Réflexion sur Antidote: considérations pédagogiques, techniques et idéologiques
En janvier 2020, j’étais partiellement libérée par mon collège de mon travail d’enseignante pour agir à titre de répondante Antidote et préparer le déploiement du correcticiel dont il venait d’acquérir une licence multiposte. Au cours de ce projet en deux phases échelonnées sur deux ans et demi, j’ai expérimenté plusieurs formules pour mettre tous les outils du logiciel au service de l’apprentissage de la langue. Ce travail m’a amenée à définir des pratiques intéressantes pour utiliser Antidote en classe et a fait évoluer ma réflexion sur le rôle que joue le correcticiel pour les étudiantes et étudiants.
Des outils linguistiques pour développer les compétences langagières
L’objectif de la première phase de mon mandat était de recenser les pratiques du réseau et de concevoir du matériel qui en favoriserait l’intégration dans les cours de français, langue et littérature comme un outil appuyant la lecture, la compréhension et l’analyse de textes littéraires. De prime abord, ce n’est pas le correcteur d’Antidote qui m’intéressait, mais ses dictionnaires, tous regroupés sous une même plateforme, et plus particulièrement le dictionnaire des cooccurrences. Ceux-ci permettent aux personnes dont le français n’est pas la langue maternelle et à celles qui lisent peu d’avoir accès à des ressources équivalant à celles qu’on trouve dans les écoles et les milieux favorisés. C’est ce qu’Antidote représente d’abord et avant tout pour moi : une panoplie de ressources qui, si elles sont offertes à tout le monde, constituent une façon de pallier les inégalités entre les individus et les milieux[1].
J’ai donc conçu des ateliers d’analyse de sujets de dissertation et de création poétique à l’aide des dictionnaires d’Antidote avant de m’intéresser aux prismes du correcteur et à la manière dont ils peuvent améliorer le style de l’étudiante ou de l’étudiant en l’amenant à se concentrer sur une tâche à la fois, ce que plusieurs ont bien du mal à faire en situation de surcharge cognitive, comme j’ai souvent pu le constater au cours de ma carrière. J’ai même essayé de produire un guide d’analyse littéraire à l’aide des différents filtres de révision, mais sans grand succès. Toutefois, cette exploration m’a fait découvrir des filtres qui aident la personne à vérifier le respect des consignes de rédaction, comme le filtre « locuteur » sous l’onglet de révision pragmatique pour assurer la neutralité du propos ou le filtre « temps » du prisme des statistiques pour la rédaction au présent. Mais surtout, j’ai constaté que se servir d’Antidote pour s’approprier un texte littéraire finit par induire un réflexe de révision linguistique et renforce donc les compétences langagières au moment de l’écriture, que ce soit en littérature ou dans un autre domaine.
Un changement de perspective
Mon travail sur le correcteur a radicalement changé mon point de vue sur la « béquille » qu’était Antidote, pour plutôt l’envisager comme un assistant à la correction. À titre de coresponsable du centre d’aide en français (CAF) de 2014 à 2020, j’ai été à même de mesurer la motivation que représentait le travail sur la langue lorsque sa pratique était en lien avec une évaluation. Or, quand on sait bien l’utiliser, Antidote devient un outil de révision des règles liées aux erreurs récurrentes de son utilisateur ou utilisatrice, sans avoir à passer par une révision complète de la grammaire comme dans le cours Renforcement en français écrit. En lisant les infobulles associées aux signalements dans son texte, la rédactrice ou le rédacteur est exposé aux règles ou aux mots susceptibles de causer des erreurs et peut même approfondir ses connaissances grammaticales en cliquant sur le lien vers les guides d’Antidote. Cette rétroaction formative rend l’utilisateur ou l’utilisatrice autonome dans son apprentissage de la langue. Ainsi les compétences écrites peuvent-elles se développer dans toutes les disciplines de la formation générale et de la formation spécifique puisqu’Antidote permet à l’enseignante ou à l’enseignant d’accompagner ses groupes dans la rédaction et la révision de travaux réalisés en classe, sans avoir besoin d’être spécialiste de la langue.
Des obstacles matériels et idéologiques
Ce constat arrivait au moment où je faisais face aux défis d’enseigner Antidote dans les cours de français, langue et littérature, puisque ceux-ci préparent notamment les étudiantes et étudiants à l’épreuve uniforme de français (EUF ou EULE), qui consiste à rédiger une dissertation sur table en quatre heures et demie. La résistance des professeurs de français à Antidote est donc en partie motivée par le contexte de réalisation de cette épreuve, qui ne semble pas prête à passer en ligne pour des raisons logistiques. Il faut d’abord savoir que les cours de formation générale comptent fréquemment plus de 30 étudiantes et étudiants par classe, alors que les laboratoires informatiques sont le plus souvent limités à 30 places. Par ailleurs, la plupart des collèges ne possèdent pas le nombre de laboratoires nécessaire pour accueillir tous les groupes de français en même temps ni le nombre de techniciens ou techniciennes informatiques pour les soutenir en classe en cas de problème, ce qui alourdit la tâche du personnel enseignant. Quant au virage « portables en classe », il exigerait un investissement massif dans les salles de cours : celles-ci ne comportent pas suffisamment de prises électriques et ne disposent parfois pas de réseau sans fil assez puissant pour garder les gens branchés toute la journée, sans parler d’un logiciel de surveillance de portables personnels qui règlerait les questions de plagiat et de sécurité.
Évidemment, il ne suffit pas d’acheter une licence et d’adapter des salles de classe pour que le correcticiel soit utilisé par la communauté enseignante et étudiante. Il y a aussi une question idéologique et un changement de posture d’enseignement qui implique un engagement collectif dans la valorisation de la langue écrite. Apprendre à travailler avec Antidote au collégial n’améliorera pas les compétences langagières des étudiantes et étudiants si elles ne sont mesurées que par des évaluations manuscrites en français ou en philosophie.
Antidote en formation spécifique et en formation générale
La seconde phase de mon mandat a donc été d’approcher, en collaboration avec ma collègue et repfran[2] Arianne Chagnon, les responsables des différents programmes aux prises avec des problèmes de réussite liés à la maitrise du français écrit. Le travail de ma collègue sur les genres textuels et l’intégration des compétences langagières dans les cours de formation spécifique a mené à l’identification des lacunes des étudiantes et étudiants de ces programmes et à l’élaboration d’ateliers répondant à leurs besoins, comme « Rédiger et corriger un livrable avec Antidote » en Techniques de l’informatique[3] ou « Vocabulaire de la plaie et rédaction d’une note au dossier avec Antidote » en Soins infirmiers[4]. En ciblant les cours spécifiques qui se donnent déjà à l’intérieur de laboratoires informatiques et en travaillant avec des membres du corps professoral des disciplines autres que le français, nous avons réalisé que la motivation des étudiants et étudiantes augmentait, car les activités sont alors associées à la réussite de leur programme et à des travaux pratiques en lien avec leur future profession. En ce sens, la création d’une communauté de pratique multidisciplinaire s’avèrerait certainement une solution intéressante pour donner au personnel enseignant le temps qu’il faut pour réfléchir aux enjeux de réussite relevant du français écrit et aux stratégies disciplinaires pour y répondre, y compris une formation à Antidote.
Parallèlement à ce travail, depuis l’automne 2021, j’ai moi-même obtenu l’aval de mon département pour travailler la rédaction de dissertations à l’ordinateur et la correction avec Antidote dans le cours Littérature et imaginaire (601-102). Au terme de chacune des quatre sessions d’expérimentation, j’ai sondé mes groupes pour mesurer leur perception du logiciel. Un peu plus de 80 % des étudiantes et étudiants estiment que ces mesures ont contribué à la réussite de leur cours en renforçant leur sentiment de compétence en français écrit. La même proportion de personnes considère que travailler avec Antidote a amélioré leur connaissance de la langue, tant en vocabulaire (par le recours aux dictionnaires) qu’en grammaire (grâce à la rétroaction formative du correcteur). Environ 70 % des étudiantes et étudiants affirment avoir employé le correcticiel dans d’autres cours, et plus particulièrement en philosophie, dans leurs rapports de laboratoire et dans leurs courriels ou MIO[5]. Enfin, 75 % des personnes qui ont répondu au sondage envisagent de continuer à utiliser le correcticiel après leurs études collégiales.
Les bons et les mauvais côtés du correcticiel
Parmi les commentaires des personnes sondées, je trouve important de mettre en lumière ceux soulignant que l’utilisation d’Antidote libère du temps de rédaction, qui peut être consacré au contenu de leur texte. Plusieurs affirment aussi que les prismes de correction, en isolant les étapes de révision, favorisent une autocorrection beaucoup plus efficace. D’ailleurs, des enseignants et enseignantes qui ont intégré Antidote dans leurs activités d’apprentissage et d’évaluation rapportent que cette efficacité a eu un effet positif sur leur tâche d’évaluation, car l’accent peut être mis sur la maitrise de la matière plutôt que sur la correction des erreurs d’orthographe lexicale et grammaticale. J’ajouterais à ces commentaires que, depuis que je donne accès en tout temps aux dictionnaires d’Antidote, j’interdis le recours aux dictionnaires de traduction, parfois utilisés par les allophones, ce qui oblige la personne à travailler en français en consultant les synonymes et les antonymes des mots-clés. Au chapitre des répercussions bénéfiques, je souligne pour finir le fait que la majorité des étudiantes et étudiants des services adaptés restent désormais en classe pour faire leurs examens de rédaction, en profitant du temps supplémentaire alloué à l’ensemble du groupe, une mesure de la conception universelle de l’apprentissage adoptée par mon département depuis l’automne 2021.
En ce qui concerne les aspects négatifs, les étudiantes et étudiants critiquent le cout trop élevé du correcticiel et le fait de devoir utiliser les ordinateurs du collège pour corriger un texte depuis que Druide, le concepteur du logiciel, a retiré l’accès gratuit à Antidote Web aux établissements détenteurs de la licence multiposte. Une négociation entre la Fédération des cégeps, par l’entremise de Collecto, et Druide a eu lieu en mai 2022 en vue de faciliter l’accès à Antidote Web dans le réseau collégial, mais elle a échoué. Le défi reste donc entier : comment aider les collèges publics à acquérir des licences Web, qui demeurent couteuses? Comment pérenniser l’utilisation d’un tel outil au collégial, alors que celui-ci implique, en plus, le recours constant à des ressources internes pour la gestion des accès et la modification fréquente des outils nécessaires à l’enseignement, compte tenu des mises à jour régulières du correcticiel? N’y a-t-il pas lieu, au nom de la réussite étudiante et de la valorisation de la langue, de trouver enfin une issue à cette situation pour permettre à l’ensemble des étudiantes et étudiants de profiter de tels outils, que ce soit pour les préparer adéquatement à la poursuite de leurs études ou au marché du travail? Étant donné que l’utilisation d’Antidote est recommandée à la fois dans le rapport du comité d’expertes sur la maitrise du français au collégial (Boivin, Chabot et Debeurme, 2022)[6] et dans le rapport La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs (Fédération des cégeps, 2021)[7] et que cette recommandation semble approuvée par le ministère de l’Enseignement supérieur, il serait important d’intervenir dans le dossier en donnant aux collèges les moyens de leurs ambitions.
De mon côté, j’aimerais insister sur le fait que, contrairement à ChatGPT, Antidote ne rédige pas un texte à la place de la personne qui l’utilise et qu’il requiert des connaissances suffisantes en grammaire pour faire les bons choix de correction. De plus, le correcticiel ne repère pas les maladresses sémantiques ni les homophones qui n’entrainent pas d’erreur de syntaxe. Bref, son utilisation n’évite pas aux étudiantes et étudiants qui ne maitrisent pas suffisamment la langue de fréquenter les CAF. Toutefois, pour la majorité de ces personnes comme pour moi, il s’agit d’un outil de formation continue sur la langue, qui soutient les plus faibles et stimule les plus forts.
En conclusion, malgré les défis que peuvent poser son implantation et son appropriation, Antidote m’est apparu, au cours de mon mandat, comme un moyen de poursuivre l’une des missions que s’est données la formation collégiale, soit « [d’]amener l’élève à maitriser la langue comme outil de pensée, de communication et d’ouverture au monde » (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017, p. 2). Rappelons d’ailleurs que, récemment, les rapports sur la réussite (Fédération des cégeps, 2021) et sur la maitrise du français (Boivin, Chabot et Debeurme, 2022) ont souligné l’importance de développer les compétences langagières des étudiantes et étudiants du collégial après avoir constaté leurs lacunes et besoins.
Or, je retiens de mon expérience que reconnaitre les particularités langagières de chaque discipline et faire de leur acquisition une responsabilité collective sont des pratiques gagnantes pour développer ces compétences qui aideront les étudiantes et étudiants à s’accomplir dans la sphère scolaire et professionnelle (Barré-De Miniac et Reuter, 2006; Chabanne et Bucheton, 2002; Conseil supérieur de l’éducation, 2018; Donahue, 2010; Université de Montréal, 2019). Former le personnel enseignant et la population étudiante à travailler avec Antidote, c’est aussi valoriser le recours aux outils de référence linguistiques à tous les stades de la rédaction, et ce, peu importe le domaine ou la formation. De la sorte, gageons que les rédactions de nos étudiantes et étudiants seront meilleures et que la tâche d’évaluation des enseignantes et enseignants sera moins lourde.
Références
BARRÉ-DE MINIAC, Christine, et Yves REUTER (2006). Apprendre à écrire au collège dans les différentes disciplines, Lyon, Institut national de recherche pédagogique, 268 p.
BOIVIN, Marie-Claude, Lison CHABOT et Godelieve DEBEURME (2022). La maitrise du français au collégial : le temps d’agir, [En ligne], Québec, Ministère de l’Enseignement supérieur, 85 p. [https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/enseignement-superieur/Rapport-maitrise-francais-collegial.pdf] (Consulté le 14 juin 2023).
CHABANNE, Jean-Charles, et Dominique BUCHETON (2002). Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexifs, Paris, Presses universitaires de France, 264 p.
CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’ÉDUCATION (2018). Évaluer pour que ça compte vraiment. Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2016-2018, [En ligne], Québec, Le Conseil, 95 p. [https://www.cse.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2020/01/50-0508-RF-evaluer-compte-vraiment-REBE-16-18.pdf] (Consulté le 14 juin 2023).
DONAHUE, Christiane (2010). « L’écrit universitaire et la disciplinarité : perspectives états-uniennes », dans BLASER, Christiane, et Marie-Christine Pollet (dir.). L’appropriation des écrits universitaires, Namur, Presses universitaires de Namur, p. 43‑60.
FÉDÉRATION DES CÉGEPS (2021). La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs, [En ligne], Montréal, La Fédération, 151 p. [https://fedecegeps.ca/wp-content/uploads/2021/10/rapport-la-reussite-au-cegep.pdf] (Consulté le 13 juin 2023).
L’école autrement, [Enregistrement vidéo], réalisateur : Erik Cimon, Canada, Les Productions du Rapide-Blanc, distributeur : Télé-Québec, 2022, 52 min.
MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION ET DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR (2017). Composantes de la formation générale. Extraits des programmes d’études conduisant au diplôme d’études collégiales (DEC), Québec, Gouvernement du Québec, 45 p. Également disponible en ligne : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/cegeps/services-administratifs/Composantes-formation-generale-cegeps.pdf.
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (2019). Référentiel des compétences transversales favorisant l’intégration professionnelle des étudiants aux cycles supérieurs, Montréal, Université de Montréal, Vice-rectorat adjoint aux études supérieures et postdoctorales, 56 p. Également disponible en ligne : https://saisonsesp.umontreal.ca/fileadmin/esp/documents/Developpement_professionnel/001-ESP_Referentiel_des_competences_WEB_FINAL.pdf.
- Pour approfondir le sujet des inégalités dans le système scolaire québécois, je recommande le visionnement du documentaire L’école autrement (2022), réalisé par Erik Cimon. [Retour]
- Les repfrans sont les répondantes et répondants du dossier du français dans leur établissement. Le Réseau Repfran est une communauté de pratique du Carrefour de la réussite au collégial, chapeauté par la Fédération des cégeps. [Retour]
- En collaboration avec Stéphane Lévesque, enseignant au Département d’informatique. [Retour]
- Élaboré avec Véronique Beaufils, enseignante en soins infirmiers. [Retour]
- Messagerie interne Omnivox. [Retour]
- « Recommandation 4. Le comité recommande que les outils technologiques d’aide à la rédaction, à la révision et à la correction de textes soient enseignés et intégrés au collégial dans toutes les situations d’écriture, comme c’est le cas dans les situations socioprofessionnelles actuelles » (Boivin, Chabot et Debeurme, 2022, p. 20).
« Recommandation 23. Le comité recommande que les correcticiels soient systématiquement exploités comme outils de rétroaction et d’évaluation formative » (ibid., p. 47). [Retour] - « Piste d’action 3. […] faire de l’utilisation adéquate d’un logiciel d’autocorrection un objet d’apprentissage et d’enseignement, afin que les personnes deviennent des correcteurs performants de leurs productions écrites » (Fédération des cégeps, 2021, p. 118). [Retour]
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