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Enseigner le français dans un collège conçu pour les Premières Nations

Enseigner le français dans un collège conçu pour les Premières Nations

CAF novateurs

L’institution Kiuna est située à Odanak, une communauté abénaquise sur les berges de la rivière St-François, à quelques kilomètres en amont de son embouchure dans le lac St-Pierre. L’établissement a ouvert ses portes en août 2011 après plus d’une dizaine d’années de travail préparatoire. Celui-ci a été réalisé par l’équipe du Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN)[1], organisme dirigé par Lise Bastien. Au fil des ans, alors que le projet de création d’un cégep des Premières Nations prenait forme, le CEPN s’est associé au collège Dawson et au cégep de l’Abitibi-Témiscamingue. Le but de ce partenariat, sur le plan administratif, pédagogique et technique, était de faire en sorte que dès l’ouverture de Kiuna, le personnel en place ait les moyens nécessaires pour accomplir la mission de l’établissement, soit de « former des citoyens des Premières Nations compétents dans leur domaine respectif, fiers héritiers de leur patrimoine culturel, socialement responsables, soucieux du bien-être de leur communauté et ouverts sur le monde[2] ». Cette association sera reconduite au moins pendant les quatre prochaines années.

Une formation « sur mesure » pour les élèves des Premières Nations

Une soixantaine d’élèves (ils étaient une trentaine en 2011-2012) sont actuellement inscrits à Kiuna. Ils proviennent essentiellement de cinq nations. Dans le secteur francophone, nous trouvons des élèves d’origine abénaquise, atikamekwe, innue et wendate alors que les cohortes anglophones sont composées de Mohawks, la plupart originaires de la communauté de Kahnawake.

Le collège offre les programmes Session d’accueil et d’intégration (081.01), Session de transition (081.03) ainsi que Sciences humaines – Premières Nations (300.B0 0.B0). Ce dernier a été élaboré en collaboration avec les communautés membres du CEPN; il s’ancre donc dans la réalité des Premières Nations, dans leur culture, leur histoire, leur mode de vie passé et actuel. Tout en respectant les exigences du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, ce programme vise à favoriser la valorisation identitaire des élèves; à cette fin, les cours accordent une place privilégiée aux thèmes de la communauté et de la société autochtone. On y aborde les grandes questions contemporaines touchant les Premières Nations d’Amérique du Nord, telles la culture, l’histoire, les politiques, les questions de droits et de titres, l’économie et l’autonomie gouvernementale[3].

Concrètement, ce programme met la perspective des Premières Nations au cœur de chacun des cours qui le composent, y compris en formation générale. Ainsi, en littérature, l’accent est mis sur l’étude d’auteurs des Premières Nations. Le cours 103 a même été rebaptisé « Littératures autochtones » et son contenu a été remanié afin qu’il corresponde à la situation actuelle de la littérature francophone des Premières Nations. Les compétences restent les mêmes que dans le programme de langue d’enseignement et littérature en vigueur dans le réseau collégial, mais le corpus est complètement différent.

L’intégration culturelle occupe également une place essentielle au sein de la communauté de cet établissement. Par exemple, au cours du mois d’octobre 2012, l’artiste atikamekw Jacques Newashish y est resté deux semaines en résidence afin de créer avec les élèves et les membres du personnel une installation représentant les 11 nations autochtones du Québec et soulignant la fierté qu’inspire l’Institution Kiuna à l’ensemble des membres des Premières Nations du Québec.

Pour les élèves, Kiuna est un endroit propice à la poursuite des études. En effet, plusieurs d’entre eux sont des « raccrocheurs » qui ont fréquenté d’autres cégeps et qui avaient abandonné leurs études pour diverses raisons. À Kiuna, ils sont en contact quotidien avec leur culture et sont à même de prendre conscience de la place qu’occupe leur peuple dans le monde moderne. La mission de l’Institution répond à leurs besoins personnels et culturels, et développe chez eux un sentiment de fierté à l’égard de leur communauté, ce qui est assurément un facteur de réussite.

Avec l’obtention de leur DEC, les finissants figureront parmi les membres les plus scolarisés de leur communauté d’origine s’ils décident d’y retourner et d’y travailler. Ils seront perçus comme des exemples à suivre par les plus jeunes et comme de futurs leaders par les plus âgés, à plus forte raison si, comme le laissent espérer certains d’entre eux, ils s’inscrivent à un programme universitaire. Notons par ailleurs que l’Institution Kiuna est ouverte aux élèves québécois de toutes origines qui seraient intéressés par les cultures des Premières Nations et désireux de faire des études collégiales selon une perspective autochtone.

Profils linguistiques et défis pédagogiques

La question de la langue maternelle est assez complexe chez les peuples autochtones, de sorte qu’il n’est pas aisé d’établir le profil linguistique de nos élèves. Je me permets de rappeler que le français et l’anglais sont pour eux des langues coloniales, teintées par les multiples tentatives d’assimilation que les Premières Nations ont subies, même si elles sont aujourd’hui utilisées de façon quotidienne et que leur « portée coloniale » est de moins en moins ressentie par les jeunes.

Le français est la langue maternelle des élèves abénaquis et wendats, la langue de leur nation étant presque éteinte – même si des programmes linguistiques dans les différentes communautés laissent espérer leur renaissance. Quant aux élèves atikamewks et innus, ils parlent généralement leur langue maternelle – la langue de leur nation – au quotidien. Les Atikamewks sont d’ailleurs scolarisés dans leur langue maternelle jusqu’en troisième année du primaire. Ces élèves utilisent donc le français comme langue scolaire et langue sociale, notamment avec les gens de nations différentes de la leur (par exemple, dans le cas d’activités quotidiennes à Odanak ou à Pierreville, le village voisin). De plus, ils écoutent la télévision et des films en français ou en anglais. Ils vivent donc au contact de plusieurs langues et ils passent de l’une à l’autre au gré des situations de communication.

Sur le plan du code orthographique et grammatical, je constate que le niveau est généralement satisfaisant, même si, comme c’est souvent le cas chez les élèves du collégial, une révision de certaines règles d’accord plus « résistantes » (participes passés, exceptions, etc.) est souvent nécessaire. La majorité des élèves de Kiuna ont par ailleurs des lacunes sur le plan des connaissances grammaticales de base telles la classe et la fonction des mots, ce qui complique l’explication de certaines règles. Néanmoins, le nombre d’erreurs par texte ressemble à ce que j’ai observé en milieu francophone, notamment au cégep de Sherbrooke.

Par contre, plusieurs défis particuliers se posent lorsqu’il est question de syntaxe et de vocabulaire. Pour plusieurs élèves, la syntaxe du français n’est pas intégrée, comme ce peut être le cas pour un locuteur natif. Certains textes d’élèves présentent donc des constructions syntaxiques qui peuvent surprendre, comme des séries de phrases non verbales ou des erreurs de prépositions. Il est difficile de savoir si ces tournures de phrase problématiques prennent racine dans la langue maternelle des élèves. Par contre, les travaux de linguistes s’étant intéressés aux langues autochtones, notamment ceux de Robert Sarrasin[4], le laissent penser.

Certains élèves ont également tendance à reproduire des structures orales à l’écrit. Ils ont de la difficulté, lorsqu’ils relisent les phrases qu’ils ont rédigées, à identifier ce qui appartient aux différents registres. Dans ce contexte, on prend conscience que la langue française est pour eux une langue utilitaire dont ils ne maîtrisent pas toutes les nuances, car les situations de communication dans lesquelles ils l’utilisent demeurent somme toute assez simples. Certains élèves n’ont jamais été en contact avec un français plus recherché ou littéraire avant d’entreprendre des études collégiales. D’autres manquent parfois de référents culturels pour bien comprendre certains mots et expressions ou le contexte dans lequel ils sont utilisés. C’est notamment le cas avec le vocabulaire de la théorie littéraire, peu employé au quotidien, ou encore, avec des termes techniques, notamment dans les disciplines des sciences humaines. En un mot, je constate que, d’une manière générale, leur vocabulaire en français ne couvre pas une aussi grande variété de registres que celui des autres élèves québécois.

En ce qui concerne la structure de leurs textes, les élèves manquent souvent d’autonomie. L’exposition à l’écrit demeure faible dans la majorité des communautés[5] (peu de journaux, de magazines, de livres, etc.), de sorte que si on ne leur propose pas de structures rigides, ils écrivent comme ils parlent, leurs idées s’enchaînant dans le désordre, au gré de la pensée qui se développe, comme s’ils étaient en train de discuter ou d’argumenter en contexte informel. On se retrouve donc souvent devant des textes dans lesquels les organisateurs textuels sont absents, où il n’y pas de transition entre les idées. Encore une fois, on sent que la place importante qu’occupe l’oral dans la culture des élèves et le faible niveau de littéracie chez certains d’entre eux sont en décalage avec le type de travail qui leur est demandé : lire en silence, écrire des analyses littéraires, des dissertations, se préparer pour l’Épreuve uniforme de français. C’est la raison pour laquelle, autant dans le cadre du CAF que dans mes cours, je mise de plus en plus sur le volet oral en classe pour améliorer la structure des textes, la synthèse des idées, la concision des explications, en ayant recours à la lecture à voix haute, à la lecture en petits groupes, à la discussion, à la « rédaction » d’un plan ou d’une dissertation critique à l’oral, etc. Ces stratégies peuvent paraître paradoxales; le problème réside justement dans la confusion qui existe parfois entre l’oral et l’écrit chez les élèves. Par contre, en modélisant à l’oral la structure d’un texte ou l’organisation des idées dans un paragraphe, je m’assure qu’ils pourront transférer cette opération lorsqu’ils seront placés dans le contexte d’une rédaction.

Un mot en ce qui concerne l’étude de certaines notions littéraires. La métaphore et la personnification, surtout en ce qui a trait à la représentation de la nature, sont des figures de style que l’on trouve beaucoup dans les discours écrits ou oraux des Premières Nations. Or, pour mes élèves, il ne s’agit pas de figures de style, mais de réalités liées à l’imaginaire traditionnel de leurs nations. Pour eux, le terme métaphore semble appauvrir le message que l’écrivain ou l’orateur veut livrer. C’est comme si cette notion ne cadrait pas totalement avec la représentation mentale créée par l’image. Par conséquent, il y aurait tout un pan théorique littéraire à revoir à la lumière de l’imaginaire des Premières Nations. L’interprétation que l’on fait des poèmes de Joséphine Bacon[6], par exemple, s’en trouverait enrichie de beaucoup. Ce pourrait être un excellent sujet de thèse pour un élève de Kiuna qui aimerait poursuivre ses études en littérature…

Des formules d’aide émergentes

L’Institution Kiuna n’en est qu’à sa deuxième année d’existence. Par conséquent, les formules d’aide mises en place ont un statut exploratoire. D’ailleurs, au cours de l’hiver 2013, dans le cadre de mes fonctions de coordonnateur du CAF, je mènerai une enquête auprès de nos élèves pour documenter leur rapport à la lecture et à l’écriture ainsi que les difficultés principales qu’ils rencontrent dans la rédaction de leurs travaux. Cette recherche orientera par la suite les formules d’aide qui seront mises en place au cours des prochaines années. Pour le moment, l’aide prend la forme de plages horaires précises où je suis disponible pour les élèves. Ils viennent alors me voir s’ils ont besoin d’aide ou qu’un de leurs enseignants me les envoie – généralement, hélas, au milieu et à la fin de la session!

L’année dernière, j’ai tenté l’expérience de former deux tuteurs afin d’assurer une aide en français pendant toute la semaine, selon un horaire fixe; malheureusement, cela n’a pas été concluant. Les élèves se connaissent trop, et ce rapport de familiarité ne favorise pas une bonne relation d’aide dans un cadre rigide. De plus, les élèves ont tendance à demander de l’aide de façon ponctuelle, de sorte que les plages horaires définies pour les tuteurs étaient souvent inoccupées. Comme cette formule n’a pas donné de résultats satisfaisants, il sera sans doute plus rentable de désigner un élève fort comme un « aidant en français ». Ce dernier n’aurait pas d’horaire précis, mais serait toujours disponible pour aider ses collègues au besoin. Dans un petit cégep comme le nôtre, cette formule moins contraignante pourrait être efficace. Par contre, aucun des élèves approchés cet automne n’avait le temps de faire ce type de travail. Pour le moment, l’aspect tutoral du CAF reste donc à définir. À l’hiver 2013, nous donnerons pour la première fois le cours 104; dans le cadre de ce cours, je compte offrir aux élèves les plus forts la possibilité d’entreprendre un projet de relation d’aide. Je pense entre autres à une formule de jumelage avec des élèves des cours 101 et 102.

Effets envisagés des mesures d’aide

En tant que coordonnateur du CAF, je me permets de sensibiliser mes collègues à l’importance du français; à ce titre, je peux dire que le CAF a favorisé l’implantation de la politique d’évaluation de cette langue. De plus, étant donné que nous évoluons dans un petit milieu, il est facile de constater l’amélioration des élèves de deuxième année sur ce plan. Comme ils sont peu nombreux et que j’ai été leur seul enseignant de français, j’ai pu développer avec eux un rapport de proximité favorisant le suivi individuel. Il est certain qu’en elle-même, cette situation exceptionnelle fournit un cadre propice à l’apprentissage.

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Il est évident que travailler dans un milieu culturel différent présente plusieurs défis, tant sur le plan humain que professionnel, mais c’est surtout une occasion formidable d’apprendre sur soi et sur sa propre culture. À travers l’étude de la littérature autochtone, mes élèves et moi sommes placés chaque jour devant les tensions qui existent entre Québécois et Premières Nations, mais aussi devant des projets artistiques et littéraires qui tentent des rapprochements entre les deux cultures. Enseigner à Kiuna et partager avec les élèves m’amène à me positionner par rapport à ma propre culture, à mon peuple et aux relations qu’il a établies avec les nations qui habitent le territoire depuis des millénaires. Cette dynamique peut être parfois déstabilisante, mais elle me plonge dans un mode d’apprentissage constant. Après tout, le bonheur d’enseigner ne réside-t-il pas justement dans cette possibilité de continuer à apprendre tous les jours?

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  1. Pour plus de renseignements sur le Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN), visiter le site Internet : www.cepn-fnec.com [Retour]
  2. Voir le site officiel de l’Institution Kiuna : www.kiuna-college.com/, consulté le 5 novembre 2012. [Retour]
  3. Ibid. [Retour]
  4. Robert Sarrasin a longtemps travaillé pour le Conseil de la nation atikamekw. Il agit maintenant comme consultant en éducation. Pour plus d’information sur ses travaux, je vous invite à lire ses articles « L’enseignement du français et en français en milieu amérindien au Québec : une problématique ethnopédagogique », Revue canadienne de linguistique, vol. 1, nos 1-2, 1998,
    p. 107-125, et « Bilinguisme et biculturalisme chez les Atikamekw », Revue canadienne de l’éducation, vol. 19, n° 2, 1994, p. 165-181. [Retour]
  5. Voir à ce sujet Robert Sarrasin, op. cit., 1998, p. 114. [Retour]
  6. Poète innue originaire de Pessamit, Joséphine Bacon est connue pour son travail de parolière avec Chloé Ste-Marie et pour son recueil de poésie Bâtons à messages / Tshissinuashitakana, publié chez Mémoire d’encrier en 2009 et primé lors du Marché de la poésie de Montréal en 2010. [Retour]

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