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Orthographe, pédagogie et orthophonie

Orthographe, pédagogie et orthophonie

Orthographe, pédagogie et orthophonie[1] est un ouvrage fort inspirant, mais insolite, au genre problématique. Il se transforme, selon les chapitres, en un manuel, un recueil de notes de cours, une monographie ou un cahier d’exercices, et emprunte même, dans des moments trop rares, le ton et l’audace de l’essai. Un fil conducteur lie cependant toutes ses pages et tous ces genres qu’il emprunte : l’orthographe. De sorte que si l’errance générique de l’ouvrage peut agacer, la logique implacable de son approche de l’orthographe est des plus appréciables.

Françoise Estienne, à qui l’on doit cet étrange volume, est une auteure très prolifique ; on lui doit plus de 30 livres abordant divers champs de l’orthophonie. Cette vénérable dame de plus de 70 ans pratique et enseigne la logopédie (l’orthophonie chez les Belges) depuis des décennies. La thérapie du langage auprès des adolescents est l’une de ses spécialités.

Outre sa rigueur, le seul autre facteur de cohésion de ce livre protéiforme est la voix de cette dame d’expérience, que l’on sent érudite et passionnée, qui se fait entendre dans tous les chapitres, et qui cherche à vulgariser, expliquer, conseiller, placer les débats et nommer les enjeux. Elle s’adresse aux orthophonistes, mais aussi aux professeurs, aux psychologues, aux parents, et partage son amour de l’enseignement et de la rééducation de l’orthographe.

Les premiers chapitres du livre rappellent la nature dynamique de l’orthographe, qui a subi bien des réformes depuis que les copistes du Moyen Âge en fixèrent les premières normes. Pour cet historique, Estienne se réclame d’André Goosse et de Bernadette Wynants[2]. Elle évoque ensuite les travaux de Michel Masson pour mettre en évidence la dialectique qui fonde l’orthographe ; en effet, celle-ci résulte d’un choix, d’une loi établie par certains, et ce choix pénalise les autres : « Ce qu’une réforme a fait, une réforme peut le changer. Autrement dit, toute orthographe porte en elle sa propre contestation : elle est réforme et, par là même, ouverture, sinon appel à la réforme[3]. » La table est mise pour décrire, ensuite, la réforme de 1990 : ce qu’elle met en place, et ce qu’elle ne règle pas…

Une fois établi ce qu’est l’orthographe, Estienne décrit, en se référant aux travaux d’Alain Content et de Pascal Zesiger, les processus par lesquels on l’acquiert. Cette partie est passionnante, et donnera à réfléchir à tous les professeurs de Mise à niveau et intervenants dans les centres d’aide. Ainsi, on apprend que selon plusieurs auteurs, « ce n’est pas la lecture en tant que telle qui permettrait l’acquisition des représentations lexicales[4] » ; au contraire, « la plupart des situations d’apprentissage, comme la copie directe ou différée de mots, leur épellation, la tentative de mémorisation de la partie ambiguë du mot, etc., aboutissent à une meilleure mémorisation des formes orthographiques que celle que l’on observe lorsque l’on donne comme seule consigne de lire le mot[5] ». De quoi repenser certaines stratégies d’enseignement…

Les chapitres suivants, qui portent sur la progression des acquisitions en orthographe, sur les tests qui permettent de la mesurer et sur les comparaisons entre les scripteurs d’hier et d’aujourd’hui, sont nettement moins palpitants ; ils s’éternisent même en de longues listes et d’interminables tableaux comparatifs. Or, soudain, alors qu’on allait lâcher l’ouvrage, l’intérêt revient. Et voilà que nous nous passionnons pour des chapitres portant sur la méthodologie de l’orthographe, dont Mme Estienne attribue les idées à Nina Catach et à Béatrice Pothier ; du même souffle, l’auteure déclare : « Plutôt que de réformer l’orthographe, il faut réformer la façon de la considérer et de se l’approprier[6]. »

Comment repenser l’enseignement de l’orthographe ? En cultivant les compétences métalinguistiques des scripteurs, c’est-à-dire en amenant les élèves à développer une réflexion sur le langage. Ainsi, analyser explicitement avec eux la morphologie des mots et leur faire mettre en évidence les affixes (préfixes, suffixes, marques syntaxiques) serait une piste très féconde.

Ces stratégies, cependant, perdent grandement de leur efficacité auprès de certains élèves : les dyslexiques. Estienne décrit brièvement leur problématique, avant d’expliquer, dans les chapitres les plus concrets du livre (qui, en fait, devient carrément un recueil de fichiers orthographiques à partir de la page 140), comment elle structure ses interventions auprès des personnes qu’elle rééduque, et dans quel ordre et avec quels exercices elle aborde toutes les subtilités de l’orthographe française. Aux fichiers d’orthographe phonétique succèdent les fichiers d’orthographe grammaticale, et les puristes seront contents : peu d’exceptions semblent mises à l’écart, dans ces sections qui abordent aussi bien l’invariabilité de ci-joint que l’accord des participes passés des verbes pronominaux. Rééducation ne rime pas, ici, avec édulcoration.

On remarque surtout les préoccupations qui apparaissent dans ces fichiers, préoccupations peu fréquentes dans les manuels de grammaire plus traditionnels. Le souci de présenter la langue de la façon la plus systématique possible est évident, tout comme celui de prêter une égale attention aux processus par lesquels passe l’élève pour apprendre. Ainsi, il ne s’agit plus, dans un exercice donné, de simplement faire des accords : il faut ensuite répéter l’expérience de plus en plus rapidement ; c’est de cette façon que s’installent les automatismes. Ou encore, Estienne recommande qu’à la fin d’une leçon, l’élève se donne un projet explicite de rétention (d’une règle, de l’orthographe de tel mot, de tel verbe…). Elle va jusqu’à préconiser d’essayer de « déceler le système de valeur de la personne ou sa conception de l’écrit en lui demandant ce que représente pour elle l’orthographe[7] », afin de permettre à l’élève de surmonter ses affects négatifs à l’égard d’une discipline qui l’a trop souvent ostracisé en classe, et de s’approprier un nouveau rapport à l’écriture…

Une mission bien noble, des moyens neufs, et des stratégies inédites, qu’il serait fort intéressant d’essayer dans nos classes ou nos centres d’aide.

* * *

  1. Françoise Estienne, Orthographe, pédagogie et orthophonie, Paris, Masson, 2002, 295 pages. Retour
  2. Encore une étrange particularité de ce livre : Françoise Estienne ne cite jamais explicitement les auteurs dont elle se réclame… Le lecteur ne peut que présumer que les chapitres où ils sont évoqués résument leur pensée et paraphrasent leurs écrits. Retour
  3. Ibid., page 7. Retour
  4. Ibid., page 22. Retour
  5. Loc. cit. Retour
  6. Ibid., page 81. Retour
  7. Ibid., page 140. Retour

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