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L’écriture inclusive en action: discussion entre une professeure et une étudiante

Discussion
L’écriture inclusive est un sujet complexe qui tend à être abordé surtout de manière théorique. Toutefois, en tant que personnes qui enseignent, même si la mise en pratique des principes d’écriture inclusive peut sembler contrintuitive, comprendre ses implications devient d’autant plus nécessaire puisqu’en classe, nous interagissons avec des individus qui, eux, sont directement concernés par la question. Pour cette troisième chronique sur l’écriture inclusive, Alexandra Dupuy, candidate à la maitrise en linguistique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a eu envie d’aborder l’autre côté de la médaille, celui de son application, en discutant avec Julie Auger, linguiste et professeure. Ensemble, elles explorent le sujet du point de vue de l’étudiante et de l’enseignante.
Julie Auger est sociolinguiste et professeure titulaire en linguistique à l’Université de Montréal. Elle s’intéresse à la variation linguistique, et plus particulièrement au français québécois et au picard. Elle donne depuis une vingtaine d’années des cours sur la langue et le genre.

ALEXANDRA DUPUY – Pour commencer, quelle est la différence entre le sexe et le genre? Ce sont deux concepts que les gens ont généralement de la difficulté à distinguer, mais qui sont pourtant essentiels lorsqu’on parle d’écriture inclusive.

JULIE AUGER – Je suis contente que tu soulèves la question. Même du point de vue des scientifiques, qu’ils soient psychologues, sociologues, linguistes ou anthropologues, je crois que ce sont des concepts qui étaient relativement clairs autrefois, mais qui tendent à évoluer. Cependant, là où je vois le plus de confusion, c’est chez monsieur et madame Tout-le-Monde, plus chez les anglophones, mais peut-être aussi chez les francophones. Ce que je trouve dommage, c’est qu’on a vraiment besoin de distinguer le sexe et le genre. Lorsqu’on parle de sexe, on parle de biologie, de chromosomes, du fait qu’il y a à peu près 94 % de la population qui est clairement mâle ou femelle (ce qui signifie qu’il y a quand même 6 % des personnes pour qui ce n’est pas si clair que ça). Donc, lorsqu’on parle de sexe, on parle de caractéristiques physiologiques. Quand on parle de genre, on parle plutôt d’une catégorie sociale. Je fais souvent référence à la citation de Simone de Beauvoir : « On ne nait pas femme, on le devient[1]. » C’est l’idée qu’on acquiert des comportements et une identité qui sont très souvent corrélés avec le sexe pour la majorité de la population, et ce, peu importe l’orientation sexuelle, qui, elle, est une chose qui est complètement différente; lorsqu’on a un corps de femme ou de fille, on va être susceptible de s’identifier comme une femme ou une fille et lorsqu’on est dans un corps d’homme ou de garçon, on va être susceptible de s’identifier comme un homme ou un garçon. Toutefois, ça ne va pas nécessairement de soi : on le constate de plus en plus aujourd’hui, puisque ce sujet est davantage discuté sur la place publique et qu’on découvre qu’il y a des personnes qui ne s’identifient ni comme l’un ni comme l’autre. Bref, le genre est plus fluide : c’est un continuum; le sexe est davantage binaire, sans toutefois l’être complètement.

A. D. – En tant que linguiste, mais surtout en tant que professeure, est-ce que tu as observé un changement dans l’usage du lexique quant à l’identité de genre?

J. A. – Je pense qu’il y a eu des changements énormes. D’une part, on voit qu’il y a une plus grande volonté d’écrire de façon inclusive. Il y a des travaux en psycholinguistique (Gygax et autres, 2012; Gygax et autres, 2008; Gygax, Zufferey et Gabriel, 2021) qui montrent que le masculin « générique » n’est pas vraiment générique et que cela a vraiment un impact sur les perceptions et les aspirations des gens, ce qui génère des tentatives d’utiliser des formes qui sont plus inclusives. On constate aussi des changements dans les formes qu’on retrouve dans les dictionnaires. Par exemple, le mot membre, qui était masculin, est maintenant accepté au féminin : une membre. Quand j’étais plus jeune, mannequin était un mot uniquement masculin, même si la plupart des mannequins étaient des femmes; maintenant, on parle de la mannequin. J’ai également pu observer, plus en anglais, l’utilisation de petit-enfant (grandkid) au lieu de petit-fils ou petite-fille; bien que le sexe de l’enfant soit fort probablement identifiable, il semblerait qu’il y ait cette conscience qu’on ne sait pas quelle est l’identité de genre de cette personne. Je trouve cela fort intéressant de voir l’utilisation de ces formes qui sont plus neutres et de reconnaitre qu’il revient à l’enfant de définir sa propre identité de genre. Qui plus est, j’ai l’impression que humain est utilisé de manière plus fréquente qu’autrefois. Toutefois, en tant que sociolinguiste, je suis consciente que les impressions ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité. Par contre, un élément que j’ai aussi pu observer quant à humain, et qui est un peu paradoxal, est l’utilisation d’humaine, qui pourrait être utilisé pour d’autres motivations linguistiques, par exemple pour éviter de faire la distinction entre femme et fille. Enfin, je pense qu’il y a une certaine tension entre l’utilisation de formes non genrées d’une part et une volonté de marquer son genre d’autre part, car c’est une catégorie qui est plutôt centrale dans la société occidentale, peut-être même de façon universelle.

A. D. – Deux définitions de l’écriture inclusive coexistent : celle qui vient d’Europe et celle qui vient du Québec. On observe dans les deux cas un désir de démasculiniser la langue, mais on utilise des stratégies différentes pour y arriver. Selon mes observations, certaines personnes vont prendre des mots qui sont à la base épicène et vont les féminiser parce qu’elles font l’association entre le genre grammatical et le genre sémantique, soit le genre auquel on fait référence. Par exemple, des mots comme parent vont être accordés au féminin pour devenir parente. C’est particulier comme phénomène, mais très intéressant à observer en tant que sociolinguiste parce qu’on voit vraiment que l’écriture inclusive en est à ses tout débuts; elle n’est pas encore assez fixe pour qu’on en ait une seule définition.

J. A. – Je pense qu’il y a des motivations qui sont différentes. Ce que tu mentionnes par exemple avec la féminisation de parent pour donner parente, c’est intéressant. Je ne sais pas dans quel contexte c’est utilisé, ni si l’usage est lié à des couples homosexuels ou avec des identités de genre différentes, mais on peut se questionner sur la création de parente alors qu’on a mère, par exemple. Ce qu’on voit également du point de vue du gouvernement, c’est la création de la catégorie parent sur les déclarations de naissance, si je ne me trompe pas. Cette catégorie aurait été créée pour éviter de discriminer les couples homosexuels; lorsqu’on a père et mère comme catégories, comment fait-on pour décider, au sein d’un couple de même sexe, qui est le père et qui est la mère? En termes d’écriture inclusive, comme tu l’as mentionné, on est en pleine période d’exploration et d’expérimentation. On va voir plus tard quelles sont les formes qui vont l’emporter, mais tout ça reflète bien tous ces tâtonnements!

A. D. – Tout à l’heure on a parlé de binarité de genre, du fait que le genre est beaucoup moins binaire et beaucoup plus fluide que le sexe. Je voulais savoir, en tant que professeure, quel est l’enjeu principal qui va ressortir pour toi quant à l’utilisation des bons pronoms, un sujet dont on parle beaucoup? J’observe d’ailleurs une certaine volonté de conscientisation quant à l’utilisation des bons pronoms, autant en classe qu’au travail.

J. A. – Il y a une distinction importante à établir par rapport aux pronoms : sur le plan lexical, inventer, créer ou même combiner un nouveau mot, c’est quelque chose de relativement facile. Quand on parle de pronoms, on parle de la partie grammaticale de la langue, et c’est un élément qui est beaucoup moins facile à modifier. On doit donc prendre en compte cette difficulté lors de la création de pronoms non binaires. Parmi les formes proposées, il y a la forme iel, qui combine il et elle, mais il y a deux problèmes qui sont associés à cette forme. D’une part, en français acadien du Nouveau-Brunswick, c’est la prononciation du pronom féminin, donc ce n’est pas neutre. D’autre part, au Québec, il y a des personnes dont l’identité de genre est non binaire et qui rejettent cette forme parce qu’elles ne se sentent pas comme étant un mélange de féminin et de masculin. Parmi les autres formes qui sont proposées, j’ai vu ol, ul et on. Toutefois, ça commence à faire beaucoup de formes et, en tant que professeure, j’ai déjà de la difficulté à apprendre les noms de mes étudiants, donc s’il faut en plus apprendre leurs pronoms… Je ne dis pas que je ne veux pas le faire, je suis tout à fait prête à le faire, mais ça devient compliqué. Heureusement, quand on tutoie l’étudiant ou l’étudiante, il n’y a pas de pronom ou de forme genrée, mais après suivent d’autres mots qui s’accordent en genre, comme les adjectifs, et, ça aussi, ça complique les choses. En français, c’est difficile d’éviter la question du genre pour les pronoms.

A. D. – Penses-tu qu’il y a des trucs que les enseignantes et enseignants peuvent mettre en application pour s’y retrouver parmi toutes ces possibilités de pronoms? Le nombre et la taille des groupes rendent effectivement la mémorisation et la gestion des prénoms et des pronoms extrêmement difficiles. En classe à distance, grâce à la visioconférence, les élèves peuvent intégrer directement leur pronom dans leur nom, mais en présence, c’est quelque chose qui doit être plus difficile.

J. A. – J’aime avoir des informations sur mes étudiants, donc je leur fais remplir un questionnaire personnel et, depuis environ cinq ans, j’ai inclus la question : « Quel pronom aimeriez-vous que j’utilise en faisant référence à vous? » Je leur donne quelques possibilités et j’ai la section « Autre, précisez ». C’est d’ailleurs de cette manière que j’ai découvert l’existence de ul et de ol.

A. D. – En discutant avec mon entourage, je me suis rendu compte que le fait de demander leur préférence par rapport aux pronoms pouvait rendre certaines personnes inconfortables. Ce n’est effectivement pas tout le monde qui est à l’aise d’exprimer publiquement le pronom auquel on s’identifie. C’est donc une situation assez particulière : certaines personnes veulent clairement qu’on fasse référence à elles par leur pronom choisi et d’autres préfèrent carrément ne pas l’indiquer.

J. A. – Je pense que l’identité de genre, c’est quelque chose de central pour certains, alors que ça relève davantage du privé pour d’autres. Dans ce contexte, il faudrait peut-être que j’ajoute dans mon questionnaire la question : « Voulez-vous que j’utilise votre pronom en public? »

A. D. – J’ai l’impression que, dans ce genre de situation, les gens se tiennent souvent sur la défensive, se braquent ou évitent simplement le sujet, particulièrement quand ils se font dire qu’ils ont mégenré un individu. Pourtant, je crois qu’en tant qu’enseignante ou enseignant, ou même en tant que personne étudiante, la meilleure chose qu’on puisse faire, c’est d’essayer de comprendre et d’agir avec bienveillance. C’est normal de faire des erreurs : personne n’arrive à maitriser tout du premier coup. Par contre, lorsqu’on se trompe, s’excuser est la moindre des choses. L’essentiel serait de se renseigner et d’essayer de voir comment on peut inclure l’autre dans ses pratiques.

Références

GYGAX, P., et autres (2012). “The masculine form and its competing interpretations in French: When linking grammatically masculine role names to female referents is difficult”, [En ligne], Journal of Cognitive Psychology, vol. 24, no 4, p. 395-408. [https://doi.org/10.1080/20445911.2011.642858] (Consulté le 20 aout 2021).

GYGAX, P., et autres (2008). “Generically intended, but specifically interpreted: When beauticians, musicians, and mechanics are all men”, [En ligne], Language and Cognitive Processes, vol. 23, no 3, p. 464-485. [https://doi.org/10.1080/01690960701702035] (Consulté le 20 aout 2021).

GYGAX, P., S. ZUFFEREY et U. GABRIEL (2021). Le cerveau pense-t-il au masculin? Cerveau, langage et représentations sexistes, Paris, Éditions Le Robert, 176 p.

  1. NDLR : Cette citation provient de l’essai Le deuxième sexe, publié en 1949. [Retour]

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