Pour une intégration efficace de l’oral dans l’enseignement du français aux élèves allophones
C’est en 2009 que le cours Pratique du français, langue d’enseignement, pour les élèves non francophones a été implanté au collège Ahuntsic dans sa version de 90 heures. J’ai pris la relève pour ce cours à l’automne 2012 en m’inspirant grandement de la démarche grammaticale rigoureuse que ma collègue Marie-Hélène Lemieux avait établie, démarche axée sur les difficultés spécifiques des étudiants et étudiantes allophones ayant atteint un niveau de francisation assez avancé pour entamer des études collégiales. J’ai poursuivi dans cette voie en priorisant la terminologie et les outils d’analyse de la nouvelle grammaire, la lecture et la rédaction de textes brefs, en plus de mettre en pratique des stratégies d’autocorrection ciblées et progressives.
Mes collègues et moi constations toutefois que le volet oral, bien que prescrit dans le devis ministériel, était le plus négligé dans nos salles de classe, faute de temps ou de savoir-faire. En effet, comment se servir de la communication orale pour renforcer des notions grammaticales et syntaxiques complexes? Comment dissiper l’impression qu’une activité orale ne sert qu’à « parler pour parler »? Enfin, au-delà du simple repérage des erreurs de nos élèves, comment développer une approche pédagogique vraiment efficace?
À l’hiver 2015, dans le contexte de la mise sur pied d’une session d’accueil pour les personnes immigrantes non francophones (Tremplin DEC) dans laquelle les heures allouées au cours Pratique du français doubleraient, passant de 90 à 180 heures, j’ai eu l’occasion de réfléchir à ces questions de manière plus approfondie. Nous avons convenu en comité de l’importance de développer nos connaissances sur le volet oral de la francisation et de créer des outils pratiques pour les enseignants intéressés à donner le cours. J’ai donc interrogé des chercheurs universitaires spécialistes de l’oral (en français langue étrangère et maternelle), des professeurs de francisation et d’autres enseignants du réseau collégial[1], puis consulté les ouvrages et articles qu’on m’a recommandés sur le sujet. Le fruit de mes recherches a pris la forme d’un canevas d’une trentaine de pages qui présente une démarche d’apprentissage progressive arrimant l’oral et l’écrit, tout en offrant quelques outils pédagogiques concrets (tableaux d’apprentissages progressifs, modèles de grille d’écoute, de grille d’évaluation par les pairs, de grille d’évaluation finale). J’en partagerai ici les grandes lignes.
Renforcer l’oral pour améliorer l’écrit
Mes lectures sur l’approche communicative en français langue seconde (FLS) et français langue étrangère (FLE) m’ont vite convaincue de la pertinence de mettre à profit des situations de communication orale pour consolider l’apprentissage des règles du français. Partant du principe que le cerveau emmagasine ses données en contexte, les neurosciences cognitives ont démontré qu’une démarche où les étudiants utilisent fréquemment des structures langagières dans des situations authentiques, dans un nombre d’abord limité et de manière progressive, donne de meilleurs résultats qu’une stratégie basée sur l’acquisition d’un savoir sur la langue (vocabulaire, règles grammaticales, etc.)[2]. Ainsi, l’élève aurait intérêt à se concentrer sur le message et non sur la forme, sans effort conscient, afin de développer sa grammaire interne ou implicite, qui constitue l’« [e]nsemble des règles intériorisées que l’on s’est forgées incidemment, spontanément et souvent inconsciemment lors de communications réelles en enregistrant, en comparant, en imitant, en expérimentant des énoncés et en induisant intuitivement certains usages ou modèles récurrents[3]. » L’intérêt d’acquérir une bonne grammaire interne est double : d’abord, cet apprentissage amène l’étudiant ou l’étudiante à constater rapidement sa progression selon son habileté à communiquer; ensuite, il influence directement sa capacité à écrire, puisqu’une structure bien acquise à l’oral pourra éventuellement être transposée à l’écrit sans nécessiter un enseignement explicite[4]. Évidemment, plusieurs notions grammaticales complexes demanderont toujours des explications traditionnelles. Une bonne connaissance de la grammaire reste absolument nécessaire pour arriver à dépasser un niveau intermédiaire à l’écrit, mais « elle [la grammaire] doit procéder de la communication pour se mettre à son service[5] ».
Partir de l’oral et y revenir
Sans nous cantonner dans une seule méthode pédagogique rigide, il m’a semblé que le principe consistant à partir de l’oral pour y revenir à la fin d’une séquence didactique rejoignait plusieurs considérations entendues ou lues au cours de ma recherche[6]. Netten et Germain proposent notamment de commencer une séance d’enseignement par une amorce orale (discussion, document audio, etc.), de poursuivre avec des activités de lecture et d’écriture, pour enfin terminer avec une nouvelle activité orale réintégrant les structures langagières observées en lecture et mises en pratique à l’écrit[7]. Afin de rendre les activités orales efficaces, il importe, selon ces auteurs, de corriger les erreurs entendues à l’oral en reprenant la forme langagière dans son contexte et en la reformulant de manière correcte. L’élève qui répète une phrase complète modélisée par l’enseignant pourrait ainsi agir sur le développement de sa grammaire interne.
Partir de l’oral et y revenir
L’oral comme amorce
Entamer une activité par l’oral permet, selon Netten et Germain, de relever les faiblesses des élèves et de susciter chez eux des questionnements et un intérêt pour la matière qui sera ensuite explicitée. Ainsi, l’écoute d’une chanson, d’une émission de radio ou le visionnement d’un court-métrage peuvent devenir l’occasion d’observer les québécismes, l’emploi d’un temps de verbe particulier ou d’un vocabulaire spécifique. Une grille d’observation guidant l’écoute ou le visionnage prépare le terrain à l’apprentissage théorique. En revanche, si l’on choisit de commencer le cours par une activité de conversation sur un thème – un souvenir d’enfance, par exemple –, on évitera d’annoncer à l’avance l’élément linguistique ciblé, et ce, afin de favoriser l’authenticité de la parole. Ainsi, on pourra corriger à la volée des erreurs de concordance au passé entendues en circulant entre les tables d’équipiers discutant de manière spontanée; on reviendra ensuite en séance plénière sur les erreurs relevées avant de passer à un enseignement plus théorique.
L’oral pour roder
Après avoir réalisé des exercices ciblés de lecture, de grammaire ou de rédaction, on pourra refermer la boucle en procédant à une activité orale de rodage pour renforcer des apprentissages très spécifiques : la conjugaison des verbes dont l’orthographe et la prononciation dépendent de la finale muette ou sonore (appeler, jeter, acheter, etc.), l’accord des participes passés (souvent sonore), la place et le choix des pronoms personnels compléments, etc. Ces petits exercices d’une vingtaine de minutes terminent la séance en faisant prendre à nouveau conscience de l’aspect audible de certaines fautes.
Ainsi, pour mettre en pratique le bon emploi des pronoms compléments directs ou indirects, je propose aux étudiants d’inventer une phrase interrogative comprenant au moins un complément du verbe. Chacun pose ensuite sa question en séance plénière à un ou une élève de la classe, qui y répond en remplaçant le complément par le pronom (CD/CI) adéquat : Écris-tu souvent des courriels à tes parents? Oui, je leur en écris souvent. Dans ce genre d’exercice ciblé, la correction des erreurs à la volée se veut un moyen efficace de modifier la grammaire interne des élèves et de consolider leurs apprentissages. On trouvera par ailleurs une panoplie d’exercices de ce type dans des manuels de communication orale de niveau intermédiaire ou avancé[8].
Un exemple de séquence didactique en trois phases
Pour illustrer l’approche communicative qui est ici mise de l’avant, je propose, dans le tableau 1, une séquence didactique en trois phases commençant et se terminant par l’oral. Ainsi, la première phase correspond à une activité orale d’amorce; à la deuxième, on développe de manière succincte une notion linguistique précise à travers des activités de lecture/grammaire/écriture; enfin, la troisième phase consiste en un atelier pour renforcer et consolider les apprentissages par un réinvestissement à l’oral.
Séquence didactique inspirée de l’approche communicative
Phase 1Activité orale d’amorce | Phase 2Activités de lecture/grammaire/écriture | Phase 3Atelier pour réinvestir |
Dictée à relais
| Grammaire
Lecture
Écriture
| Mise en lecture : décrire sa ville d’enfance
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Des ateliers pour réinvestir à l’oral les notions apprises
Dans Enseigner l’oral, c’est possible! 18 ateliers clés en main, Lafontaine et Dumais présentent une démarche rigoureuse à suivre pour élaborer des ateliers formatifs ciblant des composantes précises de l’oral. Selon ces auteurs, il importe d’abord de bien distinguer les trois compétences langagières à l’oral – linguistique, discursive et communicative – afin de déterminer les objets d’apprentissage qui seront enseignés et éventuellement évalués. Ainsi, si on s’intéresse à la compétence linguistique, on pourra travailler en atelier des éléments précis de la voix (diction et faits prosodiques : rythme, débit, intonation, etc.) ou de la langue (morphologie, syntaxe et lexique). Leurs modèles d’ateliers et de grilles d’évaluation, bien que conçus pour l’enseignement du français langue maternelle, m’ont grandement inspirée pour développer du matériel adapté aux difficultés typiques des allophones.
Tout au long de la session, on pourrait imaginer, par exemple, trois ateliers formatifs où l’on met en pratique un ensemble d’éléments vus en classe. Par exemple, après avoir travaillé les éléments du groupe du nom, on pourrait faire lire aux étudiants et étudiantes leur texte descriptif rédigé (voir les tableaux 1 et 2). Ensuite, afin de renforcer les éléments du groupe du verbe, on pourrait leur proposer de jouer au « détecteur de mensonges ». Enfin, une table ronde sur un film exploiterait la compétence discursive (structure de l’exposé oral). Le cumul des éléments observés dans chacun de ces ateliers – à l’aide de grilles d’autoévaluation ou d’évaluation par les pairs – pourrait constituer la grille d’évaluation d’un projet oral final, tel qu’un exposé oral sur une œuvre littéraire.
Trois ateliers formatifs évalués selon des critères progressifs
Ateliers formatifs | Critères d’évaluation |
1. Lecture à voix haute : la description d’une ville |
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2. Jeu : le « détecteur de mensonges » |
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3. Table ronde sur un film |
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L’évaluation de l’oral
Selon les spécialistes interrogés, un principe doit régir la formulation des critères d’évaluation sommative : on n’évalue que ce qui a été formellement enseigné ou mis en pratique en atelier. Si l’on suit ce principe à la lettre, on n’accordera donc pas de point pour un bon débit dans un exposé si cette compétence n’a jamais fait l’objet d’un enseignement explicite.
Dans leurs ouvrages[9], Suzanne Lafontaine et Christian Dumais proposent des modèles intéressants de grilles d’autoévaluation ou de grilles d’observation par les pairs – qui peuvent d’ailleurs être confectionnées par les élèves eux-mêmes – à utiliser lors d’ateliers formatifs afin de familiariser les étudiants, de manière progressive, avec les critères d’évaluation d’une épreuve finale (voir le tableau 3). Plusieurs auteurs et enseignants soulignent l’importance d’une telle démarche pour impliquer les élèves de manière consciente dans leur processus d’apprentissage[10]. La rétroaction de l’enseignant en séance plénière sert ensuite à compléter les commentaires de la classe, tout en s’épargnant la lourdeur d’une correction formelle.
Grille d’observation et d’évaluation par les pairs
ATELIER FORMATIFDétecteur de mensonges | ||
Préparation à la tâche : Bien lire et comprendre les critères d’évaluation avant l’écoute. Intention d’écoute : L’observateur ou l’observatrice devra exposer de manière respectueuse, à la fin de la présentation d’un ou d’une élève, les forces et les faiblesses constatées, en relevant des exemples concrets. Notions grammaticales ciblées : Concordance des temps au passé, groupe du verbe | ||
Critères d’évaluation | Forces | Exemples d’erreurs ou de points à surveiller |
Les verbes au passé composé, à l’imparfait et au plus-que-parfait sont bien conjugués. | ||
La concordance au passé est bien respectée (choix du temps de verbe). | ||
La place de l’adverbe est adéquate (je dis toujours / j’ai toujours dit). | ||
Le choix de la préposition est adéquat. | ||
Le choix du pronom complément est adéquat (le, la, les, lui, leur, en, y) et sa place est correcte (je voulais lui dire). | ||
Des marqueurs de temps guident l’auditeur. | ||
Bilan de l’atelierCommentaires généraux, pistes de solution ou difficultés rencontrées lors de l’observation… |
Le cours Pratique du français, langue d’enseignement, pour les élèves non francophones est unique dans la formation collégiale en français, puisqu’il est le seul à reposer sur un enseignement adapté aux difficultés des allophones. Cette particularité du cours engendre d’ailleurs un certain malaise chez plusieurs enseignants qui se sentent peu préparés à le donner. Le canevas que j’ai développé visait à défricher certaines pistes didactiques, à partager les notions théoriques sur l’oral pouvant nourrir les réflexions des enseignants appelés à donner le cours et à offrir à ces derniers des outils concrets. En arrimant les apprentissages effectués en français écrit à des exercices oraux de rodage ou à des ateliers pratiques, en procédant de manière circulaire, c’est-à-dire en partant de l’oral pour y revenir à la fin d’une séquence d’apprentissage, et enfin, en évaluant l’oral selon des critères précis et évolutifs, nous avons, je crois, relevé ce défi[11]. J’ai mis à profit cette démarche avec mes étudiants – dans le temps plus restreint qu’offre un cours de 90 heures – et j’en relève déjà des avantages : la cohérence du cours, le dynamisme des leçons et la motivation des étudiants et étudiantes en sont accrus. Il est trop tôt pour parler d’une plus grande réussite des élèves (qui pourrait se traduire, par exemple, par une diminution plus importante des fautes dans leurs rédactions). J’attendrai l’implantation du cours de 180 heures pour en mesurer pleinement les bienfaits. Peut-être aussi pourrai-je en avoir des échos d’autres enseignants du réseau intéressés à expérimenter cette approche. L’appel est lancé!
- Je tiens à remercier Virginie Doubli, consultante et chargée de cours à l’UQAM, spécialisée dans le volet oral de l’enseignement du FLS, Christian Dumais, professeur et chercheur à l’UQTR, spécialisé en didactique du français oral, de même que Cécile Hernu, conseillère pédagogique en francisation (cégep de St-Laurent), Paul Giguère et Diane Proulx, professeurs en francisation (ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, UQAM). Plusieurs autres collègues du réseau collégial ont également nourri ma réflexion à travers des échanges stimulants : Guillaume Lachapelle (cégep de Sherbrooke), André Giroux et Nathalie Belzile (cégep Marie-Victorin), Julie Beauchemin (collège Montmorency) et Mylène Tremblay (cégep Garneau). [Retour]
- Joan NETTEN et Claude GERMAIN, « A new paradigm for the learning of a second or foreign language: The neurolinguistic approach », Neuroeducation, vol. 1, no 1, 2012, p. 85-114 (traduction française : http://francaisintensif.ca/media/acc-01f-un-nouveau-paradigme-2012.pdf, p. 4-5) [Retour]
- Jean-Marc DEFAYS, Le français langue étrangère et seconde : Enseignement et apprentissage, Ixelles (Belgique), Mardaga, 2003, p. 200. [Retour]
- J. NETTEN et C. GERMAIN, op. cit., p. 14. [Retour]
- J.-M. DEFAYS, op. cit., p. 201. [Retour]
- En entrevue, par exemple, Diane Proulx (MIDI, UQAM) m’a expliqué sa démarche (M.E.A.S.T.) consistant à débuter avec une mise en situation, à poursuivre par l’exploration de faits de langue, pour ensuite procéder à une appropriation grâce à des exercices, et à terminer par une activité de synthèse et de transfert (réemploi dans un nouveau contexte). [Retour]
- J. NETTEN et C. GERMAIN, op. cit., p. 12. [Retour]
- La collection En avant la grammaire! de Flavia Garcia, des éditions Marcel Didier, offre d’excellentes activités de rodage ou d’amorce. [Retour]
- Lizanne LAFONTAINE, Enseigner l’oral au secondaire : séquences didactiques intégrées et outils d’évaluation, Montréal, Chenelière Éducation, 2007, et Lizanne LAFONTAINE et Christian DUMAIS, Enseigner l’oral, c’est possible! 18 ateliers clés en main, Montréal, Chenelière Éducation, 2014. [Retour]
- Christian DUMAIS, « L’évaluation de l’oral par les pairs : Pour une inclusion réussie de tous les élèves », Vie pédagogique, no 158, 2011, p. 59-60. [Retour]
- Je remercie chaleureusement mes collègues Monique Boucher, Karine Drolet, Véronique Gervais, David Groulx, Julie Hétu, Sophie Labrecque et Marie-Hélène Lemieux pour leur contribution à l’élaboration du canevas par leur travail de révision et leurs commentaires précieux. [Retour]
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