Le «Dictionnaire des francophones»: bric-à-brac ou coffre aux trésors?
Nadine Vincent est lexicographe et professeure en communication à l’Université de Sherbrooke. Elle est membre du comité de gouvernance et du comité éditorial du dictionnaire Usito, et membre du CRIFUQ (Centre de recherche interuniversitaire sur le français en usage au Québec).
En mars 2018, le président français Emmanuel Macron faisait l’éloge de la diversité du français lors d’un discours à l’Institut de France.
Si le français n’est pas cette langue de l’Europe rêvée par Hugo, elle est plus que cela, elle est une langue où se forge le vaste monde, cette langue « rapaillée » dont parle le Québécois Gaston Miron, qui peut désormais embrasser la richesse et la variété du monde sans jamais renoncer à la pluralité de ses enracinements dans un monde où, au fond, la principale menace, c’est l’uniformité […]. (Macron, 2018a)
En octobre de la même année, il annonçait lors du Sommet de la Francophonie en Ukraine : « La Francophonie pourrait […] s’emparer du débat sur le français, “langue monde”, et soutenir des initiatives comme le Dictionnaire des francophones, que nous devrions pouvoir conduire et porter ensemble. » (Macron, 2018b)
Parrainé par le président Macron et mis en chantier en 2019, le Dictionnaire des francophones (DDF) a été inauguré en mars 2021 et est depuis disponible gratuitement en ligne.
Dictionnaire ou agrégateur?
Malgré son titre, le DDF n’est pas un dictionnaire. C’est une plateforme qui regroupe plusieurs ouvrages de référence existants (plusieurs dictionnaires différentiels, pour la plupart déjà disponibles en ligne, et un dictionnaire général collaboratif, le Wiktionnaire) et une section participative (nous y reviendrons plus loin). Rappelons qu’un dictionnaire général vise à décrire tous les mots d’une langue, alors qu’un dictionnaire différentiel ne présente qu’une partie de la langue[1], comme l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire (1988) ou le Dictionnaire des régionalismes de France (2001), qui font tous deux partie du DDF. Plutôt qu’un dictionnaire autonome avec sa propre ligne éditoriale, le DDF est donc un agrégateur, qui compile plusieurs sources[2] afin de permettre au public de les consulter toutes à un même endroit.
La consultation des dictionnaires qui composent le DDF
En cherchant un mot dans le DDF, en particulier si l’emploi de ce mot ou d’un de ses sens est répandu dans la francophonie, mais distinct de l’usage de Paris, on accède aux articles des différentes sources qu’il regroupe. Pour illustrer son fonctionnement, prenons l’exemple du mot souper. Si l’on tape ce mot dans la fenêtre de saisie, on nous présentera 18 fiches, 9 pour le verbe, 9 pour le nom masculin. Chaque fiche indique l’aire géographique où le sens serait en usage (France, Suisse, Belgique, Québec, Burundi, Monde francophone, etc.), la classe du mot (ex. : nom, verbe; parfois en y ajoutant des précisions, comme nom, masculin ou verbe, intransitif), une définition et une source. En cliquant sur une fiche, on arrive à la retranscription du traitement complet de ce sens dans le dictionnaire source, ce qui permet parfois d’ajouter à la définition un marquage, de l’exemplification, etc. Pour souper, huit des neuf fiches définissant le nom indiquent qu’il s’agit du repas du soir et que ce sens est en usage dans différentes régions de France, mais aussi en Belgique, en Suisse, au Québec, en Louisiane, au Burundi et en République démocratique du Congo. Il faudra consulter toutes les fiches pour faire l’addition des zones concernées. La neuvième fiche atteste un autre sens, marqué « France » dans le Wiktionnaire, qui décrit le souper comme étant un « repas plus tardif que le diner, notamment après une sortie vespérale (théâtre, cinéma) ». Là où un dictionnaire classique aurait présenté deux sens pour le nom souper, l’un propre à la France et l’autre réparti dans plusieurs zones francophones, le DDF propose plutôt neuf fiches, ce qui nous permet d’affirmer qu’il aurait été plus justement intitulé Plateforme des particularismes de la francophonie, voire Wiktionnaire plus.
Une source qui se distingue : le Wiktionnaire
Le Wiktionnaire, créé en 2004, est la branche francophone du projet Wiktionary. C’est un dictionnaire collaboratif, ce qui veut dire que ses articles sont rédigés, révisés et mis à jour par des usagers (sur le même modèle que l’encyclopédie Wikipédia, par exemple). Comme le Wiktionnaire est la seule source de la plateforme du DDF qui puisse prétendre au statut de dictionnaire général, ce sont forcément ses descriptions, identifiées comme appartenant au « Monde francophone », que l’on trouve si on cherche des mots non marqués géographiquement comme ananas, aromate, bonheur, liberté ou passeport. Par exemple, si on tape lueur dans la fenêtre de saisie du DDF, on ne nous fournira que deux fiches, toutes deux issues du Wiktionnaire.
Les deux fiches associées au mot lueur dans le Dictionnaire des francophones
En cliquant sur la première fiche, on accède à une fenêtre contenant toutes les informations d’un des sens de lueur tel que décrit dans le Wiktionnaire.
Première fiche du mot lueur dans le Dictionnaire des francophones
Étrangement, et cet exemple a été choisi au hasard, on constate que le sens figuré apparait avant le sens propre. Ce qui pourrait sembler une incongruité confirme en fait que chaque sens est traité isolément, sans lien avec l’ensemble de l’article dans lequel il se situe dans la source d’origine. En cliquant sur la seconde fiche, on trouve le sens propre de lueur.
Deuxième fiche du mot lueur dans le Dictionnaire des francophones
Dans ce cas précis, et comme pour tous les mots trop panfrancophones pour être attestés dans au moins deux des sources du DDF, cette plateforme ne présente aucun avantage sur la consultation directe du Wiktionnaire. Elle a même l’inconvénient de déconstruire artificiellement la langue, négligeant les liens qui existent entre les différentes acceptions d’un mot et qui permettent de comprendre la productivité d’un sens premier, ici d’un sens propre qui a donné naissance à un sens figuré. Ce découpage arbitraire fait ressortir une autre incohérence : en répétant pour chaque fiche ce que le Wiktionnaire indique une seule fois en fin d’article, dans ce cas-ci les mots et phrases dérivés, le terme apparenté et le vocabulaire lié[3], le DDF laisse entendre que ces trois rubriques s’appliquent à chacun des sens. Si cette automatisation fautive saute aux yeux de chaque usagère ou usager avisé qui sait bien que les locutions lueur d’espoir et lueur d’intelligence ne s’appliquent qu’au sens figuré de lueur, et que le mot veilleuse est forcément lié à son sens propre, elle pourrait induire en erreur des apprenantes et apprenants du français ou des locutrices et locuteurs plus incertains.
Le volet participatif
En plus de l’agrégation de sources existantes, le DDF contient une composante participative, c’est-à-dire qu’il invite les locuteurs et locutrices à enrichir la plateforme en ajoutant un mot ou un sens et en précisant dans quelle zone francophone il est utilisé. En cherchant un mot récemment intégré dans toutes les langues du monde, covid, on trouve dans le DDF, en plus des sens du Wiktionnaire, deux fiches nouvellement créées par des usagers ou des usagères.
Fiches du mot covid signées Ddf dans le Dictionnaire des francophones
En cliquant sur chacune de ces fiches, on constate à la lecture d’une note que « personne n’a validé cette définition[4] ». Cela explique sans doute que, plutôt que d’avoir des descriptions lexicographiques, on se retrouve devant des commentaires sur le genre du mot. L’attribution des zones d’utilisation peut aussi poser problème, puisqu’ici la première fiche commente l’usage canadien, mais est quand même identifiée au « Monde francophone », sans doute parce que le mot lui-même est panfrancophone. Comme ce volet est participatif et non collaboratif, ce ne sont pas n’importe quels usagers qui pourront relire ces fiches, mais des collaborateurs professionnels ou semi-professionnels (des étudiants en linguistique, par exemple).
Voyons maintenant le cas d’un sens validé. Si on tape le mot gateau (sans accent circonflexe) dans la fenêtre de saisie, on ne sera pas redirigé vers gâteau, ce qui est un peu étonnant pour un outil en ligne de dernière génération. Mais en tapant gâteau, on nous soumet douze fiches, dont la dernière est signée Ddf et a donc été ajoutée par un usager ou une usagère dans le module participatif du DDF.
Fiche du mot gâteau signée Ddf dans le Dictionnaire des francophones
En ouvrant la fiche, on obtient le même contenu (une définition, sans exemple et sans autre précision), mais on apprend que la définition a été validée grâce à l’indication « 1 personne a validé cette définition ». Qui? Un administrateur ou une administratrice, selon le site du DDF[5]. Quelles sont les compétences de cette personne? Mystère. Combien de personnes peuvent ainsi passer pour valider ou supprimer une fiche? Silence radio. Bien que la fiche ait été validée, on se trouve devant un article minimal qui se contente de nous dire que gâteau est un nom, sans en indiquer le genre. Qui plus est, ce sens de gâteau est défini à l’aide du mot gâteau lui-même, ce qui constitue un crime de lèse-lexicographie, surtout pour une définition autonome, non rattachée à un autre sens. Encore une fois, une locutrice ou un locuteur expérimenté pourra s’y retrouver. Par contre, une personne en apprentissage ou un robot (si l’on décidait de tout automatiser) pourrait aussi bien rattacher ce sens à un « morceau de cire ou de terre » ou à « quelque affaire utile, avantageuse », deux autres sens de gâteau présents dans le DDF et appartenant au « Monde francophone ». Soyons cependant indulgents : cet outil est encore jeune, et il faudra laisser au processus le temps de se mettre en place avant de pouvoir évaluer l’apport réel de cette section.
En conclusion, le DDF présente un amalgame de sources fiables, parfois vieillissantes (les dictionnaires différentiels fruits de travaux de linguistes, édités entre 1988 et aujourd’hui), et de descriptions récentes produites par des non-spécialistes dans le Wiktionnaire ou proposées par les usagères et usagers mêmes du DDF. On se trouve donc face à une abondance de données dont il est difficile d’établir la légitimité et la crédibilité. En plus de cette non-adéquation d’expertises, les fiches ne sont pas datées et s’échelonnent sur des travaux menés au cours des quatre ou cinq dernières décennies. Enfin, chacun des sens est présenté isolément, et les fiches ne sont ni organisées ni hiérarchisées, ce qui demande aux usagères et usagers d’être des métalexicographes avertis ou des orpailleurs curieux et passionnés. Certains de ces éléments pourraient être bonifiés (la datation des données, par exemple), d’autres sont intrinsèquement liés à la nature du projet (la segmentation par sens, par exemple). Alors, le DDF est-il un bric-à-brac ou un coffre aux trésors? Cela dépend de ce que l’on y cherche. Chose certaine, ce n’est pas un outil à mettre entre des mains non expertes sans un minimum d’accompagnement.
Références
DE SINETY, P., sous la dir. de (2021). Dictionnaire des francophones, [En ligne]. [https://www.dictionnairedesfrancophones.org/] (Consulté le 28 juillet 2021).
MACRON, E. (2018a). Discours d’Emmanuel Macron à l’Institut de France sur l’ambition pour la langue française et le plurilinguisme, [En ligne]. [https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/03/20/discours-demmanuel-macron-a-linstitut-de-france-sur-lambition-pour-la-langue-francaise-et-le-plurilinguisme] (Consulté le 28 juillet 2021).
MACRON, E. (2018b). Discours au Sommet de la francophonie à Érevan, [En ligne]. [https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/10/12/discours-au-sommet-de-la-francophonie-a-erevan] (Consulté le 28 juillet 2021).
RACELLE-LATIN, D., sous la dir. de (1988). Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, [En ligne]. [https://bibliotheque.auf.org/doc_num.php?explnum_id=157] (Consulté le 19 aout 2021).
RÉZEAU, P., sous la dir. de (2001). Dictionnaire des régionalismes de France, [En ligne]. [https://www.drf.4h-conseil.fr/] (Consulté le 19 aout 2021).
Wiktionnaire, [En ligne]. [https://fr.wiktionary.org/] (Consulté le 10 aout 2021).
- Tous les dictionnaires différentiels présents dans le DDF portent sur des particularismes de différentes zones de la francophonie, mais on nomme plus généralement dictionnaire différentiel tout ouvrage dont la nomenclature est partielle, par exemple un dictionnaire des mots du sport, un dictionnaire du vocabulaire de la cuisine ou un dictionnaire de la langue des jeunes. [Retour]
- Les sources agrégées dans le DDF sont présentées ici sous le titre « Présentation des ressources ». [Retour]
- Ces titres de rubrique, inadéquats, sont l’œuvre du Wiktionnaire et non du DDF et ne sont pas constants d’un article à l’autre du dictionnaire collaboratif. Ici, lueur d’espoir et lueur d’intelligence sont des cooccurrents, au mieux des collocations, et auraient dû apparaitre en exemple sous le sens figuré. Quant à la distinction entre terme apparenté et vocabulaire lié, elle relève de la créativité de chacun. [Retour]
- Cette information, qui veut dire en fait que « personne de l’équipe du DDF n’a relu cette définition », est donnée aussi pour chacune des fiches des sources agrégées, incluant celles produites par des spécialistes, qui ont été non seulement validées, mais déjà publiées ou diffusées avant la naissance du DDF. Dans ces cas particuliers, la note de non-validation peut porter à confusion, voire s’avérer offensante pour les spécialistes dont on reproduit ici le travail. [Retour]
- « Des personnes reconnues par la communauté forment deux groupes d’utilisateurs dédiés à la relecture : les opérateurs et opératrices qui peuvent solliciter la suppression d’un contenu indésirable et les administrateurs et administratrices qui peuvent apporter des corrections ou supprimer des participations inappropriées. » (Dictionnaire des francophones, « Présentation du projet », 2021) [Retour]
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