" />
2024 © Centre collégial de développement de matériel didactique
Analyser un poème en prose

Analyser un poème en prose

L

a nouvelle grammaire propose une grille de lecture fort utile pour analyser un petit poème en prose de Baudelaire, grille qui ne repose pas sur la versification traditionnelle, mais sur les multiples ressources syntaxiques de la langue. Dans cette forme brève, la division des paragraphes, la structure des phrases, les procédés d’énonciation prennent un relief particulier puisqu’ils ne sont déterminés par aucune règle et que le poète agence les phrases en toute liberté « pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience[1] ».

Les fenêtres

1Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
2Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
3Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
4Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
5Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, poème XXXV

Grammaire du texte

La première partie du poème, qui correspond au premier paragraphe, est marquée par la reprise d’un élément du titre : le nom fenêtre. Ce nom est répété trois fois avec le déterminant une ; puis il est repris par un terme associé (« une vitre ») et par la métaphore « ce trou noir ou lumineux », ces deux reprises se trouvant en progression linéaire. L’idée de fenêtre, objet donnant accès à l’imagination, n’est plus nommée par la suite. Ce sont plutôt les verbes dénotant le regard, qui apparaissent dans la zone du thème, qui feront le lien entre ce paragraphe et les autres. La première phrase en contient trois : « Celui qui regarde […] ne voit jamais autant […] que celui qui regarde […] » ; le verbe voir est repris dans le groupe sujet de la troisième phrase (« Ce qu’on peut voir… ») ; ces deux verbes sont ensuite relayés par un synonyme, « j’aperçois », utilisé dans la première phrase de la deuxième partie du poème.

La deuxième partie, racontant une expérience personnelle, présente une progression à thème constant puisque le pronom je est repris de phrase en phrase comme thème. Le propos détaille l’expérience : apercevoir quelqu’un, refaire son histoire, se la raconter, s’y identifier (« avoir vécu et souffert dans »), se coucher.

L’organisation du texte s’appuie moins sur des organisateurs textuels (seuls deux et relient des phrases) que sur la division en paragraphes et sur les procédés d’énonciation.

Énonciation et structure du poème

Le poème « Les fenêtres » est écrit à la première personne et s’adresse à des interlocuteurs désignés par le pronom personnel vous. On peut croire que le locuteur est le poète, puisqu’il se réfère au processus de la création et que les destinataires qu’il interpelle sont les lecteurs.

C’est l’énonciation qui divise le poème en deux parties : le premier paragraphe, dans lequel le locuteur ne se manifeste pas directement, mais présente son point de vue en généralisant ; puis les quatre paragraphes suivants, dans lesquels il raconte une expérience personnelle précise en utilisant le je.

L’énonciation généralisante renvoie directement au titre du poème. Elle s’appuie sur divers procédés syntaxiques : l’emploi d’un présent atemporel ; des périphrases composées de pronoms démonstratifs et de relatives (« celui qui regarde », « ce qu’on peut voir ») ; une phrase à construction impersonnelle (« ll n’est pas d’objet… ») ; la récurrence du déterminant indéfini pour désigner fenêtre, vitre et chandelle. Le paragraphe se termine par trois phrases syntaxiques juxtaposées qui répètent le GN sujet « la vie », nom abstrait, général, utilisé à la place de humains. Cette généralité des énoncés n’élimine pas le point de vue du locuteur, qui fait en quelque sorte l’éloge de la fenêtre fermée. Son jugement de valeur transparaît dans la comparaison entre deux réalités (fenêtre ouverte / fermée ; ce qu’on voit au soleil / ce qui se passe derrière une vitre), dans l’accumulation des adjectifs et dans l’emploi des adverbes toujours et jamais.

Les paragraphes qui suivent présentent une expérience personnelle qui, à la fois, participe de cette vérité générale et établit un contraste par la formule énonciative utilisée. Les verbes au présent inscrivent l’action dans la durée, en rapport avec le passé proche (« j’ai refait ») et le futur (« me direz-vous »). Le complément de phrase qui évoque un lieu, « Par delà des vagues de toits », doit être interprété en fonction de la situation physique du locuteur qui regarde et en rapport avec le paragraphe précédent. Il marque un éloignement et une élévation face à la réalité aperçue « à travers une fenêtre », une distance qui favorise l’imagination, le rêve. Le locuteur utilise les pronoms de première personne dans chaque phrase, parfois de façon insistante, comme dans « je me la raconte à moi-même ». Finalement, il s’adresse au destinataire, son lecteur, à qui il prête un discours direct. Le verbe de parole au futur (« me direz-vous ») évoque le moment où le lecteur lira le poème ; l’adverbe de modalité « peut-être », en tête de phrase, laisse voir le doute du poète sur cette situation hypothétique. Ce doute réapparaît dans la phrase interrogative prêtée au lecteur : « Es-tu sûr… ? », qui porte sur l’expérience racontée. À cette question, le poète répond par une phrase interrogative quoique de tournure déclarative. Ce dialogue fictif reflète son propre questionnement intérieur.

Grammaire de la phrase

Le texte débute par trois phrases comparatives qu’il est important de comprendre pour interpréter l’expérience du locuteur. Les trois sortes de comparatifs sont utilisées : « autant », « plus » et « moins », mais les deux premières le sont dans des phrases négatives qui annulent leur dimension méliorative. Le point de référence de la comparaison (complément du comparatif) est successivement « celui qui regarde une fenêtre fermée », « une fenêtre éclairée d’une chandelle » et « ce qui se passe derrière une vitre » ; c’est ce qui est valorisé par le locuteur, par opposition à « ce qu’on peut voir au soleil » ou « à travers une fenêtre ouverte ».

Le complément placé en tête de la phrase suivante synthétise ces références à la fenêtre par la métaphore « ce trou noir ou lumineux ». Sa position thématique est d’autant plus forte qu’il complète trois phrases syntaxiques juxtaposées dont le GN sujet, « la vie », est inversé.

Les cinq phrases suivantes sont des déclaratives qui racontent l’expérience du poète. Celle-ci apparaît nettement quand on réduit les phrases au sujet et au prédicat : « j’aperçois une femme », « j’ai refait l’histoire de cette femme », « je me la raconte », « j’aurais refait [celle d’un homme] », « je me couche ». L’accent est mis sur un processus de création : l’observation, l’imagination, le récit. Les compléments de phrase apportent des précisions significatives. « Avec son visage, avec son vêtement, avec presque rien, j’ai refait… » établit le rapport entre l’observation et l’imagination. La participiale « en pleurant » est en lien avec le verbe souffrir, associé à la réalité observée à travers la fenêtre et à la légende imaginée. Les compléments des GN « une femme » et « un homme » sont connotés de façon péjorative : « ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais », d’une part, et « pauvre vieux », d’autre part, ces derniers étant antéposés. Le groupe adjectival « fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même », qui complète le je dans « je me couche », connote l’effet libérateur de la création, qui passe par l’identification.

Dans la conclusion, les interrogatives sèment le doute sur la véracité de l’histoire imaginée, mais le poète montre son indifférence face à ce doute (« qu’importe ? ») en terminant par une subordonnée hypothétique à valeur justificative composée de quatre verbes qui renvoient à l’existence, à la vie : « si elle [la réalité placée hors de moi] m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ». La réalité extérieure, transformée par l’imagination, permet au poète de percevoir sa propre existence et de se comprendre.

Le rôle des prépositions

Le rapport à la réalité apparaît dans les prépositions utilisées. Dans la première phrase, les locutions « du dehors à travers » montrent le désir de pénétrer à l’intérieur d’un lieu, la fenêtre n’étant pas celle d’où l’on observe, mais celle qui donne accès à ce qu’il y a « derrière », à la vie. La préposition « dans » est utilisée deux fois, chaque fois en rapport avec la vie : « dans ce trou … vit la vie » dépasse la notion de passage à travers la fenêtre pour désigner le lieu même de la vie ; « avoir vécu … dans d’autres que moi-même » renvoie à l’identification existentielle aux autres. La répétition de la préposition « avec » insiste sur l’appropriation par le poète de la réalité, appropriation qui permet de créer.

Syntaxe et rythme

Dans un poème en prose, la musicalité repose non sur la métrique, sur la rime ou le découpage en vers, mais sur l’organisation syntaxique et les effets de rythme qui en découlent. Baudelaire veut d’ailleurs créer « une prose poétique assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements […], aux ondulations […], aux soubresauts […][2] ». Le poème étudié comporte cinq paragraphes auxquels la construction des phrases donne un rythme particulier, conforme à cette esthétique.

Les trois comparatives du premier paragraphe établissent un rythme très balancé : les phrases 1 et 3 (construites de la même façon, mais inversée : celui qui / celui qui ; ce que / ce qui) ont un rythme binaire, de par la structure même de la comparaison ; elles encadrent la deuxième phrase, dont le rythme repose sur l’énumération, dans sa partie centrale, de cinq adjectifs précédés de plus. Cette accumulation met l’accent sur le pouvoir évocateur de la « fenêtre éclairée d’une chandelle ». Ces trois phrases rythmées par la structure comparative sont suivies des trois phrases inversées et réunies par le même complément de phrase ; ce sont l’inversion, la répétition et la gradation qui en déterminent le rythme ternaire : inversion du complément, puis des trois sujets, répétition du GN vie et « gradation » des trois verbes ainsi mis en évidence : vit, rêve, souffre.

La deuxième paragraphe commence avec un complément de lieu, « Par delà des vagues de toits », qui établit un parallèle avec le complément de lieu de la phrase précédente, « Dans ce trou noir ou lumineux » ; le parallèle permet à la fois une continuité de sens et une reprise rythmique. Puis la phrase est elle-même rythmée par l’énumération (accumulation) des cinq compléments du nom femme : quatre groupes adjectivaux et une subordonnée relative. La phrase suivante débute avec l’énumération de trois groupes prépositionnels introduits de façon anaphorique par avec.

Le dernier paragraphe du poème est marqué par des phrases interrogatives qui interpellent le lecteur : le balancement naît alors du rapport question / réponse, un rapport dialogique, binaire ; ce rythme binaire se retrouve d’ailleurs dans les compléments de la phrase de chute : / à vivre, à sentir / que je suis et ce que je suis /.

Chacun de ces trois paragraphes présente une unité de sens et des effets de rythme particuliers. Or, deux phrases constituent des paragraphes isolés avant la conclusion. De longueur à peu près égale, elles sont reliées par un organisateur logique, « et ». Mais elles sont syntaxiquement très différentes : la première, commençant par une subordonnée hypothétique, brise la succession du récit établie dans le paragraphe précédent ; la seconde conclut ce récit. Toutes deux mettent cependant en évidence des aspects essentiels du propos, la première étant centrée sur la création (« j’aurais refait »), la seconde sur l’identification libératrice qui en découle.

La structure rythmique de l’ensemble semble donc épouser la prise de conscience, par le poète, de sa démarche créatrice.

* * *

  1. Baudelaire, « À Arsène Houssaie » Petits Poèmes en prose, Pocket, 1995, p. 26. Retour
  2. Ibid., p. 26. Retour

 

Télécharger l'article au format PDF

UN TEXTE DE