«Le tutorat: une solution pour les élèves à risque?», d’Alain Baudrit
Force est de constater que maints facteurs, relativement récents, ont accru la pression sur les centres d’aide en français (CAF) et complexifié leur rôle. Nous n’avons qu’à penser à l’augmentation, fulgurante, des cas de troubles d’apprentissage, et au nombre sans cesse plus élevé, surtout en région métropolitaine, d’élèves allophones. Plusieurs responsables de CAF trouvent dès lors extrêmement lourd à porter le poids de la mission qui leur incombe et celui de la réalisation de mandats aussi délicats que variés. Et ce, même s’ils sont bien souvent des enseignants aguerris et passionnés. Or pour réaliser ces tâches complexes, ils sont fréquemment secondés par des tuteurs… Est-il bien réaliste de confier des responsabilités aussi grandes à ces adjoints de bonne volonté, mais peu ou pas formés ? Ceux-ci sont-ils à même d’aider les élèves qu’ils accompagnent ? Ne risquent-ils pas, au contraire, par leur inexpérience, de nuire à ces élèves aux besoins particuliers ? Ou simplement de leur faire perdre leur temps ? La question mérite qu’on s’y attarde, et c’est ce qu’a fait Alain Baudrit dans son livre Le tutorat : une solution pour les élèves à risque ?[1]
Les élèves « à risque »
Pour répondre à la question, le professeur de l’Université Victor-Segalen – Bordeaux 2 passe en revue plusieurs études portant sur l’efficacité de mesures tutorales mises en place pour aider les élèves qui présentent des besoins plus criants et d’une complexité particulière. Ce sont ceux qu’il nomme élèves « à risque », et qu’il définit ainsi : « Chez eux, le risque d’échec scolaire est important vu leurs résultats jugés très faibles par les professeurs. À cela s’ajoutent une propension marquée pour l’abandon des études ou des absences répétées, des origines sociales situées dans des milieux modestes ou dans des familles monoparentales et, parfois, une appartenance à des minorités ethniques » (p. 7).
Il est intéressant de voir dans cette liste de facteurs la notion de minorité, puisque c’est justement pour surmonter les défis posés par l’afflux d’immigrants hispanophones (mexicains et portoricains) aux États-Unis que des enseignants ont, dans les années 1950 et 1960, tiré le tutorat de l’oubli où il était tombé… (p. 6) Les professeurs américains, dépassés par la tâche d’enseigner à des étudiants allophones aux référents culturels différents, ont pensé ainsi jumeler ces derniers à des personnes de la même origine qu’eux et ayant connu un parcours migratoire semblable, mais un peu plus âgées, qui pourraient les aider à trouver des repères dans le système scolaire et à apprendre l’anglais. Ce qui s’avéra une réussite. D’ailleurs, il semble que le tutorat soit demeuré fort à la mode aux États-Unis, puisque la plupart des programmes de tutorat qui ont fait l’objet d’une évaluation scientifique et que présente Baudrit dans son livre sont américains. Rien, donc, sur des expériences québécoises ; bien peu, même, sur des tutorats menés en France. Une grande majorité des expériences tutorales ont été réalisées au primaire et d’autres, moins nombreuses, au secondaire. Aucune n’implique donc directement une population étudiante de l’âge de celle que l’on trouve au cégep. Ces bémols énoncés, la présentation que fait Baudrit n’est quand même pas inintéressante et il semble permis d’élargir la portée de certains éléments qu’il soulève à nos pratiques collégiales. Que préconise-t-il donc pour les élèves à risque ? Juge-t-il le tutorat efficace pour répondre à leurs besoins ?
Les tuteurs experts
Baudrit affirme d’emblée que le tutorat peut aider les élèves à risque. Un tutorat particulier pourtant, et qui répond à certaines conditions. Ainsi, il ne s’agit plus simplement de mettre les élèves à risque avec quelque tuteur sans formation qui a simplement « l’envie d’aider, de s’occuper d’autres personnes » (p. 1) pour que l’apprentissage ait lieu. Il est plutôt préférable de les jumeler à un tuteur ou une tutrice professionnel, qui peut être un enseignant ou une enseignante spécialement formé pour la relation plus individuelle du tutorat, ou un étudiant ou une étudiante en éducation qui a reçu une formation spécifique à l’égard du tutorat qu’il ou elle s’apprête à faire.
Une autre façon d’assurer l’expertise des tuteurs est de leur donner accès à un soutien assez extensif de la part d’enseignants qui connaissent bien la matière à voir durant le jumelage, et qui sont à même de guider les tuteurs dans leurs interventions auprès des élèves aidés. Baudrit parle alors de tutorat renforcé. Il insiste aussi sur le caractère structuré des interventions, qui doivent être soigneusement prévues, clairement mises en lien avec les activités réalisées en classe, et adaptées aux besoins individuels des élèves tutorés. De tels tuteurs, mieux préparés et plus experts, perdent cependant certains attributs profitables qui se retrouvaient chez les pairs tuteurs. En effet, lorsqu’il place en dyade des élèves proches par l’âge et par l’expérience, le jumelage permet une meilleure communication entre eux : « Les élèves utilisent un langage commun, ils ont un vocabulaire bien à eux qui leur permet de se comprendre assez rapidement, voire de s’entraider, quand les enseignants n’utilisent pas toujours les mêmes mots qu’eux et, ainsi, ont plus de mal à être compris. » (Cohen, 1986, p. 55). Il semble cependant que, avec les élèves à risque, un tel avantage ne soit pas suffisant, et qu’il y ait encore plus à gagner à les placer avec des tuteurs moins proches d’eux, mais plus avisés.
Des formules surprenantes
Une autre avenue qui semble intéressante à explorer avec les élèves à risque est la formule, surprenante au premier abord, de tutorat réciproque. Dans celui-ci, les rôles de tuteur et de tutoré sont interchangeables ; tour à tour, au signal d’un animateur, chaque élève dans le jumelage devient tuteur ou tutrice. Une telle formule ménage l’estime de soi des élèves à risque, qui ne sont pas éternellement placés en position d’infériorité. Elle permet également d’accroitre les interactions entre les élèves jumelés. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure les élèves à risque sont capables, même pour de courtes périodes, d’enseigner des notions qu’ils maitrisent justement très mal.
Certains des programmes présentés par Baudrit mettent également en jeu une variante du tutorat réciproque bien proche du travail collaboratif, où tuteur et tutoré doivent travailler ensemble pour mener à bien un travail commun (dans le cas présenté par Baudrit, rédiger un texte répondant à des exigences précises de forme et de fond). Selon les chercheurs (Duran et Moreno, 2005) cités par l’auteur, un tel type de tutorat oblige les tuteurs à « rendre explicite ce qui lors d’un travail individuel serait implicite » (p. 50), et permet aux élèves à risque de découvrir des façons de faire qu’ils n’auraient pas développées d’eux-mêmes. De telles initiatives semblent, d’après les études citées par Baudrit, donner de très bons résultats.
Finalement, Baudrit présente même un tutorat où ce sont les étudiants à risque qui jouent le rôle de tuteurs auprès d’élèves plus jeunes qu’eux. Une telle expérience a des répercussions positives sur leur engagement dans leurs études et le développement de leur sens des responsabilités : « S’identifier un instant à l’enseignant, n’est-ce pas porter les valeurs de l’institution dans laquelle il exerce ? Dont il est le principal représentant aux yeux des élèves ? Autant d’aspects qui ne sont pas faits pour éloigner les élèves-tuteurs de l’école, mais qui, au contraire, auraient tendance à les en rapprocher. » (p. 59) Si cette expérience tutoriale a eu des effets positifs sur les tuteurs (à risque), elle n’a cependant pas particulièrement amélioré la performance des tutorés dont ils avaient la charge…
Le tutorat, une solution efficace
En somme, que retenir du livre de Baudrit ? Que le tutorat, par son interactivité, par son impact sur la motivation et le renforcement de l’estime de soi, par la précision de la rétroaction individualisée qu’il permet, est une mesure fort pertinente en milieu scolaire. Elle n’est cependant pas une panacée. Pas plus qu’elle ne délestera les enseignants de leur charge de travail, puisqu’ils doivent encore, pour encadrer le jumelage, sélectionner le matériel pédagogique et superviser les interventions des tuteurs. L’on retiendra aussi que les élèves à risque, que l’on confine trop souvent au rôle passif de tutorés, gagneraient peut-être à s’impliquer plus activement dans le tutorat, à être forcés d’enseigner afin de mieux apprendre.
- Alain BAUDRIT, Le tutorat : une solution pour les élèves à risque ?, Paris, De Bœk, coll. « Pratiques pédagogiques », 2010, 126 pages. [Retour]
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