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Haro sur l’école

Haro sur l’école

Nous sommes le 20 novembre 2013. À l’émission radiophonique C’est pas trop tôt![1], Gabriel Nadeau-Dubois et Lise Ravary débattent de la question de l’alphabétisation au Québec. La discussion prend appui sur des statistiques inquiétantes : selon une toute récente étude de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) mesurant les compétences en lecture, 53 % de la population québécoise adulte éprouverait, à différents degrés, de la difficulté à lire. Ayant ainsi mis la table, l’animatrice Marie-France Bazzo aiguille l’entretien en demandant : « Pourquoi cette indifférence face à une situation gravissime comme l’analphabétisme dans une société avancée comme le Québec? »

Si Gabriel Nadeau-Dubois évoque de possibles liens entre les inégalités sociales et les compétences en lecture, c’est surtout le point de vue de sa partenaire qui domine. Selon Lise Ravary, le système scolaire québécois est le principal responsable de cet état de choses : aucune mesure sérieuse n’aurait été prise, alors que la situation est connue depuis 1994[2]. On s’est contenté de « saupoudrer du communautaire », tout en trainant « le boulet de l’enseignement ». Et il y aurait là un lien avec « la catastrophe de la Réforme » : depuis son implantation dans les années 1990 (sic), les compétences en littératie des Québécois ne se sont pas améliorées. D’ailleurs, sur le terrain, les profs le disent  : « La Réforme, ça ne marche pas ». Doit-on en déduire que c’est la Réforme qui « fabrique des analphabètes »? Réponse unanime : « Oui, sans doute, la pédagogie est en cause… ». Boulet, enseignement, Réforme, catastrophe, analphabètes : ainsi dit Lise Ravary, et interlocuteurs d’applaudir.

Lorsque des personnalités médiatiques font le procès du système d’enseignement en direct, aux heures de grande écoute, il est assez évident que c’est dans le but de provoquer des réactions. En voici une, parmi toutes celles qu’aura suscitées cet évènement radiophonique. Elle concerne l’utilisation des données factuelles. Car on peut faire dire bien des choses aux chiffres, y compris des énormités.

Vérification faite, les statistiques évoquées au début de l’entretien proviennent du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA)[3], une enquête visant des personnes de 16 à 65 ans et à laquelle ont participé 24 pays en 2011 et 2012. Les résultats préliminaires de cette enquête, qui mesurait notamment des compétences en matière de littératie, ont été diffusés en octobre dernier[4]. Selon l’échelle de compétence définie pour l’étude, les personnes se classant aux niveaux 1 et 2 (49 %, sur les 53 % de Québécois soi-disant analphabètes) peuvent lire des textes brefs et les comprendre suffisamment pour effectuer avec succès, par exemple, des tâches de repérage d’information (niveau 1) ou d’inférences (niveau 2). Ces personnes éprouvent de la difficulté à comprendre et à interpréter des textes complexes, mais on ne peut pas les définir comme des analphabètes au sens strict.

L’implantation du Renouveau pédagogique – la Réforme – a quant à elle été amorcée à l’automne 2000 au premier cycle du primaire dans les écoles du Québec. En 2011-2012, au moment où la collecte de données du PEICA a été réalisée, les enfants du Renouveau pédagogique avaient au plus 17 ou 18 ans. Si les élèves les plus âgés de cette nouvelle génération ont pu être visés par l’enquête, ils ne représentent qu’une maigre partie de l’échantillon total, voire du groupe des 16 à 24 ans dont ils font partie – groupe qui, selon les résultats préliminaires, est d’ailleurs plus fort en littératie que celui des 45 à 65 ans[5].

Ainsi donc, l’école québécoise « fabrique des analphabètes »? Pour tirer cette conclusion des résultats préliminaires du PEICA, il semble bien que Lise Ravary et consorts aient suivi un raisonnement déductif pour le moins abusif. Après un tel verdict, comment expliquer les plus récents résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA)[6]? Cette nouvelle enquête de l’OCDE réalisée en 2012 nous apprend en fait que les élèves québécois de 15 ans se classent parmi les meilleurs au monde en lecture et en mathématiques…

Le propos ici n’est pas de minimiser l’importance des problèmes sociaux liés aux lacunes en littératie. On peut toutefois déplorer cet empressement à déclarer ex cathedra la faillite de tout un système scolaire en recourant à de faux arguments. Les problèmes liés aux compétences en lecture touchent l’ensemble de la population et sont traités avec le plus grand sérieux dans le monde de l’enseignement. En témoignent les efforts déployés quotidiennement dans les écoles pour soutenir, tous azimuts, les élèves en difficulté. Mais les intervenants « sur le terrain » savent bien que ces problèmes sont dus à de nombreux facteurs qu’il convient d’observer avec toute la prudence possible. C’est là l’objectif d’un avis adressé en septembre 2013 à la ministre par le Conseil supérieur de l’éducation, qui dresse un portrait large et nuancé de la situation de l’alphabétisation au Québec, des facteurs en cause, des pistes d’action qui pourraient être suivies. Cet avis fait l’objet d’une recension de la part de notre collègue Julie Roberge (cégep Marie-Victorin), dans le présent numéro.

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À LIRE AUSSI DANS CES PAGES…

Des réflexions sur la manière dont les enseignants se représentent l’écrit, ou sur les conceptions qui font obstacle à la révision textuelle; un récit de pratiques relatant la manière dont un élève dyslexique a appris à orthographier des noms de végétaux; la présentation d’un environnement web réunissant des exercices utiles pour les élèves du cégep; des astuces pour utiliser Antidote sans pratiquer la pensée magique; une capsule de l’OQLF explorant l’une des nombreuses ressources de la Banque de dépannage linguistique… et une invitation à participer au prochain Intercaf, qui portera sur l’approche par compétences. Bonne lecture!

  1. Société Radio-Canada, C’est pas trop tôt!, Ici Radio-Canada.ca. [Retour]
  2. Mme Ravary faisait référence à l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA), menée en 1994. [Retour]
  3. Il s’agit de la troisième enquête de l’OCDE sur l’alphabétisation des adultes. Pour un historique, voir le dossier de présentation du PEICA. [Retour]
  4. Statistique Canada, Les compétences au Canada  : Premiers résultats du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), Ottawa, Division du tourisme et du centre de la statistique de l’éducation, 2013. [Retour]
  5. Précisons toutefois que les comparaisons entre groupes d’âge ne sont actuellement disponibles que pour l’ensemble du Canada; elles ne sont pas encore découpées par provinces. [Retour]
  6. Voir P. Brochu, M.-A. Deussing, K. Houme et M. Chuy, À la hauteur : Résultats canadiens de l’étude PISA de l’OCDE, Ottawa, Conseil des ministres de l’Éducation, 2013. [Retour]

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