«Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants?», de Patrick Moreau
Ils apparaissent avec une régularité cyclique, comme les saisons. Ils éclatent comme un orage dans le ciel médiatique, entraînant la publication de lettres outrées dans les journaux et quelques débats radiophoniques. Puis on les oublie. Jusqu’au suivant. Dans le milieu, entre collègues, ils provoquent bien une ou deux conversations autour de la machine à café. Puis on les oublie. Jusqu’au suivant. Chaque rentrée apporte son brûlot sur le monde de l’éducation. L’un des derniers en date : Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ?, de Patrick Moreau, chez Boréal[1].
Ce genre littéraire a ses caractéristiques. Il met toujours en scène un narrateur principal qui a de l’expérience, qui travaille en tant que professeur depuis plusieurs années, et qui décide d’écrire, mû par une indignation qui n’a d’égale que son franc-parler. Fréquemment hélas, cette volonté avouée de dire les vraies choses – celles que l’on ignore, ou que l’on cache – mène à une pauvreté stylistique navrante et à une généralisation excessive. Peuvent s’ajouter à cette recette virulente du sarcasme, du mépris, de la pédanterie ou, au contraire, un idéalisme aussi vif qu’anachronique. De l’aigreur aussi quelquefois : en ce cas, c’est que le livre est un exercice cathartique, qui précède de peu, on le sent, l’épuisement professionnel.
Néanmoins, ces pamphlets ne sont pas dénués d’intérêt ; polémiques, ils forcent à la réflexion. Quand ils sont de bonne foi, on peut y puiser des idées. Dans le cas contraire, cependant, ils peuvent contribuer à répandre quelques clichés, à nourrir des perceptions qui sont déjà trop répandues. Et, surtout, ils ne sont alors d’aucune utilité – sauf pour leurs auteurs, qui récoltent une gloire éphémère.
Et ce livre-ci, alors, comment se positionne-t-il par rapport à cette description générique ?, me direz-vous. Mentionnons d’abord qu’il est fort bien écrit. Patrick Moreau a l’une des plus belles plumes de pamphlétaires que j’aie lues depuis longtemps. Sa prose est élégante, son discours est finement construit ; habile rhéteur, il concède avant d’attaquer, il évoque adroitement quand il ne peut expliquer, et il distribue les critiques et les louanges selon un dosage bien tempéré. Le ton qu’il emploie, également, est une heureuse surprise, surtout compte tenu du registre du titre qui coiffe l’ouvrage ; nulle trace d’amertume, à peine quelques remarques un peu narquoises, rien qui confine à l’arrogance ou au dégoût.
De plus, je l’avoue, je l’ai lu en adhérant bien souvent à son propos. Oui, il y avait là d’abord, bien exposées, de nombreuses observations que j’avais faites moi aussi. Patrick Moreau, en effet, ne se contente pas d’établir la liste des raisons qui, selon lui, mènent à l’inculture généralisée de ses élèves ; il recense aussi, avec une certaine minutie, les types d’erreurs qu’il les voit commettre. Des erreurs d’orthographe d’usage et grammaticale, notamment. À la lecture de ces chapitres, d’ailleurs, je me prenais à regretter que M. Moreau n’ait pas décidé, plutôt, d’écrire quelque manuel de Mise à niveau, puisque son diagnostic au sujet des lacunes grammaticales de plusieurs élèves du collégial me semble très précis, et plus juste que celui que posent bien des auteurs de grammaires ou de cahiers d’exercices qui leur sont destinés.
M. Moreau continue en dénonçant les faiblesses des élèves sur le plan du lexique et de la culture générale, particulièrement en sciences humaines. Les causes, selon lui ? Les dérives des programmes ; les errances dans les modalités d’évaluation ; un nivellement par le bas, généralisé et datant de plusieurs années, lié à une volonté, par ailleurs louable, d’ouvrir le système scolaire à tous ; le laxisme qui prévaut en classe et la recherche généralisée du moindre effort ; une formation déficiente des maîtres et un manque de vision globale en éducation. On le voit, la liste est longue, et connue : presque rien n’y figure que n’ont pas déjà dénoncé dans leurs essais ou leurs sorties publiques Emmanuel Kant, Anna Arendt, Jean Larose ou Suzanne G. Chartrand, pour ne nommer que ceux-là… Or M. Moreau, contrairement à ses élèves, connaît ses classiques et ses prédécesseurs dans la critique de l’éducation, puisqu’il cite les meilleurs d’entre eux chaque fois qu’il rappelle leurs idées. L’entreprise tient donc plus d’une somme que d’une construction complètement nouvelle. Seule originalité : le fait que l’auteur évoque fréquemment son statut de parent ; Patrick Moreau n’est pas qu’un professeur qui s’indigne ; il se pose aussi en père qui a l’éducation de ses enfants à cœur, et qui a été particulièrement troublé par certaines pratiques du primaire et du secondaire.
Dans cette charge contre plusieurs éléments, sa dénonciation de l’hégémonie actuelle du socioconstructivisme dans les milieux de la pédagogie est notamment très juste : « Sur quel point d’Archimède prendre appui pour amorcer une recherche ou tout simplement pour penser, quand on n’a pour soi que son ignorance[2] ? » Certes, nul ne nie l’efficacité de construire le savoir sur la base des connaissances préalables des élèves. Mais quelles connaissances ces derniers peuvent-ils mobiliser pour construire leur savoir théorique sur, par exemple, la tragédie racinienne, ou le roman chevaleresque, ou le sentiment de la nature romantique, puisqu’ils en ignorent tout, absolument tout ?
Cet essai, qui reprend plusieurs idées fort pertinentes, reste par ailleurs troublant. Peut-être est-ce dû à sa position, que l’on pourrait qualifier d’anti-Pennac… En effet, dans un numéro précédent de Correspondance, je disais quel malaise me venait à la lecture de ce dernier, qui raconte comment son enseignement réussit à sauver des élèves que, pourtant, tout éloigne de la littérature, comment il les raccroche et les illumine d’un savoir nouveau, d’une passion neuve. Ici, c’est tout le contraire : Patrick Moreau réfléchit sur ce qui, selon lui, l’empêche de leur enseigner ce qu’il doit transmettre : « J’éprouve le sentiment étrange de ne plus pouvoir enseigner, du moins correctement, parce que la majorité des élèves qui arrivent dans mes cours sont si mal préparés qu’il s’avère tout bonnement impossible de leur apprendre à lire et à analyser un texte littéraire, puis à rendre compte de cette analyse dans un texte argumenté, ainsi que nous l’impose pourtant un devis ministériel contesté[3]. » Aveu d’échec collectif, donc certitude que cet échec n’est pas de notre responsabilité individuelle, qu’il est systémique, partagé, inévitable.
Or c’est ici que le bât blesse : certes, les lacunes que constate Patrick Moreau sont réelles, chez certains élèves (mais pas tous – ce qu’il omet souvent, je trouve, de spécifier). Je suis aussi d’accord avec lui quant aux raisons qui peuvent expliquer ces lacunes. Cependant, j’ai du mal à dire que ce sont les seules raisons, ou qu’il m’est totalement impossible d’apprendre à tous mes élèves à satisfaire aux exigences des cours du collégial.
Mon malaise se nourrit aussi de certains détails qui m’empêchent d’adhérer totalement au point de vue de l’auteur. Ainsi, il présente comme généralisée une pratique plus que douteuse sur le plan des évaluations. Il est courant, clame-t-il, de « normaliser » les notes que nous attribuons, de les hausser systématiquement quand nous constatons que les échecs seront trop nombreux : « Si vous avez attribué la note de 80 % à une bonne copie […] et qu’en appliquant au reste du groupe le même barème vous vous retrouvez avec 70 % d’échecs et plusieurs résultats individuels en-dessous [sic] de 15 %, vous vous retrouvez […] contraint de rehausser l’ensemble de vos notes afin de ramener à un seuil » raisonnable « le nombre d’échecs à cet examen[4] ». Il ajoute même que cet étrange trafic des notes fait partie « de la routine de la correction dans les cégeps[5] ». Ces pratiques, au contraire, me semblent aussi suspectes que peu répandues ; y pallient des critères objectifs, clairement pondérés, dans une grille de correction systématiquement employée… Bref, ce qu’utilisent tous les enseignants de ma connaissance !
Autre déclaration surprenante et montrant que, hélas, les élèves ne sont pas les seuls à ignorer certaines choses : selon M. Moreau, les difficultés des élèves plus faibles sont souvent attribuées à « des considérations paramédicales ou psychologisantes[6] », parmi lesquelles, au mépris de toutes les avancées en neurosciences, il classe l’hyperactivité, le déficit d’attention et la dyslexie. Et ces difficultés, selon lui, ne sont que l’effet des inégalités sociales : « Les enfants qui dans leur milieu familial parlent une langue correcte, chez qui il y a des livres, qui sont stimulés, avec qui on parle, etc., auront toujours un avantage décisif par rapport à d’autres enfants issus d’un milieu défavorisé et qui seront, déjà en arrivant à l’école, moins éduqués[7]. » Or on constate tous qu’il y a, issus des familles les plus cultivées et les plus scolarisées, des élèves avec des troubles d’apprentissage. Et des petits génies provenant de milieux défavorisés…
Il faut, pour déclarer la faillite de tout un système, une crédibilité à toute épreuve. Dans le cas qui nous occupe, cette fiabilité n’est pas totalement acquise. Certes, le ton est juste et le propos, presque toujours bien étayé. Mais le constat d’échec est à nuancer. Et l’entreprise, somme toute, plus proche de l’auto-apitoiement que de la charge décisive. Néanmoins, les propositions, en fin d’ouvrage, sont fort intéressantes et immensément pertinentes. Elles auraient gagné à être exposées simplement, dégagées d’un discours un peu trop empirique.
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