«Questions de tutorat»: tout ce que vous avez toujours voulu savoir à propos de la façon de faire du tutorat
« Tutoring Matters, Everything You Always Wanted to Know about How to Tutor », de Tiffani Chin, Jerome Rabow et Jeimee Estrada[1], s’inscrit d’une manière très distinctive et rafraichissante dans le corpus, par ailleurs plutôt réduit, des livres portant sur le tutorat. Paru pour la première fois en 1999, l’ouvrage vient d’être réédité en 2011 ; il n’est toujours pas traduit[2]. Destiné aux tuteurs – à qui il prodigue des conseils parfois fort simples, mais toujours très justes et pleins de délicatesse –, il aborde un ensemble d’enjeux humains, citoyens et pédagogiques. Ainsi, il postule que le tutorat constitue une relation privilégiée, qui offre de grandes libertés (impensables dans le cadre contraignant de la classe), et dont la nature personnalisée et le caractère humaniste permettent certes d’atteindre des buts sur le plan scolaire, mais surtout, de modifier le regard que les tutorés posent sur leurs études et leurs capacités de succès. Une tutrice citée dans l’ouvrage résume parfaitement cette position : « Le rôle du tuteur s’apparente à celui de la meneuse de claque. On ne peut guère, en quelques semaines ou en quelques mois, obtenir de grands changements sur le plan scolaire, mais on peut grandement améliorer la confiance de l’élève aidé et la perception qu’il a de lui-même. » (p. 67)
Le tutorat comme mesure d’inclusion sociale
En filigrane de tout l’ouvrage se dessine la mission de prévention d’exclusion sociale que les auteurs attribuent au tutorat ; ils signalent à cet effet combien des auteurs comme Paolo Freire, Jonathan Kozol, Neil Postman ou Sylvia Ashton-Warner les ont inspirés. Ils exhortent ainsi les tuteurs à développer chez leurs tutorés un sentiment d’inclusion, à leur faire vivre de petites victoires qui pourront, éventuellement, les amener sur la voie de la réussite scolaire. Par cette approche plus idéologique, Tutoring matters se distingue nettement des autres livres sur le tutorat, qu’il complète d’une façon engagée.
Notons que les auteurs ont tous encadré des activités tutorales en Californie. L’instigateur du livre, Jerome Rabow, est un professeur émérite de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Dans le cadre de son cours de sociologie de l’enseignement, il oblige ses élèves à s’investir dans une expérience terrain qui prend la forme d’une activité tutorale bénévole. Ses assistantes de recherche et coauteures, Tiffani Chin et Jeimee Estrada, ont toutes les deux travaillé dans des programmes de tutorat. La première a fondé Edboost, un centre d’aide pour les élèves provenant de milieux socioéconomiques difficiles dans la région de Los Angeles, tandis que la seconde a contribué à mettre sur pied un programme d’apprentissage de l’anglais destiné à des femmes latino-américaines du centre-ville de cette municipalité.
Les assises sociologiques de la démarche des auteurs sont perceptibles tout au long du livre, par ailleurs généreusement pourvu d’exemples tirés des notes de terrain des élèves de Rabow. La seconde édition s’est à cet égard enrichie d’encadrés où sont présentés des éléments plus pragmatiques qui opérationnalisent de façon très concrète les conseils ou les thèmes abordés dans les chapitres.
Une connexion personnalisée avec le tutoré
Au fil des pages, Tutoring Matters aborde ainsi maints enjeux que l’on ne songe pas toujours à présenter explicitement aux tuteurs, mais auxquels on espère habituellement qu’ils réfléchiront le cas échéant. Quelles doivent être les attitudes qui animent une tutrice ou un tuteur avant la première rencontre avec son élève ? Quelles sont les craintes et les réserves qu’il est normal d’avoir, et comment peut-on les surmonter ? La clé d’un tutorat réussi, selon Chin, Rabow et Estrada, est l’ouverture dont font preuve les tuteurs ; ceux-ci doivent aborder chaque élève aidé avec empathie, enthousiasme et intérêt. Le deuxième chapitre est d’ailleurs tout entier dédié à la façon de nouer la relation avec l’élève aidé. On y explique comment établir un sentiment de confiance, motiver l’élève dans son parcours scolaire, mais aussi poser les limites de la relation – afin d’éviter, par exemple, que le tutoré soit jaloux du rapport du tuteur avec d’autres élèves, ou qu’il devienne trop dépendant. Une section explique même comment établir une connexion plus personnalisée avec l’élève, les auteurs encourageant en ce sens les tuteurs : « Passez un commentaire sur une équipe sportive dont l’élève porterait les couleurs, ou sur une pièce de vêtement à l’effigie d’un personnage de Disney. Montrez au tutoré que vous vous intéressez à lui et à ce qu’il aime. À travers cela, vous lui passerez un message important : que le tutorat ne participe pas de la même structure rigide que l’école, que vous vous intéressez à beaucoup plus que ses seuls progrès sur le plan scolaire, et qu’il peut se sentir en confiance auprès de vous. » (p. 43)
Bien sûr, le livre dispense maints conseils sur la manière de transmettre de la matière et de faire travailler les élèves dans une dyade tutorale. Il résume ainsi les techniques les plus efficaces : « Assurez-vous de rendre l’élève actif cognitivement et de l’intéresser, apaisez ses craintes, laissez-le mener la discussion, appelez-le à se surpasser, et soyez assez lucide pour reconnaitre les stratagèmes qu’il pourrait déployer pour tenter de vous faire travailler à sa place. » (p. 84) Chin, Rabow et Estrada ont également la sagesse de bien expliquer qu’un tutorat réussi ne peut être atteint qu’en établissant un équilibre très fin entre « les informations et la matière à transmettre, l’égo (souvent fragile) du tutoré et l’obligation de compléter des tâches scolaires (ce qui motivera le tutoré à revenir demander de l’aide) » (p. 54). On peut cependant regretter que la majorité des exemples qu’ils donnent en lien avec les enjeux pédagogiques concernent plutôt le tutorat auprès d’enfants du primaire.
De délicats enjeux relationnels
Les auteurs abordent également les malaises qui peuvent accompagner la relation entre les tuteurs et leur tutoré. À cet égard, ils tentent de faire réfléchir ces derniers aux privilèges de classe et de race qui sont les leurs, afin de les sensibiliser aux problèmes que peuvent connaitre certains groupes minoritaires parmi lesquels se trouvent souvent les personnes auxquelles ils sont jumelés. Plus généralement, ils prônent l’honnêteté dans la relation : « Globalement, vous voulez que vos élèves soient fiers d’eux-mêmes. Il est donc normal que vous en fassiez autant. Soyez intègres, honnêtes ; soyez vous-mêmes. Ils remarqueront votre différence, mais vous vous respecterez sans doute mutuellement. » (p. 133) Les auteurs présentent d’ailleurs le tutorat comme une occasion précieuse, pour des tuteurs, de faire des découvertes et de sortir du cercle des gens qu’ils fréquentent habituellement… et même, peut-être, de surmonter certains préjugés ou de briser certains stéréotypes qu’ils contribueraient à entretenir.
Dans la même veine, ils mettent en garde les tuteurs par rapport aux étiquettes que l’on accolera à leurs élèves. Ces étiquettes servent de caractérisations généralisantes. Elles ont l’avantage de situer le niveau de l’élève qui s’apprête à être aidé, mais il faut que les tuteurs évitent de s’y laisser prendre ; ils doivent garder à l’esprit que leur tutoré est bien plus complexe que ce qu’un mot a rapidement pu esquisser. Le livre aborde enfin les relations avec les autres personnes impliquées dans le tutorat – enseignants, parents, coordonnateurs – et définit bien l’apport que chacun devrait avoir dans le parcours scolaire des tutorés. Y sont détaillées aussi les responsabilités qui incombent aux tuteurs dans la transmission de l’information concernant leur travail auprès des élèves.
Bref, Tutoring Matters, Everything You Always Wanted to Know about How to Tutor soulève des questions que bien peu d’ouvrages sur le tutorat ou même sur la pédagogie osent aborder. En effet, sans doute par pudeur ou crainte de la mièvrerie, la très grande majorité d’entre eux évitent de nommer et encore plus d’explorer le fait qu’une relation pédagogique est, justement, une relation, qui doit être nourrie et soigneusement entretenue, car l’apprentissage qui peut s’y dérouler est tributaire de la qualité de cette relation. C’est un constat simple, humaniste et inspirant.
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