" />
2024 © Centre collégial de développement de matériel didactique
La nouvelle grammaire au  service de l’analyse littéraire

La nouvelle grammaire au service de l’analyse littéraire

Un poème de Saint-Denys Garneau et une lettre des Liaisons dangereuses de Laclos


Les élèves que nous devons initier à l’analyse littéraire ont été formés, au secondaire, selon l’approche de la nouvelle grammaire. Ils font référence à des phrases enchâssées, à des groupes prépositionnels, à des reprises… C’est plus qu’un nouveau métalangage, c’est une nouvelle façon d’examiner la phrase et le texte. Nous ne pouvons l’ignorer quand nous voulons les amener à observer et à interpréter les procédés d’écriture dans les textes littéraires. Il faut s’appuyer sur leurs acquis, sur leur capacité à reconnaître les constituants fondamentaux de la phrase, à identifier les reprises d’une phrase à l’autre, à repérer les articulateurs qui déterminent la structure du texte ou les marques de l’énonciation.
Ce sont ces pistes que nous explorons cette année, au fil des numéros de Correspondance, en abordant des textes littéraires de différents genres et de différentes époques. Il faut rappeler que les analyses proposées ne s’appuient que sur la grammaire de la phrase, de l’énonciation et du texte, en excluant les procédés lexicaux et stylistiques. Le numéro de septembre 2003 (vol. 9, no 1) de Correspondance présente des grilles pouvant servir d’aide-mémoire pour l’analyse des procédés. Ces grilles schématisent les notions expliquées dans le Vade-mecum de la nouvelle grammaire, version 2, d’Huguette Maisonneuve.

Nous abordons dans le présent article deux textes très différents, un poème en vers libres, sans ponctuation, et un extrait des Liaisons dangereuses, du discours épistolaire.

Observer et interpréter… un poème de Saint-Denys Garneau

Le poème « Accompagnement » apparaît dans la plupart des anthologies destinées aux étudiants. Et les pistes d’étude s’appuient presque toujours sur la distinction entre le je et le moi, l’absence de ponctuation, la redondance. Les pistes issues de la « grammaire nouvelle » intègrent ces divers éléments sans les dissocier de l’ensemble des rapports syntaxiques ou textuels à l’oeuvre dans l’écriture. C’est donc en examinant les reprises et la progression du texte que l’élève percevra les effets de la redondance, de même qu’il interprétera l’absence de ponctuation en divisant et en analysant les phrases syntaxiques.

Nous proposons ici des pistes d’observation suivies d’une interprétation appuyée essentiellement sur la structure du poème.

Accompagnement

Je marche à côté d’une joie
D’une joie qui n’est pas à moi
D’une joie à moi que je ne puis pas prendre

Je marche à côté de moi en joie
J’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi
Mais je ne puis changer de place sur le trottoir
Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là
et dire voilà c’est moi

Je me contente pour le moment de cette compagnie
Mais je machine en secret des échanges
Par toutes sortes d’opérations, des alchimies,
Par des transfusions de sang
Des déménagement d’atomes
par des jeux d’équilibre

Afin qu’un jour, transposé,
Je sois porté par la danse de ces pas de joie
Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi
Avec la perte de mon pas perdu
s’étiolant à ma gauche
Sous les pieds d’un étranger
qui prend une rue transversale.

Hector de Saint-Denys GARNEAU,
Regards et jeux dans l’espace, Montréal, Fides, 1949.

Observer

… les marques qui définissent le cadre de l’énonciation

  • Deux expressions marquent le temps : « pour le moment » se réfère au moment de l’énonciation et « un jour » se réfère à l’avenir. Cet axe du temps apparaît aussi dans les verbes, tous au présent, et dans le subjonctif introduit par « afin que » qui indique l’intention et oriente l’action dans le futur.
  • Les marqueurs de lieu sont en rapport avec le locuteur : « à côté de moi », « à ma gauche ».
  • Le locuteur se désigne par le pronom personnel « je », sujet de chaque phrase.
  • Un dédoublement de l’énonciation se produit au vers 7, où la phrase « voilà c’est moi » est insérée comme un discours direct signalé par le verbe « dire ».

… ce qui relève de la grammaire de la phrase

  • Diviser le texte en ses phrases syntaxiques autonomes, mettre entre crochets les subordonnées et souligner les phrases négatives (qui marquent ici privation et impuissance) :
    1. Je marche à côté d’une joie D’une joie [qui n’est pas à moi] D’une joie à moi [que je ne puis pas prendre]
    2. Je marche à côté de moi en joie
    3. J’entends mon pas en joie [qui marche à côté de moi]
    4. je ne puis changer de place sur le trottoir
    5. Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là et dire [voilà c’est moi]
    6. Je me contente pour le moment de cette compagnie
    7. je machine en secret des échanges Par toutes sortes d’opérations, des alchimies, Par des transfusions de sang Des déménagements d’atomes par des jeux d’équilibre [Afin qu’un jour, transposé, Je sois porté par la danse de ces pas de joie Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi Avec la perte de mon pas perdu s’étiolant à ma gauche Sous les pieds d’un étranger [qui prend une rue transversale]].
  • Analyser la subordonnée complément de la phrase 7 : « Afin qu’un jour, transposé, Je sois porté par la danse de ces pas de joie ».
    • Sa forme passive : le « je » reste le sujet syntaxique, mais il prend une valeur passive, alors que le groupe prépositionnel (complément d’agent) joue le rôle de sujet actif.
    • Le participe passé « transposé » complète le sujet « je » et accentue ce caractère passif. Comment et pourquoi est-il mis en relief ? Quel rapport établir avec le dernier mot du poème, l’adjectif « transversale » ?
  • Observer l’emploi des pronoms personnels « je » et « moi » : leur place et leur fonction dans les phrases ;
    • puis les déterminants, selon qu’ils sont quantifiants indéfinis : « une joie », « des échanges » ou référents : possessifs (« mon pas »), démonstratifs (« ces pas-là »), définis (« le trottoir »).
  • Observer les groupes prépositionnels :
    • Les GPrép construits autour du mot « joie » : comment établissent-ils la progression des phrases 1, 2 et 3 ?
    • Les prépositions qui marquent la localisation dans l’espace : « à côté de », « sur », « dans », « sous », « avec »…
    • Les GPrép qui complètent la phrase 7 : « Par toutes sortes d’opérations, des alchimies, Par des transfusions de sang Des déménagements d’atomes par des jeux d’équilibre ». Qu’est-ce qui caractérise le rythme de cette énumération ?

… ce qui relève de la grammaire du texte

  • Analyser l’articulation logique du texte (articulateurs, disposition des vers).
  • Observer la progression à thème constant, le thème étant le « je », repris de phrase en phrase.
  • Examiner les reprises (répétitions et redondances) qui mettent en relief la progression du propos.

Interpréter

L’observation des marques d’énonciation et de l’articulation logique du texte permet de le diviser en deux parties, chacune étant constituée de deux strophes. La première partie renvoie au titre, « Accompagnement », en établissant la dualité vécue par le poète et son impuissance présente face à cette réalité. La seconde, constituée d’une seule longue phrase, explique l’action entreprise dans le but de se libérer.

La dualité

La première strophe comporte une seule phrase, qui établit la notion d’accompagnement : « Je marche à côté de… ». Le complément de phrase est centré sur le nom « joie », répété trois fois. Chaque reprise apporte toutefois une information nouvelle sous la forme de compléments du nom : les deux relatives négatives marquent la privation de la joie ; la seconde, « que je ne puis pas prendre », résout le paradoxe créé par les assertions contradictoires « qui n’est pas à moi » et « à moi ». Ce paradoxe permet le renversement syntaxique du complément de la phrase suivante et instaure la dualité entre le je et le moi : « à côté d’une joie à moi que je ne puis pas prendre » devient « à côté de moi en joie ». Le complément de phrase est alors centré sur le pronom « moi », dissocié du sujet « je » par la préposition « à côté de ». Le GPrép « en joie » sert de complément pour caractériser le moi. C’est ce qui permet de considérer « mon pas en joie », dans la troisième phrase, comme une reprise partielle de « moi en joie ».

Le dédoublement se concrétise donc à travers les pronoms personnels je et moi, utilisés quinze fois dans le poème. Le moi tire son identité de la joie inaccessible au je. Mais si le je, locuteur, sujet de chaque phrase, est constant, le moi est utilisé de façon plus ambiguë, car il sert aussi de pronom complément pour désigner le locuteur.

Le constat d’impuissance

La deuxième strophe du poème est constituée de quatre phrases : deux de forme positive, qui établissent la dualité entre le je et le moi ; deux de forme négative, qui traduisent l’impuissance du locuteur à résoudre cette dualité. La conjonction « mais » marque la relation logique d’opposition entre les assertions positives, où la dualité est aussi proximité, « accompagnement », et les assertions négatives, où la possibilité même d’une réunification est niée. Ces deux dernières phrases répètent le verbe (auxiliaire modal) : « je ne puis ». La seconde est particulièrement significative quant à la progression de l’information :

Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là et dire voilà c’est moi

« Ces pas-là » constituent une reprise (avec un déterminant et un nombre différent) de « mon pas en joie » mais, cette fois, c’est l’impossibilité d’unifier le je, « mes pieds », et le moi en joie, « ces pas-là », qui est énoncée. En outre, cette phrase présente un dédoublement de l’énonciation puisque le locuteur rapporte un discours direct qu’il déclare ne pas pouvoir dire. Or, ce discours direct est constitué d’une phrase à présentatif, caractéristique de la présentation d’identité : « Voilà c’est moi ». Ce n’est pas l’identité qui est ici niée, mais le fait de pouvoir la dire, l’assumer. Le décalage énonciatif amplifie donc l’impression de dédoublement.

La libération imaginée

La seconde partie du poème débute avec un vers de transition qui reprend l’information précédente par un synthétique :

Je me contente pour le moment de cette compagnie

La locution adverbiale « pour le moment » fait référence au présent, mais en en restreignant la durée ; elle suppose ainsi un changement à venir « un jour ». Ce changement est signalé au début du vers suivant par le marqueur d’opposition « mais », que suivra une longue phrase enrichie de subordonnées. C’est la subordonnée complément de phrase qui reflète le mieux l’articulation logique du poème. Le poète lui consacre d’ailleurs la dernière strophe. Elle débute par « afin que », qui marque le but, l’intention. Elle met en évidence, dans la zone du thème, en rapport étroit avec le sujet « je », une référence au temps (« un jour ») et le participe passé « transposé », qui résume à lui seul le but de la démarche. La forme passive du verbe présente cet état comme accompli, comme un résultat. Le je s’imagine « transposé », porté par les pas de joie. Si dans la phrase matrice, active, c’est le je qui fait l’action, qui « machine des échanges », dans la subordonnée, passive, c’est le moi en joie (désigné par « la danse de ces pas de joie ») qui devient actif.

La strophe se termine par trois vers composés de groupes prépositionnels ; les deux premiers débutent par « avec » et complètent la subordonnée. Cette préposition pourrait suggérer une unification ; or les compléments font plutôt écho à la privation initiale, comme s’il y avait renversement de la situation, changement d’identité et scission : « avec le bruit décroissant de mon pas », « avec la perte de mon pas perdu ». L’emploi redondant du nom « perte » et du participe « perdu » accentue ce contraste. Le dernier groupe prépositionnel constitue la chute du poème :

Sous les pieds d’un étranger
qui prend une rue transversale.

La préposition « sous » marque une position d’infériorité si on la compare à la latéralité que dénote « à côté de ». Le rapport à l’espace s’est transformé : l’« étranger prend une rue transversale » alors que le « je » et le « moi » marchent, dans la première partie, « sur le trottoir ». La conceptualisation de l’espace est, dans tout le poème, en relation étroite avec la problématique de l’identité. Le rapport entre les mots « transposé », apposé à « je », et « transversale », complément de « rue », le montre bien. D’ailleurs, le préfixe trans- marque à la fois le passage et le changement.

Ce poème auquel la progression à thème constant et la redondance donnent un ton familier présente donc une articulation logique rigoureuse que les élèves peuvent découvrir au moyen de leurs connaissances grammaticales.

Des pistes à suivre pour analyser un passage des Liaisons dangereuses de Laclos

L’extrait choisi dans Les Liaisons dangereuses permet d’explorer un discours épistolaire en tirant parti des ressources de la grammaire de l’énonciation en relation avec les procédés syntaxiques et textuels. Nous proposons ici quelques pistes reliées à deux axes de lecture. Les deux parties auxquelles nous nous référons sont déterminées par l’articulateur logique « Cependant ».

Lettre 28
Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Eh ! quoi, Mademoiselle, vous refusez toujours de me répondre ! rien ne peut vous fléchir ; et chaque jour emporte avec lui l’espoir qu’il avait amené ! Quelle  est donc cette amitié que vous consentez qui subsiste entre nous, si elle n’est pas même assez puissante pour vous rendre sensible à ma peine ; si elle vous laisse froide et tranquille, tandis que j’éprouve tous les tourments d’un feu que je ne puis éteindre ; si loin de vous inspirer de la confiance, elle ne suffit pas même pour faire naître votre pitié ? Quoi ! votre ami souffre et vous ne faites rien pour le secourir ! Il ne vous demande qu’un mot, et vous le lui refusez ! et vous voulez qu’il se contente d’un sentiment si faible, dont vous craignez encore de lui réitérer les assurances !

Vous ne voudriez pas être ingrate, disiez-vous hier ! ah ! croyez-moi, Mademoiselle, vouloir payer de l’amour avec de l’amitié, ce n’est pas craindre l’ingratitude, c’est redouter seulement d’en avoir l’air. Cependant je n’ose plus vous entretenir d’un sentiment qui ne peut que vous être à charge, s’il ne vous intéresse pas ; il faut au moins le renfermer en moi-même, en attendant que j’apprenne à le vaincre. Je sens combien ce travail sera pénible ; je ne me dissimule pas que j’aurai besoin de toutes mes forces ; je tenterai tous les moyens : il en est un qui coûtera le plus à mon coeur, ce sera celui de me répéter souvent que le vôtre est insensible. J’essaierai même de vous voir moins, et déjà je m’occupe d’en trouver un prétexte plausible.

Quoi ! je perdrais la douce habitude de vous voir chaque jour ! Ah ! du moins je ne cesserai jamais de la regretter. Un malheur éternel sera le prix de l’amour le plus tendre ; et vous l’aurez voulu, et ce sera votre ouvrage ! […]

Paris, ce 23 août 17**.

Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses ou Lettres, 1782

Le rapport qu’établit le locuteur, Danceny, avec sa destinataire, tel qu’il apparaît dans la situation d’énonciation qu’est la lettre

  • Danceny implique d’emblée sa destinataire, interprète son comportement et son propos, établissant un rapport de force.
    • Interpellation
    • Actes de langage : phrase interrogative
    • Reprise du pronom vous et du déterminant possessif dans toute la première partie du texte (plusieurs fois en position thématique, sujet)
    • Discours rapporté indirect des paroles de sa destinataire (interprétation des actes de langage de celle-ci)
  • Il élabore une argumentation pour agir sur sa destinataire (manipulation).
    • Articulateurs logiques du texte (« cependant », « et »)
    • La phrase interrogative et ses subordonnées hypothétiques (opposition des négatives et des positives, etc.)
    • Le rapport entre l’abstrait généralisant (« amitié », « ingratitude », les infinitives) et le concret (« votre ami », « ingrate ») dans les reprises
    • Point de vue : aspect évaluatif
  • Sujet de cette argumentation : les sentiments (amitié c. amour) à examiner sous l’angle de la grammaire du texte.

Les sentiments exprimés par Danceny

  • Le personnage se met en scène
    • Dans la première partie en fonction de la destinataire qu’il interpelle :
      Les pronoms personnels se retrouvent plutôt dans la zone du propos. Il fait référence à lui à la troisième personne : « votre ami ».
    • Dans la seconde partie, le pronom « je » apparaît dans la zone du thème, comme sujet de nombreuses phrases.
    • Dans le temps ; toute la lettre renvoie à une situation à laquelle réagit émotivement le locuteur : emploi du présent (« déjà je m’occupe ») en rapport avec un passé proche (« me disiez-vous hier ») et du futur (« ce sera », « je perdrais »).
  • Il exprime des sentiments de colère, de frustration, de chagrin.
    • Point de vue : aspect affectif
    • Phrases exclamatives de la première partie (colère) et de la seconde (chagrin)
    • Interjections
    • Phrases à construction particulière, emphatiques, de la deuxième partie (« il faut… », « il en est un… », « ce sera celui… »)
    • Articulation par juxtaposition (emploi de points-virgules) dans la seconde partie

Ces quelques pistes doivent évidemment être complétées par l’analyse du vocabulaire, des figures de style et des tonalités ; mais elles suffisent à mettre en évidence la structure de l’extrait et les intentions du locuteur.

* * *

Télécharger l'article au format PDF