longues. Heureusement qu’un compte YouTube sans frais limite les films hébergés à une durée de 15 minutes! J’ai appris depuis à morceler la matière et ainsi à réduire la durée de mes vidéos à cinq ou six minutes, ce qui, si je me fie aux commentaires reçus, semble correspondre à la limite d’attention d’un élève moyen. Pourquoi faire une seule vidéo sur l’introduction et la conclusion quand on peut en faire deux, une pour chaque partie? D’autres se sont plaints du nombre de vidéos à regarder. Une par semaine, c’est suffisant!
Les autres problèmes que peut générer cette manière d’aborder la pédagogie inversée relèvent de la gestion de classe. Il y a toujours quelques élèves, une minorité certes, qui n’ont pas fait leur devoir et qui arrivent au cours sans s’être préparés. Ils profiteraient même du temps imparti à l’exercice pratique en classe pour regarder les vidéos sur leur téléphone… Quelle insulte! Faudrait-il prévoir un examen sommatif après chaque visionnement? Moi qui souhaite réduire par tous les moyens la lourdeur de ma correction, je refuse. Il y a d’autres façons de responsabiliser les élèves et de les amener à s’engager plus avant dans leurs apprentissages. Enfin, par-delà cet irritant, il y a aussi la frustration, plus personnelle, d’être privé du privilège d’observer les élèves lorsqu’ils prennent des notes. Comme le suggèrent effectivement quelques rétroactions, de la pédagogie inversée peut découler un manque d’interactivité immédiate. Il peut s’en passer des choses dans la vie d’un jeune adulte pendant l’intervalle séparant le visionnement d’une vidéo et le retour en classe…
Bref, à coups d’essais, d’erreurs et de succès, je mets tranquillement en place une nouvelle façon de présenter la matière. Si les résultats ne sont pas toujours heureux ou à la hauteur de mes espérances, le changement de dynamique qui s’installe graduellement entre mes élèves et moi m’encourage à poursuivre dans cette voie. On le constatera plus avant dans un deuxième article, qui portera sur l’apprentissage actif : l’évolution de la relation maitre-élève m’apparait au cœur des bouleversements qui découlent de cette approche.
- E. S. CHARLES, M. DUGDALE, N. LASRY, « Zut! J’ai renversé ma pédagogie… », Pédagogie collégiale, vol. 27, nº 3, printemps 2014, p. 20-25. [Retour]
- Au sujet de l’emploi des vidéos en contexte d’enseignement, je vous invite à lire l’article « Khan Academy » dans Wikipédia. [Retour]
- Voici l’adresse de ma page YouTube : www.youtube. com/channel/UCEAfdz2dQt_7kIL_DU_F_vg [Retour]
- Le passage sur les travaux de Muybridge m’a été inspiré par cet article : A. TRICOT, « École et numérique, de quoi parle-t-on? », Sciences humaines, nº 252, octobre 2013, p. 42-47. [Retour]
Sources des images :
Le derby d’Espom, de Jean Louis Théodore Géricault. Image du domaine public.
Le galop de Daisy, d’Eadweard Muybridge. Image du domaine public.
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