Lettre à un étudiant qui a plagié dans mon cours
Une « culpabilité originelle »?
C’est la formulation de ta première idée secondaire qui m’a mis la puce à l’oreille. Il s’agissait d’une rupture de ton assez subtile. Rien d’aussi flagrant que les pièces à conviction laissées par les « mauvais » plagiaires : erreur inusitée dans la concordance des temps ou – je t’assure, ça arrive parfois – changement inexpliqué de la police de caractères. À vrai dire, ta maitrise de la syntaxe et des normes élémentaires de la mise en forme t’aurait sans doute sauvé si tu n’avais pas été séduit (je présume) par une formulation dénichée sur Internet qui décrivait la « culpabilité originelle » de Claire et Solange dans la pièce Les Bonnes, de Jean Genet. N’ayant pas moi-même exploité ce filon d’interprétation lors de nos discussions en classe virtuelle au sujet de l’œuvre, j’aurais pu simplement me réjouir de ta trouvaille, mais après la lecture de ton idée principale (plutôt maladroite), l’éclat soudain de ton idée secondaire jurait quelque peu dans le portrait d’ensemble. C’est donc dire que j’avais moi-même été séduit par « ta » formulation, mais que je m’en étais tout de suite méfié.
Ce n’est rien de personnel, je t’assure. Je n’ai aucun intérêt à alourdir davantage ma tâche de correction en entretenant une dynamique de paranoïa avec mes étudiants et étudiantes. Comme tout enseignant qui se respecte, je suis sensible au cheminement individuel de chacun et chacune d’entre vous et, en tant que lecteur d’expérience, je le suis également aux sursauts inhabituels de la prose. Votre historique dans le cours et votre style sont, parmi d’autres, des paramètres qui restent en tête quand on vous lit; pas tant d’emblée pour vous prendre en faute que pour mieux évaluer la progression de vos apprentissages. Or, comme tu avais eu quelques difficultés dans tes premières rédactions et que tu m’avais habitué à un style d’écriture, disons, moins assuré, j’étais bien prêt à t’attribuer le mérite de cette tournure de phrase, mais tu avais quand même instillé le doute chez moi. En poursuivant ma lecture, il s’est rapidement confirmé : tes explications devenaient tout d’un coup confuses et peinaient à approfondir un concept que tu avais pourtant si brillamment annoncé, puis ta deuxième idée secondaire retrouvait une soudaine éloquence en soulignant l’effet « de terreur et de pitié » suscité par les personnages des bonnes. Ces mots t’ont sans doute paru à la fois bien trouvés et peu compromettants, mais étant intimement liés à la notion de catharsis dans la tragédie, telle que théorisée par Aristote et en aucun temps abordée dans notre cours, ils t’ont trahi sans que tu le saches. C’est à ce moment qu’une très brève recherche sur Google m’a mené sur ce site d’aide à la préparation du bac de français. J’y ai vite trouvé les formulations qui m’avaient initialement rendu soupçonneux, mais aussi l’explication de la symbolique du « [tilleul] qui passe de main en main jusqu’à être bu par Claire », que tu avais reprise sans que je m’en aperçoive.
Je dois avouer que tu m’as quand même rendu la tâche plutôt facile. En plus de n’avoir plagié qu’une seule source, m’évitant de longues errances sur Internet, tu as rapidement reconnu les faits lorsque je te les ai exposés. Tu as imploré ma « pitié » et tu as peut-être cru que j’avais choisi le camp de la « terreur » en t’imposant froidement la sanction prévue par la Politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages (PIEA) du Collège. Vu la pondération de l’évaluation concernée et tes résultats obtenus dans les précédentes, la note zéro laissait peu de doute sur ton sort. En te rappelant les nombreux messages d’avertissement formulés au cours de la session au sujet du plagiat et de la fraude, j’aurais pu profiter de l’occasion pour te parler du héros tragique et du destin qu’il se choisit malgré tous les signes précurseurs qui annoncent sa chute, mais ça aurait été de mauvais gout. J’ai été laconique. Le lendemain, tentant de jouer une dernière carte, tu m’as envoyé un nouveau texte que tu me disais avoir rédigé sur le même sujet, mais j’ai été inflexible. Le lien de confiance ayant été brisé et le contexte de l’évaluation compromis, je n’ai pas ouvert le fichier que tu m’avais envoyé et j’ai ainsi refermé cette dernière porte par laquelle tu espérais obtenir le salut.
Si je t’écris aujourd’hui, ce n’est pas parce que ton cas de plagiat me hante particulièrement. Il représente au contraire un cas de figure tout ce qu’il y a de plus banal, voire de prévisible. Il a toutefois ravivé en moi un sentiment d’insatisfaction qui s’est souvent manifesté à l’issue d’une affaire de plagiat en ligne, mais qui parait s’être amplifié dans le contexte du téléenseignement. J’ai en effet l’impression que l’enjeu de l’intégrité académique nous campe rapidement dans des rôles préétablis et polarisés (toi, le coupable, et moi, le juge) qui nous confinent à l’absurde plutôt que de nous entrainer sur un terrain de réflexion commun et constructif, celui de l’écriture à l’ère du numérique. Ainsi, à chaque cas de plagiat en ligne semble se rejouer ce rendez-vous manqué où, plutôt que d’interroger l’exploitation qui pourrait être faite des ressources numériques dans l’interprétation d’une œuvre littéraire, nous nous contentons de jouer au chat et à la souris par algorithmes interposés. Même si Internet a toujours fait partie de ta vie et d’une grande partie de la mienne, nous nous y engageons rarement à visage découvert. Les comportements que toi et moi y adoptons ne sont pourtant pas aussi différents qu’on pourrait le croire.
Raisons communes, statuts distincts
J’ose ici une affirmation qui te surprendra sans doute et choquera peut-être quelques collègues : la plupart de tes enseignants et enseignantes (moi y compris) ont déjà commis un acte s’apparentant à du plagiat dans le cadre même de leurs fonctions. La gravité des gestes posés est assurément très variable – de l’omission involontaire d’une référence bibliographique à la reprise intégrale du matériel didactique d’autrui –, et certains en parleraient peut-être plus volontiers en termes d’« emprunt » ou de « réappropriation pédagogique », mais une réalité demeure : s’appuyer sur des sources secondaires sans les citer n’est pas le propre des étudiants et des étudiantes. En début de carrière, je me rappelle que, sous la pression d’une tâche de remplacement attribuée à moins de 24 heures d’avis, je me suis retrouvé à enseigner une œuvre que je n’avais pas encore eu le temps de lire, en me fiant uniquement à ce qu’en disaient certaines anthologies et certains sites Internet que j’avais pu consulter. J’aurais pu m’acheter une bonne conscience en intégrant minimalement mes références à la fin d’un diaporama, mais je n’avais pas même eu le temps de produire un quelconque support de présentation. Peut-être soucieux de ne pas saper le peu d’autorité qu’inspirait mon statut de suppléant, je m’étais ainsi contenté de faire miennes des interprétations du texte à l’étude énoncées par des tiers et de simplement taire mes sources. Heureusement pour moi, c’est un art que les littéraires apprennent à maitriser très tôt. À ce titre, je te recommande fortement la lecture de l’essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? de Pierre Bayard (2007). Je ne l’ai pas lu, mais on en dit beaucoup de bien… Tu vois ce que je te disais?
Blague à part, je ne cherche pas ici à minimiser ton geste en jetant le discrédit sur mes collègues et sur moi. Avant d’envisager de nouvelles avenues d’intervention en lien avec la question du plagiat, il m’apparait néanmoins important de changer de perspective. En abordant ce problème toujours de la même manière, c’est-à-dire, le plus souvent, du haut de la chaire magistrale, on a tôt fait d’y voir, comme les plus alarmistes le font, « le symptôme d’une société en faillite morale » (Pech, 2011, p. 221). En mettant toutefois sur un pied d’égalité les impératifs de performance qu’on retrouve tant dans la vie professionnelle d’un enseignant ou d’une enseignante que dans le parcours scolaire d’un étudiant ou d’une étudiante, la rhétorique moralisatrice devient soudainement moins tentante. Ce genre de rapprochement permet par ailleurs de mettre en lumière la source commune d’agissements qui, bien que similaires, n’ont pourtant pas la même incidence pour toi et pour moi. Là aussi, il semble y avoir matière à réflexion.
Dans une étude menée à l’Université de Lyon en 2007, des chercheurs genevois ont demandé à 1102 étudiants et étudiantes universitaires les raisons pour lesquelles ils recouraient au copier-coller sur Internet. Ces derniers pouvaient choisir plus d’une réponse : 59,7 % d’entre eux ont mentionné que c’était par facilité; 34,8 % estimaient le faire par manque de temps; 8,2 %, par conformité à une pratique généralisée; 5,8 %, parce qu’ils jugeaient bénéficier d’une relative impunité (Bergadaà et autres, 2008). D’une confondante banalité, les deux raisons les plus invoquées sont probablement celles qui ont aussi motivé ma décision de « grappiller » à gauche et à droite des informations sur un livre que je n’avais pas eu le temps de lire. N’est-ce pas précisément dans une volonté de répondre efficacement (avec facilité) à l’exigence d’une tâche à réaliser dans un délai limité (par manque de temps) que j’ai moi-même emprunté ce chemin? Si une étude similaire était menée auprès du corps enseignant et que chacun et chacune s’adonnait à un profond examen de conscience, je suis néanmoins persuadé que l’impression d’impunité serait le facteur qui distinguerait le plus le statut du prof de celui de l’élève par rapport à la question du plagiat.
Après tout, n’ai-je pas réussi aisément, ce jour-là, à sauver la face devant mes élèves, qui, en principe, avaient une longueur d’avance sur moi en ayant lu l’œuvre à l’étude? L’ajout du « en principe », tu l’auras bien compris, n’est pas anodin. Il tient d’abord au fait que les études littéraires rendent la plupart d’entre nous, enseignants et enseignantes, aptes à opérer une lecture superficielle (ou même une non-lecture, pour revenir à Pierre Bayard) sinon productive de sens, du moins génératrice d’un discours crédible. Ensuite, bien sûr, il y a l’aura de respectabilité que me confère mon statut d’enseignant. Je bénéficie en effet d’une relative immunité puisque je suis considéré d’office comme détenteur d’un savoir, qu’on m’attribue d’emblée la compétence d’organiser ce savoir et que vous, élèves, généralement peu sensibles aux normes de présentation des sources, ne risquez pas de me demander des justifications à cet égard. En revanche, en situation d’évaluation, ton statut est tout autre. Ton travail, à moins d’être lu distraitement, sera passé au crible par ton enseignant, un lecteur expert qui a l’habitude de déceler la moindre faille, laquelle peut rapidement devenir un indice incriminant. L’entrée en matière du présent texte a déjà dû te convaincre que nous ne jouons pas tout à fait à armes égales.
Une définition issue du Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française pourrait renforcer ton impression de l’existence de deux poids, deux mesures en matière d’imputabilité. Le terme antisèche y est défini comme le « répertoire de notes qu’un élève utilise en fraude aux compositions ou dont un professeur s’aide en parlant » (Université du Québec à Rimouski, 1972). Le même mot sert ici à désigner les notes de cours illicites qu’un élève dissimule dans le contexte d’une évaluation et celles, parfaitement légitimes, de l’enseignant qui donne son cours. Cela revient-il donc à dire que nous ne sommes pas, toi et moi, soumis aux mêmes exigences de rigueur et d’intégrité? Avant de crier à l’injustice, il faudrait d’abord t’intéresser au contenu des documents en question, puis à l’utilisation qui en est faite par les deux parties. S’il ne s’agit que d’un aide-mémoire permettant d’éviter la surcharge cognitive en rappelant certaines notions importantes ou procédures à suivre, on ne devrait pas s’en formaliser outre mesure, autant pour l’un que pour l’autre. En contexte d’évaluation, de nombreux enseignants et enseignantes autorisent d’ailleurs leurs élèves à recourir à un tel outil, dont la préparation constitue en soi un bon exercice de révision. Réciproquement, l’usage, par un enseignant ou une enseignante, d’une feuille de notes lui permettant de suivre l’avancée de sa leçon et de maintenir le cap ne scandalisera personne. En revanche, si je me contentais de lire devant toi un document qui constituerait l’essentiel de mon enseignement ou si je me rapportais simplement un peu trop souvent à mes notes, tu te demanderais certainement si je maitrise ma matière et, même, si j’ai réellement ma place devant une classe de cégep. C’est un peu la même chose qui arrive lorsqu’on surprend un élève à plagier. En le voyant se contenter de reproduire (et non d’assimiler) un contenu déjà existant, il devient très difficile, voire impossible, d’évaluer son degré de maitrise des savoirs et savoir-faire enseignés.
La distinction qui existe entre la reproduction et l’assimilation d’une connaissance permet d’ailleurs d’établir une nuance importante entre nos situations de « plagiat » respectives. Alors que ton texte témoignait, par l’action même du copier-coller, de la reproduction stérile d’un contenu externe, mon exposé portant sur une œuvre que je n’avais pourtant pas lue révélait paradoxalement un certain savoir-faire : celui consistant à synthétiser des idées issues de sources secondaires ou, en d’autres mots, à faire preuve d’une certaine capacité d’assimilation de ces dernières. Certes, je n’ai pas su jouer pleinement mon rôle de « passeur d’intégrité » (Peters, Boies et Morin, 2019) en négligeant de mentionner mes sources. Plus encore, j’ai surtout raté une très belle occasion de rendre davantage productive ma non-lecture de l’œuvre en affichant ouvertement mon ignorance devant mes nouveaux élèves et en comptant sur eux plutôt que sur des anthologies pour y remédier. Dans Le maître ignorant, Jacques Rancière suggère à ce sujet qu’il est tout à fait possible d’« enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence » (Rancière, 1987, p. 29). Avec un outil d’apprentissage aussi puissant qu’Internet à ta disposition, reste à savoir comment j’aurais pu parvenir à te contraindre à user de ta propre intelligence et, surtout, à ne pas la sous-estimer toi-même.
Se mettre en danger
Même si le développement du Web depuis trente ans favorise un accès beaucoup plus libre et démocratique au savoir, force est de constater que l’école joue plus souvent le rôle de garde-fou que de guide dans l’exploration de cette imposante bibliothèque de Babel. Ce réflexe me semble encore plus affirmé dans les cours de littérature, où l’utilisation d’Internet, pour développer la compréhension d’une œuvre littéraire, est généralement peu valorisée (Brunel et Heiser, 2020), voire considérée comme carrément suspecte. Un geste comme celui que tu as posé dans mon cours donne en quelque sorte raison aux réticences que nous, enseignants et enseignantes, pouvons avoir à vous livrer à l’immensité de l’espace navigable pour nourrir votre réflexion. Alors qu’on pourrait légitimement craindre que vous vous noyiez dans cette masse considérable d’informations, c’est plutôt votre tendance à rester en surface qui finit par vous perdre. Résultat : par excès de prudence, nous préférons restreindre l’usage du Web dans le cadre de nos cours; par facilité, vous y recourez en catimini, souvent de manière peu critique, vous laissant guider par la saisie semi-automatique de Google et par les premiers résultats de recherche disponibles pour vous offrir du prêt-à-penser ou, pire encore, du prêt-à-plagier. Après une année et demie d’enseignement à distance, j’en viens à me demander si un usage aussi peu assumé, de part et d’autre, des ressources numériques dans l’interprétation des œuvres littéraires n’entretient pas une forme de gestion circulaire du savoir, elle-même propice au plagiat. Et si, pour échapper à cette tendance, il nous fallait finalement accepter, toi et moi, de nous mettre en danger?
Pour comprendre ce que je veux dire par là, sans doute vaut-il mieux t’expliquer d’abord ce que j’entends par une « gestion circulaire du savoir ». Au fond, il n’y a pas grand-chose à en dire, puisqu’il s’agit en quelque sorte du mode par défaut de presque toute situation d’enseignement-apprentissage. Le système dans lequel nous évoluons généralement toi et moi pourrait se résumer de la sorte : je t’expose une notion, un concept ou une interprétation que tu dois à ton tour reformuler ou exposer afin de rendre compte de ton apprentissage. La connaissance est ainsi maintenue dans un circuit fermé entre l’enseignant et ses élèves, circuit qui permet aussi bien de circonscrire clairement ce qui doit être su que de distinguer rapidement celles et ceux qui savent de celles et ceux qui ne savent pas. Si cette façon de faire semble aller de soi, c’est qu’elle a cours depuis la nuit des temps et qu’elle reconduit les rôles attendus de part et d’autre en contexte scolaire : j’enseigne et tu apprends.
Je ne chercherais sans doute pas à remettre en question ce système bien huilé si ma discipline n’était pas elle-même si ouverte aux interprétations multiples et à la remise en question des postures énonciatives. Le discours littéraire, par sa nature polysémique et par la richesse des voix qu’il convoque, offre en effet un fort potentiel interprétatif auquel toi et moi pourrions certainement nous abandonner avec plus d’audace. Au lieu de cela, je me retrouve souvent à simplifier pour toi l’interprétation d’un texte, à t’offrir une grille de lecture qui en aplanit les aspérités, non seulement pour t’en faciliter l’appréhension, mais aussi pour accommoder mon travail d’évaluateur en réduisant justement le champ des possibilités évaluables… En disposant pour toi les rails qui te maintiendront sur la « bonne » voie interprétative d’une œuvre littéraire, je t’invite en quelque sorte à en faire le tour, mais un tour étroitement guidé. Or, l’évaluation qui en découle reviendra généralement à te demander de produire toi-même un texte qui rendra compte d’une interprétation conforme à celle qui t’a été présentée. Sans aller jusqu’à dire que cet apprentissage par imitation constitue en soi une forme de plagiat institutionnalisé, reconnaissons que la frontière entre la reproduction et l’assimilation d’un savoir demeure ici plutôt poreuse, d’autant plus lorsqu’il est question d’appliquer une « recette » aussi peu créative que la dissertation explicative. Au mieux, l’interprétation de l’œuvre que tu me proposeras dans ton texte se contentera de calquer les contours de celle que j’aurai présentée en classe, à laquelle tu ajouteras tes propres « couleurs », par exemple, à travers ton style, ton choix de citations, la formulation de ton sujet amené, l’ouverture de ta conclusion, etc.
Si nous avions à schématiser la forme d’interprétation littéraire généralement attendue en contexte collégial et l’altération que lui fait subir le plagiat, nous pourrions convoquer deux figures géométriques. D’une part, il y aurait ce ruban enroulé sur lui-même en un cercle parfait (figure 1A), une figure géométrique dont les deux faces (intérieure et extérieure), rigoureusement homologues et symétriques, évoquent l’étroite correspondance qui existe entre l’interprétation de l’œuvre fournie par l’enseignant ou l’enseignante et celle attendue de la part de l’élève. D’autre part, sous la torsion du principe d’intégrité intellectuelle, une telle boucle deviendrait par le plagiat une sorte de ruban de Möbius (figure 1B), donnant ainsi l’illusion d’une réciprocité de lecture, mais rendant impossible la distinction entre une surface et son envers, à savoir la part réelle de l’élève et celle de la source plagiée. Dans un cas comme dans l’autre, on se retrouverait dans ce que je désignais plus tôt comme une gestion circulaire du savoir.
Ce passage par la géométrie t’apparaitra peut-être comme un détour fastidieux pour parler de ton cas de plagiat. Au fond, tu n’as sans doute jamais cherché autre chose qu’un simple raccourci pour répondre à la « commande ». Ce que je cherche justement à te signifier ici, c’est que je pense que j’en ai moi-même emprunté un en te formulant une « commande » aussi restrictive. J’ignore si un lien de cause à effet lie nos comportements respectifs (moi qui balise autant le travail de rédaction pour éviter que tu t’égares; toi qui empruntes un chemin de traverse pour arriver plus vite à destination), mais, chose certaine, j’ai l’impression que nous pourrions tous les deux aspirer à sortir des sentiers battus et qu’Internet pourrait à cet égard nous être utile.
Imaginons qu’après la lecture de la pièce de Jean Genet, je vous aurais invités, toi et tes collègues de classe, à partir à la recherche d’une interprétation de l’œuvre sur Internet en utilisant, chacun et chacune d’entre vous, différents mots-clés (par exemple : « tragédie moderne », « théâtre de l’absurde », « psychanalyse », « rapports de domination », « identité et aliénation », « mise en abyme théâtrale », etc.). Un mandat qui aurait pu vous attendre à la suite d’une telle recherche aurait été de faire suffisamment « vôtre » l’interprétation du texte que vous auriez trouvée en ligne pour réussir à en rendre compte devant vos collègues de classe au cours suivant. Pour les besoins de la démonstration, imaginons qu’au terme de cette recherche, tu aurais abouti pour ta part sur ce même site Internet qui a finalement mené à ton cas de plagiat. Le défi qui t’aurait alors attendu aurait été notamment de parvenir à expliquer cette fameuse « culpabilité originelle » relevée dans ta source au sujet des protagonistes et à clarifier ces sentiments de « terreur et de pitié » qu’ils sont censés susciter. J’ignore si tu aurais su être à la hauteur de ce défi, mais tu aurais à tout le moins eu l’occasion de mettre à l’essai cette interprétation du texte et de la confronter à celles présentées par tes collègues, lesquels auraient également pu t’aider à affiner la tienne. En animant les discussions en maître ignorant, je vous aurais ainsi laissé le soin d’expliquer différents concepts gravitant autour de l’œuvre étudiée. Mon travail aurait consisté à m’assurer de la cohérence de vos explications, à les nuancer au besoin et à vous montrer comment différentes interprétations concurrentes peuvent finir par se compléter pour nourrir une compréhension globale de l’œuvre. À ce titre, une nouvelle figure géométrique pourrait schématiser ce processus de coconstruction du sens de l’œuvre (figure 2) : une sphère au centre de laquelle se trouvent l’élève et l’enseignant, interrogeant ensemble une série de concepts situés dans le champ interprétatif de l’œuvre.
En plus de s’arrimer de manière cohérente à l’énoncé de compétence du cours Littérature et imaginaire (expliquer les représentations du monde contenues dans des textes littéraires d’époques et de genres variés) et de bien se prêter à l’analyse d’œuvres polysémiques comme celles issues de la modernité et de la postmodernité littéraires, cette approche me semble susceptible de favoriser un usage plus constructif des ressources numériques.
Malgré l’ironie que je perçois aujourd’hui dans la sélection des mots qui ont finalement mené à ton échec, je tiens à ce que tu saches que je ne crois justement pas en ta « culpabilité originelle ». Je préfère imaginer que tu as fait preuve d’une certaine sensibilité littéraire en sélectionnant des mots (pas les tiens, malheureusement) qui te semblaient propices à exprimer des idées valables sur l’œuvre de Genet. C’est précisément sur le terrain de cette sensibilité aux mots que nous aurions pu nous retrouver. Mais pour qu’une réelle « rencontre » se produise, entre toi et le texte à l’étude, puis entre toi et moi autour de celui-ci, il aurait fallu que tu te serves des mots que tu avais trouvés comme tremplin pour tes propres idées et non pas que tu les fasses passer pour les tiens. Si ton plagiat a malheureusement empêché cette rencontre, je reconnais que le bannissement unilatéral des ressources numériques dans le cadre de mon cours ne contribue pas à jeter les bases d’un dialogue transparent autour de l’utilisation des sources secondaires. Il nous reste assurément beaucoup de travail à faire, de part et d’autre, pour que les outils numériques qui nous ont permis de demeurer en contact pendant tous ces mois d’enseignement à distance ne soient pas utilisés pour nous duper ni simplement prohibés pour éviter que cette duperie ne survienne.
Au revoir, Jean-Philippe…
Quiconque ayant vu son article publié dans Correspondance sous la direction de Jean-Philippe Boudreau s’en félicitera. Depuis 2015, c’est plus d’une centaine de collaboratrices et collaborateurs qui auront ainsi eu le privilège de vivre une riche et cordiale expérience auprès de cet éditeur hors pair. De même, mois après mois, le lectorat des six dernières années en aura apprécié ici le fruit. Sensible à la réalité du terrain, lui-même confronté dans sa pratique aux enjeux de la valorisation du français au collégial, Jean-Philippe aura de surcroit fait briller notre publication grâce à ses propres écrits, toujours pertinents : réflexions, entrevues, comptes rendus, collectifs… la liste est longue. Sa plus récente parution, ci-dessus, pleine de bienveillance et d’érudition, est à l’image de l’empreinte qu’il laisse ici. Collègue privilégiée en tant que codirectrice éditoriale de la revue, je salue amicalement Jean-Philippe et lui souhaite tout le bonheur professionnel qu’il mérite.
Bienvenue, Valérie!
C’est dorénavant Valérie Plourde qui donnera le ton à Correspondance. Responsable du centre d’aide en français (CAF) du cégep de Matane, Valérie partageait avec nous au printemps dernier les résultats de sa recherche dont l’objet est au cœur même de la mission de la revue : offrir matière à réflexion aux intervenants et intervenantes des CAF. Cet article témoigne éloquemment de sa rigueur intellectuelle et de son engagement envers le réseau collégial. Depuis, elle prépare le volume de Correspondance en cours : sa sensibilité, sa créativité et son savoir-faire éditorial sont déjà à l’œuvre, comme en témoignent les parutions de la rentrée 2021. Je suis très heureuse de pouvoir compter sur une collègue de sa qualité pour alimenter notre précieuse publication.
Dominique Fortier
Codirectrice éditoriale de Correspondance
Références
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BRUNEL, M., et L. HEISER (2020). « Analyser les textes avec internet : étude d’une pratique professionnelle en transformation », [En ligne], Recherches en éducation, no 42. [https://doi.org/10.4000/ree.1607] (Consulté le 21 juillet 2021).
PECH, M.-E. (2011). L’école de la triche, Paris, L’Éditeur, 250 p.
PETERS, M., T. BOIES et S. MORIN (2019). “Teaching Academic Integrity in Quebec Universities: Roles Professors Adopt”, [En ligne], Frontiers in Education, vol. 4, no 99. [https://doi.org/10.3389/feduc.2019.00099] (Consulté le 21 juillet 2021).
RANCIÈRE, J. (1987). Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 233 p.
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À RIMOUSKI (1972). « Antisèche », [En ligne], Grand dictionnaire terminologique. [http://www.granddictionnaire.com/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=17088379] (Consulté le 21 juillet 2021).
VIOUX, A. [s. d.]. « Les Bonnes, Genet : résumé et fiche de lecture », [En ligne], Commentaire composé : le bac de français facile et efficace. [https://commentairecompose.fr/les-bonnes-genet/] (Consulté le 21 juillet 2021).
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