2024 © Centre collégial de développement de matériel didactique

L’orthographe ou le malheur résigné des francophones

« Combien de vies ratées pour quelques fautes d’orthographe! »
Roland Barthes (cité dans Périard, p. 94)

Quels étranges objets que ces deux petits livres! De la même longueur (à deux pages près), visant le même objectif et à la fois extrêmement dissemblables par leur ton, ils créent néanmoins tous les deux une réaction similaire chez le lecteur, pas un malaise – ce serait trop fort –, mais une interrogation, une question qui taraude. Celle de leur forme même. Pourquoi? Pourquoi cette forme si peu utile, si mal avisée dans un cas, ou si étrange et peu exploitée dans l’autre? Mais n’allons pas trop vite, et situons-les mieux d’abord.

Ces deux opuscules, ce sont celui de Mario Périard, L’orthographe, un carcan? Une déconstruction du mythe orthographique de A à Z (2018), et celui d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, La convivialité. La faute de l’orthographe (2017)[1]. Les titres, déjà, laissent peu de mystère : il sera question d’orthographe. D’orthographe française. Qui fait souffrir les écoliers, rend les profs pédants et les académiciens gâteux, et affole le peuple quand il est question de la réformer.

Les deux livres sont unanimes : en français, l’orthographe est inutilement compliquée, truffée d’exceptions et de pièges intégrés à la langue au hasard des accents des scribes, des préférences des premiers auteurs de dictionnaires et des diktats des grammairiens, selon des visées qui ont divergé avec les années, et se sont même contredites d’une époque à une autre.

Ainsi, on forge d’abord l’orthographe pour évoquer la forme orale du mot. Ensuite, à la Renaissance, on la modifie pour y laisser une empreinte étymologique, en introduisant les traces des racines grecques et latines, et, ce faisant, en ajoutant maintes lettres muettes, qui éloignent l’orthographe de sa représentation phonétique. Puis, au XVIIe siècle, les desseins des auteurs de dictionnaires sont, comment dire, moins linguistiques et plus mesquins : l’orthographe qu’ils préconisent vise davantage à refléter les pratiques et les préférences d’une élite, afin de distinguer « les gens de lettres d’auec les ignorans et les simples femmes[2] ». Cette citation, troublante, de l’académicien Mézeray, est d’ailleurs évoquée dans les deux ouvrages, et ce n’est sans doute pas par hasard : les récentes réflexions sur le caractère sexiste du français ont montré que la fixation de la norme (lexicale, mais aussi orthographique, on le voit ici) a quelque chose de directement lié avec le pouvoir.

Les auteurs des deux petits essais prennent donc la peine, en début de livre, d’établir quelques repères historiques concernant la fixation de l’orthographe française, depuis la création de cette langue jusqu’à la réforme de 1990. Ils racontent de savoureuses anecdotes, qui rendent bien compte de l’aléatoire affolant de plusieurs règles du français. Périard, par exemple, explique que « plusieurs mots n’avaient pas eu leur accent dans l’édition précédente du dictionnaire [la troisième édition du dictionnaire de l’Académie, publiée en 1740] en raison d’une pénurie de caractères accentués en plomb dans les ateliers! » (p. 22). Il raconte aussi que, au Moyen Âge, « les mots étaient souvent indûment allongés par [une] petite caste de clercs qui se faisaient payer à la ligne ou à la page » (p. 33). C’est à ces scribes avides que l’on doit, par exemple, la longue finale eault pour évoquer le son o. Hoedt et Piron, de leur côté, rappellent que, à une époque où tout était plus simple, semble-t-il, tous les participes passés s’accordaient. Or, les moines copistes avaient parfois tendance à oublier de revenir dans le texte accorder les participes dont le donneur d’accord n’était pas encore exprimé, et l’observation de cette erreur fréquente a mené à la règle – maudite entre toutes! – de l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir (p. 57).

De tels exemples plaident clairement pour que soit admis le caractère peu systématique, contradictoire, brouillon, voire fantaisiste, de l’orthographe française. Pourquoi alors, demande-t-on dans ces deux ouvrages, ne pas la réformer, ou alors en assouplir la norme? Pourquoi ne pas en éliminer les contradictions et les aberrations? Pourquoi continuer de passer de nombreuses, très nombreuses heures de classe à l’enseigner? Pourquoi culpabiliser ceux et celles qui en oublient des exceptions ou des particularités? Pourquoi?

C’est en répondant à ces questions que les deux ouvrages prennent des voies différentes. Périard choisit d’exposer 26 idées reçues (26 comme dans les 26 lettres de l’alphabet…). Le procédé est peu original[3], et rapidement lassant. Certaines de celles qu’il soulève sont proches, ou procèdent d’un raisonnement semblable, ce qui a un effet de redondance dans l’argumentaire qui vient les contrer. Par exemple : « Les gens qui veulent simplifier l’orthographe sont ignorants ou incultes » et « C’est par pure paresse qu’on veut simplifier l’orthographe ». D’autres, vraiment peu fondées ou faciles à contrecarrer, ne mériteraient guère qu’on leur consacre tout un chapitre, fût-il court. Notamment, cette idée que « L’orthographe simplifiée, c’est laid! ».

Mais, surtout, si Piérard avance des arguments intéressants, s’il évoque à raison des sensibilités qui n’ont pas leur place – la crainte du nivèlement par le bas, par exemple, dès qu’on pense enlever une lettre muette![4] – ou s’il dénonce une frilosité bien francophone à l’égard des réformes de l’orthographe, voire de l’idée même de réforme, il énonce aussi, ce faisant, quelques affirmations qui font sourciller.

Sa manière de présenter écrit et oral en français comme deux réalités fort différentes, l’une totalement inféodée à une norme étouffante, et l’autre complètement libre, est, par exemple, très contestable : « Le débit normal d’une conversation, généralement privée, triviale et informelle, est tout simplement incompatible avec tout un appareillage de contraintes normatives auquel il faudrait constamment réfléchir en parallèle de la conversation. » (p. 66) Pourtant : registre de langue, lexique, syntaxe, tout cela est convoqué dans l’oral, et est aussi normé.

Il y a aussi tout ce dont il ne parle pas… Périard prône une réforme assez musclée de l’orthographe française (il évoque d’ailleurs la réforme de 1990 avec mépris, la qualifiant de réformette) et il déplore le « conditionnement » (p. 136) de l’école, de l’État, des institutions, des éditeurs, dont nous sommes victimes et qui nous fait fétichiser une orthographe baroque et exigeante. Mais l’auteur, pourtant lui-même québécois, ne parle nulle part de la réalité linguistique particulière du Québec, du rapport à la langue différent dans un contexte minoritaire ou postcolonisé, qui peut quand même expliquer en partie cette posture un peu figée par rapport à la norme. De la même manière, en vantant les mérites d’une orthographe qui serait davantage basée sur la phonétique, il écarte bien légèrement l’enjeu des variations régionales chez les locuteurs francophones : « Il existe une prononciation assez standard du français, celle qu’on entend dans les enregistrements sonores des méthodes de langues, par exemple, ou dans la langue soignée des lecteurs·trices de nouvelles à Paris, à Dakar ou à Québec. Ce niveau de langue qui se veut neutre est connu et reconnu presque instinctivement par l’ensemble des francophones du monde. » (p. 55)

Finalement, on peut lui reprocher une tendance vraiment lourde à la généralisation ou à l’exagération. Il affirme ainsi péremptoirement que « [d]es contraintes normatives existent aussi dans d’autres communautés linguistiques, mais nulle part ailleurs n’est-on aussi intransigeant sur le respect du code qui n’est nulle part ailleurs aussi compliqué. » (p. 33) (C’est nous qui soulignons, un peu surpris… Le mandarin, le japonais, le finnois, l’islandais, le roumain seraient donc plus simples que nous ne le pensions?) On regrette aussi un manque de nuances, ou on s’agace des velléités de l’auteur un peu trop clairement polémiques quand il compare l’usage orthographique en français au port de la bourka en Afghanistan (p. 66), ou évoque que l’orthographe est un tabou français qui n’est pas sans rappeler le rapport des États-Uniens au droit de posséder une arme (p. 9)!

L’ouvrage des Belges Hoedt et Piron, de son côté, est beaucoup plus léger, plein de délicatesse et d’humour. Cette tonalité est d’ailleurs soulignée dans l’introduction du livre écrite par Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique : « Il y a une tendance chez les Belges à s’autoriser une liberté d’esprit, de ton, de création, avec une chaleureuse simplicité, que l’on trouve rarement en France. […] Y compris par rapport à la langue française, insérée dans un plurilinguisme reconnu – mais compliqué –, peu ou pas investie de la sacralisation patriotique qu’on lui colle en France. Il y a une sorte de latéralité belge qui facilite la démarche du pas de côté, de l’écart. » (p. 8)

Cette approche latérale, celle du recul amusé, est très efficace. L’ouvrage donne à voir plutôt que d’expliquer longuement, il démontre sans argumenter. À partir d’un exemple particulièrement bien choisi, il illustre un constat plus large et arrive à convaincre. Par exemple, à propos du S en français : « Un son, douze manières de l’écrire. Une lettre, trois façons de la prononcer » (p. 21). Or en turc, rappelle-t-il, une lettre égale un son (voir figure 1)[5]. Ou, pour montrer combien nous acceptons sans la remettre en question une orthographe capricieuse et exigeante, reconduite par des institutions qui renforcent son poids : « On juge souvent votre orthographe. On ne juge jamais l’orthographe. » (p. 17) Avouez que Hoedt et Piron ont le sens de la formule.

Figure 1
En turc, l’orthographe est parfaitement phonétique (une lettre = un son). En fait foi, ici, un pot de « mayonez » turc, tel qu’illustré dans La convivialité. La faute de l’orthographe (Illustration : Kevin Matagne).

Cette manière de convaincre sans trop en avoir l’air parvient à neutraliser les mécanismes de défense habituels qui s’élèvent quand il est question de sujets aussi sensibles que la langue, avec une grande économie de mots et de moyens. Il y a d’ailleurs lieu de vraiment parler d’économie de mots, puisque le livre a un étrange format. Ce n’est pas une BD, ni un roman graphique, mais plusieurs de ses pages ne présentent que des illustrations. Une séquence s’étirant sur vingt pages montre notamment deux protagonistes en train de discuter dans ce qui pourrait être un salon, avec une bibliothèque et un sofa, leurs propos étant présentés dans des phylactères et leurs attitudes demeurant, durant toute la durée de l’épisode, assez semblables (voir figure 2).

Figure 2
Conversation orthographique illustrée dans La convivialité. La faute de l’orthographe (Illustration : Kevin Matagne).

La quatrième de couverture précise que le texte et les illustrations sont adaptés de la pièce de théâtre La convivialité, des mêmes auteurs, qui a précédé le livre et lui a donné naissance[6]. Sans doute. Mais ce choix éditorial d’un ouvrage aussi peu dense, ou d’illustrations aussi statiques, laisse perplexe. Peut-être est-ce justement parce que son propos est si intelligent et pétillant, et que l’on regrette de ne pouvoir en avoir plus? C’est d’ailleurs à ces auteurs que nous laisserons le dernier mot : « La question n’est pas : “ est-ce qu’il faut une norme? ” Évidemment qu’il faut une norme. La question, c’est : “ quelle norme? ” » (p. 102).

* * *

  1. Mario PÉRIARD, L’orthographe, un carcan? Une déconstruction du mythe orthographique de A à Z, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2018, 142 pages (Collection Mosaïque). Arnaud HOEDT et Jérôme PIRON, La convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 144 pages. [Retour]
  2. Mario PÉRIARD, op. cit., p. 22, et Arnaud HOEDT et Jérôme PIRON, op. cit., p. 66. [Retour]
  3. Pensons simplement à des ouvrages comme Catalogue des idées reçues sur la langue (1988) de Marina Yaguello, Parlez-vous français? Idées reçues sur la langue française (2011) de Chantal Rittaud-Hutinet et Le niveau baisse! (et autres idées reçues sur la langue) (2015) de Benoît Melançon. [Retour]
  4. « Posons-nous la question franchement, est-ce que les EspagnolEs ou les ItalienNEs ont nivelé par le bas en passant de leur vieille orthographia à une ortografia beaucoup plus fonética que la nôtre? », Mario PÉRIARD, op. cit., p. 33. [Retour]
  5. Je me souviens de mon émerveillement devant les autos de polis et les voitures de taksi d’Istanbul, où l’on pouvait aussi envoyer des faks… D’ailleurs, on ne peut parler de réforme de l’orthographe sans évoquer celle qu’ont vécue les Turcs, la Révolution des signes de 1928, d’une ampleur et d’une rapidité qu’on a peine à imaginer. [Retour]
  6. Il est d’ailleurs intéressant de faire remarquer que cette pièce de théâtre, lors de sa représentation, avait été saluée par la critique pour son propos, mais aussi critiquée pour sa forme… qui s’apparentait davantage à celle d’une conférence, tout simplement. [Retour]

Télécharger l'article au format PDF

UN TEXTE DE