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Le phénomène des doublets

Le phénomène des doublets

Curiosités étymologiques
Le phénomène du doublet lexical illustre de façon amusante certains aspects clés de l’évolution du français, comme les changements phonétiques, l’emprunt savant, la dérivation lexicale… en plus d’introduire quelques mots latins dans le vocabulaire. En voici quelques exemples…

On trouve, en français, deux catégories de mots provenant du latin : les mots héréditaires, issus du latin parlé et populaire, qui ont connu au cours des siècles une lente transformation, une importante usure phonétique ; et les emprunts savants, des mots pris tels quels dans le latin écrit et « adaptés » en français en ne modifiant généralement que leur finale. Souvent, les mots empruntés doublent des mots héréditaires qui tirent leur origine du même mot latin. Ainsi le mot hôpital (XIIe), emprunté au latin hospitalis – dont il « copie » la forme –, double le mot hôtel issu du même mot latin, mais dont l’usage est déjà attesté au moins un siècle plus tôt. De la même manière, sacrement (XIIe), calqué sur le latin sacramentum, vient doubler serment (IXe). Ce sont des doublets étymologiques.

Entre deux chaises à la cathédrale

Si la parenté étymologique entre les mots aigre et âcre, écouter et ausculter ou hôtel et hôpital est facile à saisir, on ne peut en dire autant de tous les doublets. Ainsi, on peut légitimement se demander quel lien peut bien exister entre les mots chaire, chaise et cathédrale. Le lien, ici, c’est l’idée de « siège ». Le mot chaire (chaiere, XIe) résulte de l’évolution du latin cathedra « siège à dossier », mot lui-même emprunté au grec kathedra. Quant à chaise (fin XIVe), c’est tout simplement une variante dialectale de chaire ; de fait, les deux mots chaire et chaise ont longtemps désigné le même objet, soit un siège à dossier. Ce n’est qu’au début du XVIIe siècle que chaise supplante définitivement son concurrent et conserve de manière exclusive le sens de « siège ». Parallèlement, le mot chaire (à l’origine du mot anglais chair) se spécialise dans le sens de « siège honorifique d’un personnage important », puis dans celui de « tribune élevée de laquelle le prêtre s’adresse aux fidèles » (monter en chaire), et enfin, dans celui de « poste d’un professeur à l’université » (une chaire de droit). Quel rapport alors avec une cathédrale ? Ce rapport, c’est encore le « siège » ! Le nom féminin cathédrale (XVIIe, « église épiscopale » ) vient de l’adjectif cathédral (fin XIIe), emprunté au latin médiéval cathedralis « relatif au siège de l’autorité épiscopale », dérivé de cathedra « siège ». La cathédrale, abréviation d’église cathédrale (comme capitale vient de ville capitale), c’est l’église « siège » de l’autorité de l’évêque. En somme, le mot latin cathedra a donné naissance à deux mots populaires, chaire et chaise, dans lesquels on a du mal à reconnaître le mot d’origine, et au mot savant cathédrale.

Gaine, vagin et vanille : histoire d’un doublet triplet

Le mot gaine (XIIIe) vient de l’évolution du latin vagina, mot prononcé en [w], puis, sous l’influence du germanique, en [gw] et enfin en [g]. En latin, vagina signifie « fourreau d’une arme, étui », sens qu’on retrouve dans gaine[1] puis dans ses dérivés dégainer (« tirer une arme de son fourreau ») et rengainer… Mais il arrive aussi à l’occasion que le mot latin désigne par analogie le sexe féminin. Quant à vagin, c’est un emprunt savant, fait au milieu du XVIIe siècle, au latin vagina sous la forme francisée vagin, mot qui désigne, par analogie et euphémisme, le conduit musculaire (« la gaine ») qui, chez la femme, s’étend de l’utérus à la vulve. Gaine (par voie populaire) et vagin (par voie savante) forment donc un doublet… auquel on pourrait ajouter le mot vanille, de même origine, mais arrivé en français par un troisième chemin. Vanille (fin XVIIe) vient, en effet, de l’espagnol vainilla « petite gaine », diminutif de vaina, issu également du latin vagina. Le mot a d’abord désigné la gousse du vanillier, d’où le lien avec gaine.

Singulier sanglier !

Le sanglier, c’est ce porc sauvage au corps robuste qui vit dans les régions boisées. Contrairement au porc domestique, le sanglier vit seul, d’où son nom. Le mot sanglier (sengler fin XIe, senglier milieu XIIe et sanglier fin XIIIe) est issu de l’évolution phonétique du latin singularis (porcus) « porc qui vit seul », de singularis « isolé, solitaire » et porcus « porc ». Non seulement le mot singularis a-t-il connu des transformations qui le rendent quasi méconnaissable dans sanglier, mais de plus l’adjectif est devenu nom et a, par le fait même, éliminé le nom porcus. Porc sanglier est encore employé au XVIe siècle ; par la suite, on dit simplement sanglier. Quant à l’adjectif singulier (fin XIIIe), emprunt savant au latin singularis, il garde à peu près son sens d’origine dans singulier (opposé à pluriel) ou dans combat singulier…, mais il prend peu à peu le sens de « unique en son genre, différent des autres, original, étrange ». Fait singulier, le mot truie (XIIe) résulte également de l’élimination du nom porcus par l’adjectif qu’on lui accolait en latin dans porcus troianus « porc de Troie ». On aura compris que le mot truie nous vient d’une analogie plaisante entre la femelle du porc remplie de petits cochons et le cheval de Troie. Porcus troianus, transformé en troia, est devenu truie en français. Quant au mot porcus, bien qu’évincé par sanglier et par truie, il a tout de même eu, outre porc, plusieurs descendants, parmi lesquels porcherie, porcin, porcelet et pourceau.

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  1. Ce n’est que bien plus tard, vers 1910, que gaine désignera un sous-vêtement féminin. Retour

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