«Le niveau baisse! (et autres idées reçues sur la langue)»: quand la légèreté n’empêche pas la pertinence
Le niveau baisse! (et autres idées reçues sur la langue)[1], paru à la fin de 2015 chez Del Busso éditeur, est un petit ouvrage qui fait du bien. On parcourt ses 118 pages en un peu plus d’une heure, et on en ressort avec l’impression de quitter une pétillante conversation avec un interlocuteur érudit, excellent vulgarisateur et, surtout, plein d’humour.
Cet interlocuteur, c’est Benoît Melançon, blogueur à L’oreille tendue, professeur titulaire et directeur du Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, et directeur scientifique aux Presses de l’Université de Montréal. On lui doit des monographies savantes et fort sérieuses, notamment sur Diderot et sur le genre épistolaire, mais aussi des ouvrages où transparait davantage ce précieux alliage de plaisanterie et d’intelligence. Parmi ceux-ci, mentionnons Les yeux de Maurice Richard, le Dictionnaire québécois instantané (écrit en collaboration avec Pierre Popovic) et Langue de puck – Abécédaire du hockey. On le voit par cette courte liste : l’intérêt de Melançon pour le sujet de la langue (ou celui du hockey!) n’est pas nouveau.
Il faut d’ailleurs qu’il ne craigne pas d’aller « jouer dans les coins » ou de « faire preuve de robustesse » pour oser ainsi s’aventurer sur le terrain glissant du commentaire sur la langue, dans un Québec où la nouvelle (qui n’avait d’ailleurs rien de nouvelle, puisqu’elle concernait des rectifications orthographiques suggérées depuis 1990!) de la disparition de l’accent circonflexe sur le i et sur le u dans certains mots seulement a déclenché, en février 2016, une hystérie collective ridicule autant qu’inquiétante. Dans les réseaux sociaux, en quelques heures, on convoquait tantôt Hannah Arendt ou George Orwell, tantôt Goebbels, ou même, le Front national pour prouver que le fait de pouvoir écrire désormais (depuis 26 ans, en fait) nénufar avec un f marquait la fin de la culture, ou en tout cas du français… Soupir. « Ne soyons pas circonflexe, soyons circonspect », tel que l’a si bien dit une collègue[2]. C’est justement ce que s’attache à faire Benoît Melançon dans son essai. Avec brio.
Son ouvrage présente ainsi 14 idées reçues sur la langue, ces « idée[s] qui circule[nt] dans l’air du temps avec la valeur d’une évidence et qui manque[nt] de nuances » (p. 9), qu’il déconstruit patiemment, avec rationalité et méthode, pour en tirer des observations dépassionnées et souvent très intéressantes. Cette démarche, qui ne traduit – il le dit lui-même – « ni alarmisme ni jovialisme » (p. 9), ramène à leur juste mesure certains enjeux linguistiques. Une telle approche est d’autant plus utile que, comme il le fait remarquer, en matière de langue, il semble bien que tout le monde prétende avoir un avis éclairé sur la question et souhaite se faire entendre : « On n’hésite pas à répéter à l’infini toutes sortes de lieux communs et les préjugés ne sont jamais loin » (p. 9).
Melançon n’est pas le premier à aborder de telles questions, il le rappelle lui-même. Il cite ainsi des ouvrages de Marina Yaguello et Chantal Rittaud-Hutinet comme sources d’inspiration[3]. Ceux-ci traitaient du point de vue français, tandis que le professeur de l’Université de Montréal fait l’exercice pour le Québec, où les questions de langue sont intrinsèquement liées à d’autres thèmes, identitaires et politiques, ce qui ne contribue guère à en faciliter l’analyse.
En témoignent les questions suivantes, toutes abordées dans le petit essai : les Québécois parlent-ils joual? Parlent-ils « vraiment » français? La qualité de la langue baisse-t-elle? Les réseaux sociaux contribuent-ils à une telle dégradation? Utilise-t-on plus d’anglicismes qu’avant, ou que les Français? Parle-t-on franglais? L’assimilation est-elle proche? Doit-on craindre le bilinguisme? L’anglais est-il plus facile? Plus dangereux? La maitrise de toutes les subtilités des règles de l’accord du participe passé est-elle la mesure la plus fiable du niveau de compétences attendu en français? Les dictionnaires ont-ils réponse à tout? Correction de la langue et respect de soi-même vont-ils de pair?
On en conviendra : cette énumération, quoique restreinte, donne le tournis et montre bien à quel point, en terres québécoises, les questions linguistiques ont presque toujours partie liée avec des enjeux de valeurs, individuelles et collectives. On comprend mieux alors les réactions épidermiques que peut soulever un simple accent circonflexe.
Alors que nos ancêtres ont été pratiquement programmés, après la Conquête, à associer religion catholique, langue française et survivance, comment peut-on, quelques siècles plus tard, se surprendre que péchés, fautes (de gout, de participes passés ou… de jugement) et anglicismes s’entremêlent, ou que la crainte de disparaitre se teinte d’anglophobie? À ce titre, plusieurs illustrations dans le livre, tirées d’essais ou de journaux du passé, donnent à voir de manière éclatante – et décalée – combien les amalgames, à travers le temps, ont été nombreux. Citons-en deux : « Les dix commandements du bon parler » (p. 60) et « Sa Majesté la Langue Française Vous invite à vous ranger sous son drapeau. Mot de ralliement : parlons mieux! » (p. 58). Il faut le reconnaitre : il subsiste de ces prescriptions, encore aujourd’hui, quelque chose qui nous empêche, trop souvent, d’analyser froidement les faits langagiers.
Mais Melançon s’y emploie néanmoins, se plaçant au-dessus de la mêlée. Comme il le dit, il faut « savoir de quoi l’on parle, sortir des cadres argumentatifs figés, descendre de ses grands chevaux, se méfier du mépris » (p. 34). Avec tact et humour, citant aussi bien Pierre Lalonde et certains abonnés Twitter que d’éminents chercheurs et lexicographes, il montre que, non, la fin du français n’est pas pour demain. La langue se transforme, et ce, au grand dam des « essentialistes » (p. 33), qui rêvent d’un français absolu, aussi pur qu’imaginaire, fixé une fois pour toutes.
Au contraire, rappelle Melançon, notre langue compterait au moins deux millions de mots, alors que seulement environ 60 000 d’entre eux se retrouvent dans nos dictionnaires usuels, des mots dont le choix est modifié à chaque édition, les lexicographes laissant de côté ceux tombés dans la désuétude ou l’oubli, au profit d’un vocabulaire nouveau, adapté aux besoins modernes (pensons, notamment, à tout le lexique autour de l’informatique apparu dans les dernières décennies).
La langue bouge, évolue. Elle s’écarte aussi, par moments, d’un registre soutenu. Faut-il voir, dans de tels écarts, le signe d’un nivellement par le bas? Sur ce point, Melançon se révèle encore une fois plein de nuances, et renvoie les polémistes à des bases de réflexion plus solides. Comparons l’oral avec l’oral, l’écrit avec l’écrit. Et ne lisons surtout pas dans les chansons des Dead Obies ou de Lisa LeBlanc plus que ce qu’il faut y voir : « Quiconque pense que la langue de l’art est le reflet de la langue parlée en société, qu’elle en est le miroir, se trompe » (p. 35). Quand les personnages des films de Xavier Dolan emploient des mots anglais dans leurs répliques, on ne peut en conclure que le Québec est en voie d’être colonisé.
D’ailleurs, toujours concernant le thème de la colonisation, Melançon aborde le rapport, souvent très difficile, qu’entretiennent certains puristes, et notamment des puristes français, avec la langue utilisée au Québec. Dans un passage particulièrement intéressant, il tente une explication à propos de ce qu’il nomme joliment le « lutétiotropisme », soit cette manie de poser le français parisien en norme absolue : « La langue française, depuis sa forte centralisation à partir de la Révolution, a eu plus de mal que d’autres à gérer la variation » (p. 53).
On le voit : politique et culture ne sont jamais loin, quand on parle de langue. Melançon cite d’ailleurs à cet effet l’excellente formule d’André Belleau : « une langue, c’est un dialecte qui s’est doté un jour d’une armée, d’une flotte et d’un commerce extérieur… » (p. 91). Quand il est question d’enjeux plus sociopolitiques, cependant, l’essai de Melançon, dans sa clarté pleine de légèreté, donne un peu l’impression de tourner les coins ronds. On aurait ainsi aimé qu’il réfléchisse un peu plus longuement sur le statut du français dans un Montréal de plus en plus cosmopolite, ou qu’il aborde des questions plus complexes, tels les défis de l’omniprésence de l’anglais dans les publications scientifiques.
En somme, pour reprendre le titre de son essai, est-ce que « le niveau baisse », quand il s’agit de la langue française? Pas vraiment, nous répond Melançon, mais il ne faut pas se surprendre que la question se pose, et se posera sans doute encore : c’est notre destin de francophone d’être affligé d’une incurable « hypertrophie de la glande grammaticale », maladie qu’a décrite Jean-Marie Klinkenberg dans son ouvrage La langue et le citoyen (2001) en ces termes : le fait pour un sujet d’être « toujours accompagné d’une conscience […] volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit » (p. 105). On peut s’en affliger, se culpabiliser, tenter de fuir en se lançant dans l’apprentissage d’une deuxième ou d’une troisième langue, compulser nerveusement Le grand dictionnaire terminologique ou les pages les plus réussies de Gabrielle Roy, crier à l’anglicisme, exiger « en français! » et traquer les erreurs dans Facebook (une entreprise infinie). Quoi que l’on fasse, Melançon nous convie à le faire avec « humour et détachement ». Si une seule de ses idées doit être retenue, c’est celle-là. Surtout quand reviendra la prochaine tempête autour de l’accent circonflexe.
- Benoît MELANÇON, Le niveau baisse! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso Éditeur, 2015.
[Retour] - Il s’agit d’Adeline Gendron, que l’on peut lire dans le blogue Sur le bout de la langue : http://surleboutdelalangue.collegemv.qc.ca [Retour]
- Le Catalogue des idées reçues sur la langue (1998) de Marina Yaguello et Parlez-vous français? Idées reçues sur la langue française (2011) de Chantal Rittaud-Hutinet. [Retour]
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