Quand «parler mal» rime avec marginal: tour d’horizon sur l’insécurité linguistique
En septembre 2021, Radio-Canada Acadie a lancé un nouveau balado, Parler mal, dans le but de faire réfléchir les auditeurs et auditrices sur la notion d’insécurité linguistique. Animé par Bianca Richard et Gabriel Robichaud, deux artistes originaires de Moncton, une ville située au sud-est du Nouveau-Brunswick, ce projet comporte cinq courts épisodes d’une dizaine de minutes chacun. À la suite de nombreuses discussions entourant leurs expériences personnelles en lien avec leur façon de parler ainsi que du constat que l’insécurité linguistique est un sujet de plus en plus répandu sur la place publique, les deux Acadiens en sont venus à conclure qu’il faudrait le démystifier pour le rendre plus accessible et compris pour tous.
Reconnus pour parler le chiac — une variété de français parlée en Acadie qui, entre autres, introduit beaucoup d’emprunts à l’anglais —, Richard et Robichaud se sont laissé convaincre que leur façon de parler est laide, à force de se le faire répéter tout au long de leur vie. En réalité, cette variété est stigmatisée par bon nombre de locuteurs qui ne sont pas originaires de la région de Moncton. Le balado tente donc de déconstruire cette opposition entre parler mal et parler bien. Pour ce faire, les Acadiens ont invité notamment des sociolinguistes, des enseignants et des politiciens dans le but de discuter de ce problème.
Phénomène présent partout dans la francophonie, l’insécurité linguistique est définie par Annette Boudreau dès le premier épisode de la série. Pour elle, l’insécurité linguistique est « la peur de faire des fautes […] : c’est un état qui envahit le comportement de la personne qui parle ». Cette dernière a ainsi l’impression d’être illégitime dans sa façon de parler. L’insécurité peut se manifester de différentes façons, entre autres par l’hypercorrection, soit l’introduction dans son discours d’une forme linguistique que l’on croit plus conforme, mais qui est en fait fautive, et l’hypocorrection, un éloignement volontaire de l’usage standard, notamment grâce à un registre plus familier ou à des formulations incorrectes. Selon Boudreau, les locuteurs ou locutrices qui vivent de l’insécurité linguistique entretiennent, d’un côté, une hypersensibilité à l’égard des formes qu’ils utilisent eux-mêmes et développent, de l’autre côté, une hyperconscience de leur manière de parler. Autrement dit, quelqu’un qui devient plus vulnérable par rapport à sa manière de parler aura aussi souvent tendance à toujours penser à ses formulations, aux termes utilisés, à sa prononciation, etc. L’insolente linguiste, Anne-Marie Beaudoin-Bégin, en fait également part dans le quatrième épisode, où elle ajoute que cette hyperconscience amplifie dans tous les cas le sentiment d’insécurité linguistique. Sans l’existence d’une norme, il n’y a pas d’insécurité linguistique, car nous faisons preuve d’insécurité dès le moment où nous considérons que notre manière de parler s’éloigne de celle que nous croyons être la norme valorisée socialement. Cette idée rappelle par ailleurs ce que disait Caroline Juillard, professeure en sociolinguistique : « [L]es locuteurs non seulement convergent vers là où ils pensent que sont les autres, mais également vers là où ils pensent que les autres attendent qu’ils aillent. » (Juillard, 1997, p. 14) Cette notion se rapproche du phénomène d’accommodation linguistique qui est présenté dans le deuxième épisode du balado. Richard et Robichaud en font d’ailleurs preuve dans leur animation : ils admettent qu’ils adaptent alors leur façon de parler d’abord pour être compris par un public plus important, mais aussi pour éviter des jugements en lien avec leur utilisation de la langue.
Afin d’illustrer leurs propos, les animateurs utilisent habilement le générique pour introduire certaines critiques dites aux invités du balado et qui leur ont fait ressentir de l’insécurité quant à leur façon de parler : « tu peux pas devenir premier ministre si tu parles comme ça », « tu parles tellement bien français pour un anglophone » et la dernière (mais non la moindre!), « tu vas nous faire honte ». C’est dans le troisième épisode que Claudette Bradshaw, ancienne ministre fédérale du travail, nous fait part de son expérience en tant que femme politique, durant laquelle cette phrase — ou devrais-je dire cette attaque — lui a été dite. C’est aussi à ce moment qu’elle se demande si bien parler est important lorsque le travail à faire est bien fait : la langue et le discours dépassent-ils réellement la compétence? Peut-on réellement refuser d’embaucher une personne dans son entreprise même si ses compétences sont remarquables? La question de l’importance de la langue en politique est abordée brièvement. Pourtant, c’est un enjeu de taille au Québec, mais aussi au Canada, où le bilinguisme entretient et nourrit sans aucun doute le sentiment d’insécurité linguistique des francophones. Dans cet épisode, on poursuit d’ailleurs la réflexion entamée à la suite des propos concernant le silence des locuteurs émis par la sociolinguiste acadienne Annette Boudreau dans le premier épisode. Alors que Boudreau disait que garder le silence constitue le pire signe d’insécurité linguistique, Bradshaw ajoute que ce silence peut aussi vouloir dire « taire son français », c’est-à-dire s’assimiler à la langue majoritaire. Dans les deux cas, il s’agit de sentiments intériorisés qui viennent à nuire à la représentation que ces locuteurs eux-mêmes ont de leur langue.
Dans le deuxième épisode, on traite intelligemment du rôle que jouent l’école et ses enseignants et l’on se questionne à savoir de quelles façons ils entretiennent l’insécurité linguistique des étudiants. C’est ici qu’intervient Solange LeBlanc, enseignante de français à Moncton, l’invitée qui, selon moi, non seulement apporte la plus grande réflexion quant à l’insécurité linguistique, mais propose également des solutions intéressantes. Bianca Richard, son ancienne camarade de classe, et elle se remémorent leurs expériences scolaires, où elles se faisaient dire qu’elles étaient les pires en français, qu’elles faisaient énormément de « fautes ». Toutefois, on ne leur expliquait jamais la nature de leurs faiblesses — ce qui est encore trop souvent le cas dans nos écoles aujourd’hui d’ailleurs — : était-ce leur vocabulaire? leur syntaxe? Elles ne l’ont jamais véritablement su, et c’est pourquoi elles en sont venues à détester leur langue et à ne pas en être fières. À l’écoute de cet épisode, on en vient à se demander si ce concept de « faute » ou d’« erreur » ne devrait pas être déconstruit, surtout dans la langue orale, où la spontanéité du discours prend le dessus et où des variations considérables existent chez un même locuteur ou une même locutrice. Maintenant qu’elle enseigne, Solange LeBlanc tente d’inverser la tendance, même s’il est difficile d’y parvenir parce qu’elle vit encore avec une certaine insécurité linguistique. Elle souhaite, comme Éric Dow, l’invité du dernier épisode, faire découvrir à ses élèves l’ensemble des variétés dans la francophonie, pour ne plus nourrir leur insécurité linguistique par les notes et le rendement scolaire. Leur désir est judicieux, car il est vrai que mettre un résultat sur la façon dont un ou une élève s’exprime, en se basant sur les normes et standards présents dans la société, ne représente assurément qu’un stress supplémentaire pour cette personne, qui se concentre dès lors davantage sur la forme que sur le contenu de son exposé.
Cette notion de contenant/contenu est également abordée par Anne-Marie Beaudoin-Bégin dans le quatrième épisode. C’est par la critique de la phrase Oh! comme c’est mignon, ton accent; vas-y, parle. qu’elle explique à juste titre que le contenant — la façon de parler — ne devrait jamais être jugé ou même commenté. Lorsque quelqu’un passe une remarque du genre, il critique bien sûr la langue du locuteur ou de la locutrice, mais aussi, par le fait même, son quotidien. Il n’y a rien de cute ou de pittoresque à parler une langue ou une variété de langue, parce qu’elle fait partie intégrante de ce qu’est la personne. C’est d’ailleurs pourquoi les jugements sur la langue ont souvent des impacts plus profonds sur les locuteurs : ils sont personnels.
C’est après avoir laissé en suspens plusieurs questions telles que Faut-il parler une langue minoritaire pour ressentir de l’insécurité linguistique?, Renie-t-on nos origines quand on adapte notre langue? et Est-ce que le désir d’appartenir à des normes fait en sorte de perdre notre personnalité et notre culture? que Richard et Robichaud ouvrent des pistes de solution pour calmer l’insécurité. Avec l’aide de l’artiste et militant acadien Éric Dow, ils explorent les façons de s’en sortir, ou du moins de diminuer ce sentiment. Il est ardu de trouver des moyens pour contrer l’insécurité linguistique, car tous les locuteurs vivent ce sentiment d’une façon différente. Cela fait en sorte qu’une solution pour quelqu’un n’en sera pas nécessairement une pour une autre personne. Toutefois, Dow parvient soigneusement à mettre la table sur des manières variées, originales et sensées de diminuer le sentiment d’insécurité d’un locuteur ou d’une locutrice. Pour atteindre un état de sécurisation linguistique, Dow a appris l’histoire du français de sa région : il réussit ainsi à s’expliquer les différences qui y surgissent. Pour lui, il est important d’accepter, de valoriser et de normaliser notre propre façon de parler, sans pour autant dénigrer et rejeter les autres variétés. La langue est constamment en mouvement, et cela a toujours été le cas : c’est ce qui la rend vivante et lui permet d’exister. Pourquoi alors la stigmatiser et la critiquer sans arrêt?
L’une des notions qui est évoquée par Éric Dow comme un moyen de se débarrasser de l’insécurité linguistique, mais qui aurait dû être explicitée davantage, est celle de la flexibilité linguistique. En fait, plus on comprend le code et les normes, plus on a de plaisir à jouer avec la langue et ses variétés. Comme le véhicule le balado, les expressions bien parler et mal parler devraient être mises de côté parce qu’elles ne sont pas appropriées : la langue d’une personne est toujours belle. Or, il est possible que la langue ne soit pas appropriée à la situation de communication dans laquelle elle est utilisée. Prenons un exemple qui nous éloigne du sujet, mais qui engendre une réflexion du même genre : si une femme se présente à des funérailles vêtue d’une robe blanche, est-elle mal habillée? Non, elle n’est seulement pas habillée pour le contexte et l’évènement. Alors, pourquoi une personne qui utilise des régionalismes pendant une présentation orale, comme cela a été le cas pour Solange LeBlanc au moment de sa formation en enseignement, parlerait-elle mal? Elle n’a seulement pas adapté sa façon de parler à la situation à laquelle elle faisait face, tout comme cette femme aux funérailles. Bref, on ne parle pas mal ou bien : on parle, tout simplement.
Il faut avouer qu’il est difficile de pousser la réflexion plus loin et de couvrir un tel sujet en cinq épisodes totalisant 67 minutes. Malgré cela, les deux Acadiens ont bien relevé leur défi principal, qui consistait à rendre le concept d’insécurité linguistique compris et plus clair pour tous.
Voici quelques ouvrages et études sociolinguistiques qui vous permettront d’explorer davantage le sentiment d’insécurité linguistique et les attitudes à l’égard de la langue.
BEAUDOIN-BÉGIN, A.-M. (2015). La langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Éditions Somme toute, 117 p.
MOREAU, M.-L. (dir.) (1997). Sociolinguistique : les concepts de base, 2e éd., Liège, Éditions Mardaga, 312 p.
REMYSEN, W. (2020). « S’adapter pour se sentir moins insécurisé? L’insécurité linguistique au Québec sous l’angle de l’accommodation », dans LORILLEUX, J., et V. FEUSSI (dir.). L’(in)sécurité linguistique en Francophonies : perspectives interdisciplinaires, Paris, L’Harmattan, p. 63-75. (Espaces discursifs).
Références
« Hypercorrection », dans CAJOLET-LAGANIÈRE, H., P. MARTEL et C.-É. MASSON (2021). Usito, [En ligne]. [https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/hypercorrection] (Consulté le 13 décembre 2021).
« Hypocorrection », dans ACADEMIC (2021). Dictionnaires et encyclopédies sur Academic, [En ligne]. [https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/799820] (Consulté le 13 décembre 2021).
JUILLARD, C. (1997). « Accommodation », dans MOREAU, M.-L. (dir.). Sociolinguistique : les concepts de base, 2e éd., Liège, Éditions Mardaga, p. 12-14.
ROBICHAUD, G., et B. RICHARD (2021). Parler mal : le balado, [Balado], Radio-Canada Acadie, 67 min, [En ligne]. [https://ici.radio-canada.ca/ohdio/balados/8638/parler-mal-francais-insecurite-langue] (Consulté le 13 décembre 2021).
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