Raymond Queneau en classe de renforcement
Comment tout a commencé
L’histoire commence juste avant la session d’hiver 2013. Pour la première fois depuis le début de ma carrière d’enseignante, je dois préparer un cours de Renforcement. À travers les récits de mes collègues, je me forge une idée de la classe que j’aurai devant moi : un groupe hétérogène, composé d’élèves avec des difficultés variées et, possiblement, des problèmes de motivation. Surmontant mon trac, je cherche un texte facile à lire, qui évidemment charmera tous mes élèves, qui les motivera à devenir passionnés de littérature, persévérants et travaillants. Je souhaite secrètement parvenir à toucher leur corde sensible, de la même façon que des profs, jadis, on su toucher la mienne. Le projet est d’envergure. Et si mes rêves ne se sont pas tous réalisés – ce qui avec le recul me semble aller de soi –, j’ai néanmoins réussi à générer chez chacun de mes élèves un sentiment de réussite, aussi modeste soit-il.
Une question existentielle surgit alors : où trouver ce texte? Quelle œuvre serait tout à la fois facile à lire, ludique et suffisamment riche pour servir d’appui à des observations sur des notions littéraires et sur la langue? Convaincue qu’une telle œuvre n’existe pas, je suis sur le point de me résigner à mettre au programme un recueil de nouvelles narrativement compliquées, mais dont les thèmes – drogue, sexe et violence – sont brûlants d’actualité… quand, par hasard, j’entends un collègue évoquer les Exercices de style de Raymond Queneau. Quelle idée excellente, et que n’y avais-je pensé plus tôt! Une même histoire toute simple déclinée 99 fois avec, chaque fois, une variation sur un élément différent; un certain nombre de variations d’ordre stylistique, d’autres de nature orthographique, lexicale, syntaxique : tout y est! Dans un pêle-mêle exubérant, ce petit livre hilarant offre autant de variations que de notions à enseigner. Certaines donnent l’occasion d’aborder les figures de style (« Métaphoriquement », « Litote », « Insistance »); d’autres, les genres littéraires (« Comédie », « Vers libres », « Récit »). On trouve prétexte à des observations linguistiques, tant sur des modalités énonciatives (« Surprises », « Hésitations » et « Précisions ») que sur la valeur des temps verbaux (présent, passé simple, imparfait, futur). Ces textes peuvent être dictés, ou encore, servir à une identification des verbes, des sujets, des noms, des adjectifs, des accords, de la conjugaison… les possibilités sont multiples. Comme je suis rassurée sur la validité de mon corpus, ma motivation pour ce cours renaît. Je suis prête à l’action!
Premier contact avec l’œuvre : lire et rire
Dans un premier temps, ce qui me semblait le plus important à faire découvrir à mes élèves était sans conteste le côté ludique de ce texte. D’autant plus que Queneau, en digne cofondateur de l’Oulipo, s’amuse de la langue elle-même, avec la langue. Après un bref rappel de la trame narrative, nous avons procédé à des lectures publiques à haute voix de certaines variations. L’objectif de cet exercice était que les élèves apprivoisent la lecture en s’entendant lire, en écoutant résonner leur propre voix. Par la même occasion, il s’agissait de dédramatiser l’acte de lire, puisque je proposais aux élèves (non sans malice) les variations les plus illisibles, telles que « Poor lay Zanglay » (voir l’encadré, ci-contre), dans lesquelles ils devaient s’approprier le texte une syllabe à la fois. Tout cela a eu pour effet de détendre l’atmosphère de la classe. Voilà les élèves qui se regardent, retiennent leur fou rire – car ils ont le respect des convenances –, puis rient franchement. Un cours de français, particulièrement quand on se croit « nul », ça ne peut pas être drôle. Pourtant, ils ont ri de bon cœur cette fois, je vous le garantis!
Pendant que les élèves (re)découvraient la fonction ludique de la lecture, je décelais leurs habiletés à s’approprier le style de chaque variation et à rendre sa lecture de plus en plus fluide. Comment le faire avec un texte comme « Poor lay Zanglay »? Par la syntaxe, car on ne peut en faire émerger le sens qu’au moyen d’une connaissance de la structure syntaxique de la phrase. Que les élèves possèdent, pour la plupart, sans le savoir.
Le deuxième objectif consistait à repérer des variations grammaticales pendant la lecture à haute voix et à les nommer. Pendant qu’un élève lisait, les autres devaient trouver la nature de la variation; lorsqu’elle était mentionnée dans le titre, je leur demandais de l’expliquer. Après tout ce remue-méninges, nous prenions quelques minutes pour classer les informations grammaticales reconnues lors des lectures.
Pour ce premier contact, le plus important à mon sens était de laisser les élèves prendre leur temps… le temps de lire, de rire, de s’écouter et de laisser émerger les connaissances. J’avais même annoncé que le cours ne servait à rien : du plaisir gratuit, en somme. L’espace d’une seul cours, car il ne faut pas abuser des bonnes choses… on se lasse vite de l’effet de nouveauté.
Deuxième contact : écrire
Au cours suivant, j’ai demandé aux élèves de prolonger l’œuvre de Queneau en écrivant leur propre version de l’histoire et en variant un élément grammatical au choix. Ils devaient ensuite effectuer une correction entre pairs, puis lire leur rédaction à voix haute devant la classe. L’objectif était de vérifier leur capacité de mettre en application des connaissances grammaticales dans une activité de création littéraire. Un succès! Les voilà qui se mettent au travail et se concentrent sur leur exercice d’écriture, motivés par le défi de réaliser un travail créatif, et même contents de corriger leur texte avant de le soumettre à leur collègue correcteur. Presque tous insistent pour me montrer leur copie et me demander mon avis. À la lecture à voix haute, je constate – avec grand plaisir – que si le résultat est inégal, plusieurs très, très bons textes, voire quelques chefs-d’œuvre d’originalité, émergent du lot. Le pari est gagné! Dans ma classe, ce jour-là, certains ont réussi à devenir écrivains.
Pour leur évaluation, je leur ai demandé d’écrire une lettre à Queneau, en utilisant le modèle de la « lettre officielle[1] », pour lui suggérer quelques améliorations, critiques ou idées de variations supplémentaires. L’exercice a été bien compris et quelques-uns ont apprécié le jeu, mais la plupart se sont heurtés à la dure réalité de l’évaluation. Une évaluation en français, ce n’est jamais drôle.
Et si on recommençait?
Malgré mon engouement initial, je dois admettre qu’aucun miracle ne s’est produit. Sur 23 élèves, quatre seulement ont atteint le seuil de réussite, dont deux avec un Incomplet temporaire – ce qui leur permet de poursuivre leur cheminement à la condition de s’inscrire au centre d’aide en français à la session suivante. Par contre, ce fut sans conteste une expérience enrichissante et amusante.
Au terme de cette aventure, j’entrevois des avenues qui pourraient être explorées de manière plus approfondie :
- Favoriser une approche plus inductive pour amener les élèves à identifier les éléments de la langue exploités dans telle ou telle variation. Au besoin, reproduire les textes sans les titres, afin d’effacer les indices.
- Proposer des exercices de rédaction avec une contrainte liée à la grammaire ou au lexique, en prenant certaines variations pour modèles. Par exemple :
- sur le modèle de « Parties du discours », écrire une histoire et classer les mots en catégories grammaticales;
à partir de « Récit », « Présent », « Passé simple », « Imparfait », etc., écrire un récit au présent et le transposer au passé composé (ou au futur, ou à l’imparfait, ou au passé simple); - faire des observations sur la valeur des temps et sur les conjugaisons;
- explorer des champs lexicaux en s’inspirant de « Médical », « Géométrique », « Olfactif », « Gustatif » et « Botanique ».
- sur le modèle de « Parties du discours », écrire une histoire et classer les mots en catégories grammaticales;
- Exploiter davantage les notions littéraires de schéma narratif (« Récits »), de personnage (« Portrait »), d’énonciation (« Moi je »), d’intrigue (« Inattendu »).
Pour conclure…
Ma profonde conviction, à la fin de cette année scolaire, se résume en un simple constat : écrire est difficile! Or, personne mieux que Queneau ne peut nous démontrer, avec sa fabuleuse série de variations, l’importance de « remettre quatre-vingt-dix-neuf fois son ouvrage sur le métier ». Dans les Exercices de style, l’écrivain se voit confronté à un travail inlassable et pourtant ludique sur la langue, avec la langue. Une belle leçon d’écriture, mais aussi un clin d’œil complice au lecteur-scripteur novice que l’on invite, par la même occasion, à ne pas se prendre trop au sérieux….
- Sur le modèle de la variation « Lettre officielle ». Voir R. QUENEAU, Exercices de style, Paris, Gallimard, 1947, coll. Folio, p. 36-37. [Retour]
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