Lire pour lire?
Jean-Jacques Pelletier enseigne au Département de philosophie du cégep de Lévis-Lauzon depuis 1970. Auteur de romans, coauteur d’un livre de vulgarisation financière, il s’intéresse aux exigences des différents types de lecture. Il a fait des études en philosophie.
Dans leur article, les deux auteurs font principalement état des difficultés de lecture qu’éprouvent un grand nombre d’élèves du collégial et ils cherchent à en analyser les causes ; ils concluent sur le plaisir de lire, le partage des idées et la passion de connaître comme conditions essentielles à tout apprentissage de la lecture.
Les pieuses intentions
Pour de nombreux élèves, la lecture se résume à forcer ses yeux à parcourir l’ensemble d’un texte, ligne après ligne, du début à la fin, en ramenant son regard sur le texte chaque fois qu’il s’égare et en essayant de ne pas sauter de morceaux trop gros. À la fin du parcours, il ne reste rien.
Pour d’autres, ce parcours oculaire laisse derrière lui une collection d’impressions, une atmosphère, quelques mots qui se détachent.
Pour d’autres encore, ces impressions se cristallisent dans le sentiment de faire un voyage, d’entrer dans une aventure… pourvu que la forme s’y prête (récit, vocabulaire et syntaxe « accessibles »), que l’histoire les intéresse et que le texte ne soit pas trop long.
S’il s’agissait d’élèves du primaire ou du secondaire, on pourrait comprendre. Se dire que chacun a son propre rythme de développement. Mais il s’agit d’élèves du collégial. De beaucoup d’élèves du collégial. Comment expliquer une telle difficulté à lire ?
Chose certaine, il serait surprenant que la cause en soit unique. Nous allons brièvement passer en revue quelques-uns des suspects : l’héritage scolaire des jeunes, les contraintes particulières de l’enseignement collégial ainsi que le contexte culturel de notre société. Tout ça en quelques pages…
L’héritage scolaire : lire pour lire
Au primaire et au secondaire, on fait des efforts pour améliorer la performance de lecture des élèves. On exige qu’ils lisent. De plus en plus, semble-t-il. Mais ce qu’on n’a pas le temps de faire suffisamment, c’est de vérifier la compréhension de cette lecture, de faire en sorte que les élèves reviennent aux textes lus et comparent la compréhension qu’ils en ont avec celle des autres pour ainsi valider ce qu’ils ont retenu.
Par ailleurs, le corpus de lectures suggéré aux élèves est composé en grande partie de textes de fiction, souvent rédigés avec des contraintes de lisibilité (longueur des phrases, choix des termes, longueur du texte). On y trouve aussi des textes d’opinion, axés sur « l’expression » d’un point de vue, mais peu de textes rigoureusement argumentatifs. Et encore moins de textes de théorie.
De plus, le fait que les élèves puissent choisir — et choisissent de fait souvent — les textes les plus faciles et les plus courts n’a rien pour les aider à devenir de meilleurs lecteurs, lectrices.
Une lecture sans analyse
Pour certains élèves, la lecture initie au plaisir de l’imaginaire, ce qui est déjà beaucoup. Mais elle reste une activité qui relève du domaine du rêve dirigé. L’analyse, la réflexion sur ce qui a été lu ne sont guère favorisées. Au mieux, on incite à « exprimer son senti » face au texte, à verbaliser les associations d’idées ou d’images qui ont été suscitées.
À leur arrivée au cégep, un grand nombre d’élèves sont incapables de lire dans un texte le développement d’une pensée. Et ce n’est pas seulement la structure générale du texte qui leur échappe (ce qui pourrait toujours être compréhensible, compte tenu de leur âge), c’est tout autant la logique interne des paragraphes… ou des phrases. Au mieux, ils percevront/sentiront la structure chronologique ou dramatique d’un texte.
À qui la faute ? Aux programmes de français conçus selon l’évolution versatile des modes pédagogiques ? Aux enseignants débordés et de moins en moins soutenus en termes de ressources pédagogiques et professionnelles ? Faut-il y voir l’effet du manque d’intégration de la lecture aux autres activités ? l’inévitable conséquence du peu de temps passé à faire l’analyse de la structure des phrases en des termes compréhensibles ?…
Il y a probablement un peu de tout ça. Mais il reste que beaucoup d’élèves, à leur arrivée au cégep, font face à un niveau d’exigence, en termes de lecture, pour lequel il ne sont pas préparés et qu’il est irréaliste d’attendre d’eux.
Non seulement sont-ils incapables de se donner eux-mêmes des consignes de lecture — autrement dit, de lire un texte avec une intention -, mais ils n’ont pas les bases suffisantes, dans bien des cas, pour amorcer le développement de cette habileté.
La réalité du cégep :
lire sans avoir appris à lire
Le choc du changement d’univers
Le premier choc du cégépien, de la cégépienne sera souvent l’ampleur de la charge de lecture qui lui échoit. On ne lit plus seulement pour le cours de français, mais pour tous les cours. Et, comme si ça ne suffisait pas, la compréhension de ces textes est nécessaire pour réussir les cours.
Ce sera le deuxième choc : il leur faut lire des textes qui ne les intéressent pas toujours — du moins, pas au premier abord — et qu’ils n’ont pas choisis. Des textes qu’ils doivent comprendre pour réussir.
Et il y a pire : ce sont des textes théoriques — des textes écrits selon une forme qu’ils ont peu, voire n’ont pas apprivoisée — entre lesquels on leur demande de faire des liens, comme si tous ces textes constituaient un immense livre à recomposer.
L’impossibilité d’éduquer à la lecture
Pourquoi les enseignants du cégep, conscients de cette difficulté, n’aident-ils pas les élèves à développer leur habileté de lecture ? Pourquoi ne les aident-ils pas à surmonter ce handicap qui compromet l’ensemble de leurs apprentissages ? Pourquoi les professeurs de français n’en font-ils pas leur mission prioritaire ?
La réponse est assez simple. Il y a ce qu’on appelle la réalité. Au cégep, la réforme nous apparaît avoir placé les enseignants de français dans la situation suivante :
- ils ont l’obligation officielle de faire lire aux élèves, dès leur arrivée au cégep, des textes qui ont un niveau de difficulté plus élevé qu’auparavant ;
- la réforme a modifié le contenu des cours de français en privilégiant une matière plus exigeante, à la fois en termes de compréhension, d’exploitation pédagogique et d’adaptation culturelle ;
- les activités d’évaluation, leur planification au moyen de politiques et leur justification sous toutes les formes prennent de plus en plus de temps ; les enseignants sont de plus en plus des évaluateurs et de moins en moins des professeurs.
Compte tenu de ces multiples contraintes, il ne reste pratiquement plus de temps pour aider les élèves à améliorer en particulier leur qualité de lecture et à intégrer la connaissance des structures de la langue que cette habileté suppose.
Déjà, lorsque les élèves ont une habileté de lecture raisonnable, il n’est pas toujours facile de les aider à entrer dans la logique d’une oeuvre écrite au XVIe siècle ou d’un texte émanant d’un champ de savoir spécialisé. C’est à cette adaptation d’une habileté générale à une situation particulière de lecture que les enseignants devraient normalement travailler.
Un apprentissage supposé automatique
Bien entendu, la catastrophe n’est pas totale. Après tout, quand ils entrent au cégep, les élèves ont tout juste 17 ans. C’est l’âge où, si on maîtrise les fondements de l’organisation syntaxique des phrases, on peut, avec un minimum d’aide, aborder celle des textes pour ensuite s’attaquer aux liens intertextuels et extratextuels.
Cependant, ce qui est véritablement catastrophique, c’est qu’une grande partie des élèves n’ont pas la maîtrise préalable des fondements syntaxiques de cet apprentissage. (Peu ont une véritable compréhension des possibilités de la syntaxe, ayant surtout été exposés à des textes syntaxiquement « allégés ».)
Et ce qui est tout autant catastrophique, c’est que dans le programme du collégial, on fait comme si l’apprentissage d’une véritable lecture des textes devait se faire de lui-même, sans qu’on s’en occupe, sans qu’on en tienne compte dans le contenu des cours ou dans la charge de travail des enseignants.
Le contexte social et culturel :
lire pour produire
Une culture utilitaire
Nous vivons dans un monde qui ne valorise pas la connaissance pour la connaissance ni le fait de prendre son temps. L’idéal est de faire des choses utiles, au moindre coût, le plus rapidement possible.
Comment s’étonner que les élèves appliquent cette logique à leurs études ? Les connaissances n’ont de valeur qu’en autant qu’elles soient utiles, qu’en autant qu’elles permettent d’acheter des notes- préférablement dans les matières jugées les plus importantes, parce que reliées plus directement au futur travail.
Et comment s’étonner qu’ils s’efforcent de les acquérir au moindre coût, avec le minimum d’investissement de temps et d’énergie ? Comment s’en étonner, en effet, quand le premier apprentissage « structurant » du primaire est la gestion d’un agenda ? Quand, dès les premières années, l’apprentissage obéit déjà à la logique du monde du travail et que la passion (serait-elle pour une ou plusieurs matières particulières) fait figure de trouble-fête dans le calendrier bien structuré de l’acquisition des compétences ?
Une pédagogie utilitaire
Comment s’en étonner, aussi, quand toutes les réformes pédagogiques des vingt dernières années participent de la même mentalité ? Derrière la méthode par objectifs, le besoin de reddition de compte, la valorisation des liens avec le milieu et le triomphe des compétences, c’est ce discours de l’utilitaire qui l’emporte, à peine déguisé sous des habits de « rationalisation ».
Avec le temps, le gouvernement nous a appris le sens véritable du terme rationalisation : il signifie coupure de ce qui est jugé inutile, maximisation du rendement des enseignants, asservissement de la formation aux exigences du monde du travail…
Pire, les méthodes mêmes de la pédagogie, dans la mesure où elles mettent l’accent sur ce qui est mesurable et quantifiable aux dépens de ce qui est créatif, participent de cette logique. N’est valable que ce qui est planifiable, évaluable, transférable… Et il ne s’agit même plus de mesurer une compréhension, mais une compétence.
Par une double réduction, les connaissances deviennent les connaissances utiles, et les connaissances utiles deviennent les compétences utilisables… quel que soit le niveau de compréhension.
Nous sommes loin de la lecture, direz-vous ? Mais comment développer une habileté que rien ne valorise ? Comment développer une habileté qui exige un intérêt théorique, lorsque toute la culture ne valorise que le pratique et l’utile ? lorsque le langage lui-même est vu comme un outil dont la maîtrise est un mal nécessaire, parce qu’il n’est pas encore entièrement automatisé ? Après les vérificateurs d’orthographe et les correcteurs grammaticaux intégrés aux logiciels de traitement de texte, plusieurs de nos étudiants, et pas seulement eux, en sont déjà à attendre les correcteurs de logique et d’idées.
Partager et communiquer :
lire pour le plaisir
En dehors d’un contexte de communication, la lecture n’a pas de sens. On n’apprend pas à lire juste pour lire. Ou pour produire. Ou pour rendre compte d’une compétence. On apprend à lire parce que ça permet de découvrir d’autres horizons, d’échapper à l’univers des contraintes, de partager de nouvelles choses avec d’autres.
Apprendre à lire, ce n’est pas la bête acquisition d’une compétence, c’est la construction de son intelligence. Il ne s’agit pas de fabriquer de bons décodeurs, mais des gens capables de réfléchir (ce qui suppose la capacité de s’arrêter), d’avoir une vision d’ensemble (ce qui suppose la capacité de s’arracher à la fascination des détails, fussent-ils mesurables et quantifiables), de faire des liens inattendus, non programmés, entre divers éléments de lecture et de partager leurs découvertes. Bref, des gens capables de créativité et de relations humaines significatives, des gens capables d’intelligence.
Or l’intelligence, ça se construit dans la passion, dans la communication. Il n’y a qu’à voir la rage de lecture qui anime parfois certains jeunes lorsqu’ils se passionnent pour un champ d’intérêt et qu’ils partagent leurs découvertes à l’intérieur d’un groupe de mordus.
C’est pour le travail inconscient d’apprentissage qu’effectuent ces passionnés lorsqu’ils épluchent des textes, prennent des notes, tentent de faire des synthèses et comparent entre eux ce qu’ils ont trouvé que les élèves devraient pouvoir compter sur l’école.
Ça ne veut pas dire qu’il suffit que chacun se trouve une passion pour que tout soit réglé, ni que des efforts importants ne sont pas nécessaires pour apprendre à lire vraiment un texte. Mais personne ne fait très longtemps des efforts dont il ne voit pas le sens… sauf les esclaves et les travailleurs salariés, bien sûr.
On imagine facilement l’objection : « C’est bien beau, tout ça, mais concrètement, quelle recette proposez-vous ? Quelle technique, quels outils faut-il privilégier ? Quel programme faudrait-il adopter ? »
À chacune de ces questions, il y a probablement plusieurs bonnes réponses. Certaines seront sans doute meilleures que d’autres, plus appropriées à certains contextes particuliers. Mais leur efficacité dépendra, en dernière analyse, du sens qu’on saura donner à ces instruments ou à ces activités, du contexte de véritable communication auquel on saura les intégrer… et du temps qu’on y accordera.
On apprend à lire quand on sent que cette activité aide au développement de son intelligence et de sa capacité de communication. C’est ce sentiment qui préside au plaisir de la lecture, sans lequel on ne peut exercer cette forme particulière d’intelligence : la capacité de lire dans un texte la trace d’une pensée en dialogue avec d’autres pensées… y compris avec la sienne.
Le plaisir de lire, le partage des idées et la passion de connaître ne peuvent tenir lieu de recettes, mais ce sont des conditions essentielles à toute pédagogie et à tout apprentissage de la lecture.
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