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L’erreur: un guide pour l’intervention pédagogique

En raison de la place qu’elle occupe dans la pratique enseignante et dans la recherche en éducation, la notion d’erreur est indissociable de la réflexion sur l’apprentissage. C’est dans cet esprit qu’Yves Reuter, professeur de sciences de l’éducation à l’Université de Lille 3, publie en 2013 Panser l’erreur à l’école. De l’erreur au dysfonctionnement[1], un essai qui se veut « l’aboutissement d’un long parcours d’apprentissage, d’enseignement, de formation et de recherche sur la question de l’erreur » (p. 13). Dans cet ouvrage, qui s’adresse aux chercheurs et chercheuses, aux formateurs et formatrices ainsi qu’aux enseignants et enseignantes, le didacticien du français cherche à redéfinir l’erreur afin d’en reconsidérer le rôle fondamental. Il propose ainsi de la concevoir comme un dysfonctionnement, empreint d’une fonction heuristique et d’une fonction épistémologique, qui permet de poser un regard différent sur les démarches des apprenants, sur le fonctionnement de l’enseignement lui-même et sur la complexité des contenus enseignés.

Dans le premier chapitre, Reuter expose le statut de l’erreur dans les formes classiques de l’enseignement en présentant les discours qui y sont généralement associés. Dans la pensée « traditionnelle », l’erreur, qui s’oppose à la vérité, est perçue négativement. En effet, elle témoigne « du non su, du non acquis » (p. 23) et a souvent une cause négative (manque d’efforts, inattention, etc.). Dès lors, l’intervention pédagogique consiste la plupart du temps à sanctionner et à éliminer cette « anomalie », cet « incident » que les « bons » apprenants réussissent à éviter. Parce qu’il commet la faute, l’étudiant en est le seul responsable. Cette vision de l’erreur sous-tend une évaluation négative (qui souligne ce qui ne fonctionne pas) et sommative (située à la fin d’une séquence d’apprentissage). L’enseignant opte ainsi pour une gestion répulsive : il préconise un univers aseptisé qui empêche l’apparition de l’erreur, privilégie la tolérance zéro en relevant systématiquement toutes les fautes commises, délimite la zone précise de l’erreur en utilisant des méthodes peu enclines à la distraction (ex. : exercices à trous), favorise la répétition (ex. : refaire l’exercice, recopier les mots fautifs et revoir la règle) et rebondit sur les réponses considérées comme justes, en ne s’attardant pas à celles qui sont erronées, pour continuer d’avancer, de « passer » sa matière. Selon cette perspective, le mode d’enseignement privilégié est essentiellement magistral, car il assure la transmission des contenus considérés comme « vrais ». L’apprentissage s’articule donc autour du comblement de manques et de la rectification.

À la suite de la déconstruction critique de cette conception, déconstruction menée dans le deuxième chapitre – où Reuter affirme notamment que la faute, qui est parfois due au stress et à l’âge des sujets, « manifeste du su, des éléments en cours d’acquisition, des progrès » (p. 40) –, l’erreur se révèle alors « comme un outil et non plus simplement comme un défaut » (p. 40), dont la cause renvoie « à une hypothèse plutôt qu’à une certitude » (p. 40). Dans cette optique, l’apprenant n’est plus le seul fautif, car l’erreur résulte d’interactions diverses et s’inscrit dans un « chainage de causes » (p. 41). Après avoir précisé que la vision « traditionnelle » de l’erreur peut provoquer des effets indésirables, tels « l’évitement des risques, l’anxiété, la culpabilité et des atteintes à l’estime de soi [et] la reconduction d’erreurs, identiques ou différentes, dans les corrections des élèves » (p. 45), Reuter propose une conception selon laquelle l’erreur incarne, comme l’envisage le physicien Pierre Coullet, « une loi des systèmes humains » (p. 46). Parce qu’elle révèle le cheminement de l’étudiant ou l’étudiante, elle devient un moyen « de guidage pour des interventions mieux ciblées » (p. 47), ce qui la positionne au cœur même des apprentissages.

Dans le troisième chapitre, Reuter redéfinit l’« erreur » dans une perspective didactique. Il lui préfère le terme « dysfonctionnement » (p. 51), moins négatif et moins moralisant. Le dysfonctionnement est défini comme une « variante (produite par un acteur donné dans un espace déterminé) [, puis] repérée et jugée problématique (par le même acteur ou par d’autres) » (p. 55) qui justifie l’enseignement. Essais et imperfections se font « signes des apprentissages des élèves » (p. 62) dans un processus non linéaire, parsemé de régressions, de déséquilibres et d’obstacles. Lorsqu’il est reconnu comme tel, le dysfonctionnement revêt une valeur didactique fondamentale en orientant « [les] objectifs, [les] démarches, [les] dispositifs et [les] situations pédagogico-didactiques » (p. 62). Puisque cette valeur dépend de la « fonction heuristique » du dysfonctionnement (p. 67), c’est-à-dire du potentiel qu’il a de faire mieux comprendre le système didactique (l’interaction entre l’élève, l’enseignant et les contenus disciplinaires), de même que de sa « fonction épistémologique » (p. 87), c’est-à-dire de l’occasion qu’il offre d’interroger le fonctionnement même des disciplines et de leurs didactiques respectives, Reuter consacre un chapitre à chaque fonction.

Dans celui dédié à l’aspect heuristique, l’auteur présente le dysfonctionnement comme un « témoin » (p. 67) des composantes du système didactique, en reprenant les mots de Jean-Pierre Astolfi[2], spécialiste français de la didactique des sciences. Reuter expose la façon dont le dysfonctionnement permet de mieux saisir :

  • le fonctionnement des élèves en révélant la construction des connaissances, les manières de penser et de faire, les représentations ainsi que le sens donné aux apprentissages ;
  • le fonctionnement de l’enseignement en interrogeant les modes de travail pédagogique, les stratégies déployées, les consignes et le manque de clarté ;
  • les fonctionnements disciplinaires en rappelant la complexité des contenus, les étapes du cursus, les pratiques langagières (entendre l’écart entre le langage courant et disciplinaire), le contrat didactique et les malentendus communicationnels.

Dans le chapitre réservé aux enjeux épistémologiques, Reuter soutient que le dysfonctionnement permet de « penser les didactiques » (p. 87) en témoignant de leur fonctionnement. Le lecteur est amené à voir la cause du dysfonctionnement non seulement comme un « manque » (p. 96) dû à une absence de savoir, de mobilisation de savoirs ou d’attention, mais comme un « excès » (p. 97) découlant d’une surcharge cognitive et comme un « conflit » (p. 97) « entre représentations et savoirs enseignés, […] entre croyances, valeurs et savoirs enseignés […] [ou entre différentes] pratiques du langage » (p. 97). Reuter y rappelle aussi l’« opacité de la communication » (p. 102) et, par le fait même, les malentendus et les implicites qui parsèment les échanges maitres-élèves. Il exprime son désaccord avec la typologie des erreurs proposée par Astolfi dans L’erreur, un outil pour enseigner en énonçant six arguments, parmi lesquels figure le fait que cette catégorisation, essentiellement basée sur la causalité, ne tient pas compte de l’interaction entre les composantes du système didactique, ni de l’aspect hypothétique des causes possibles de l’erreur et de la diversité des cas rencontrés. Même si la classification d’Astolfi semble réductrice aux yeux du chercheur, elle peut être, pour les enseignants, le point de départ d’un cheminement réflexif visant à exploiter l’erreur d’un point de vue pédagogique. Ainsi, les huit types d’erreurs recensés[3], à savoir celles concernant les consignes, les habitudes scolaires, le mauvais décodage des attentes, les conceptions alternatives, les opérations intellectuelles, les démarches adoptées, la surcharge cognitive, la confusion entre disciplines ou la complexité propre du contenu, laissent entrevoir de nombreux champs d’intervention possibles.

Après cinq chapitres plutôt théoriques, Reuter se tourne vers la pratique en formulant, dans un sixième chapitre, des « propositions d’intervention » (p. 109). Sans prescrire explicitement des stratégies, il propose aux intervenants des « principes » (p. 110) susceptibles d’influencer leur pratique. Tout en les aidant à se positionner quant au statut qu’ils confèrent à l’erreur, Reuter alimente la pratique réflexive des enseignants en leur présentant de multiples pôles d’action :

  • imposer le sens du contenu enseigné ou l’étayer avec les questions des étudiants pour le rendre signifiant;
  • favoriser les résultats ou la démarche;
  • signaler toutes les erreurs ou non en fonction des objectifs d’apprentissage;
  • avancer en tenant pour acquis que les étudiants ont compris l’erreur commise ou expliquer en quoi les réponses données étaient insatisfaisantes;
  • continuer de « passer » la matière ou prendre le temps d’inciter les étudiants à reconnaitre l’erreur;
  • éviter simplement les dysfonctionnements ou développer une position réflexive sur ceux-ci;
  • refaire identiquement ou différemment;
  • réitérer ou diversifier les stratégies choisies;
  • clarifier ou opacifier les consignes ou le lien entre les contenus enseignés, les objectifs visés, les intérêts suscités et le déroulement du cours;
  • cacher l’erreur ou l’enseigner afin de mieux l’éviter.

En guise d’épilogue, l’ouvrage se termine avec une brève partie intitulée « Pour cheminer encore », dans laquelle Reuter propose d’autres pistes de recherche.

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Destiné à un lectorat varié, mais fruit d’une réflexion didactique proprement universitaire, l’essai de Reuter est donc plus théorique que pratique, ce qui pourrait se révéler un manque pour des enseignants du collégial désireux de parfaire concrètement leur pratique. Cependant, Panser l’erreur à l’école. De l’erreur au dysfonctionnement permet de concevoir l’erreur comme un outil aidant à repenser le processus d’apprentissage, les méthodes d’enseignement ainsi que les contenus enseignés. Loin d’écrire une apologie de l’erreur, Reuter fait du droit de se tromper la condition sine qua non de l’apprentissage : « […] on apprend donc avec ses erreurs et non simplement contre elles et c’est avec elles (en les faisant et en les pensant) qu’on se donne le moyen de les éviter » (p. 131).

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  1. Yves REUTER, Panser l’erreur à l’école. De l’erreur au dysfonctionnement, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013, 157 pages. [Retour]
  2. Voir à ce sujet Jean-Pierre ASTOLFI, L’erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF éditeur, coll. « Pratiques et enjeux pédagogiques », 2015 [1997], 117 pages. [Retour]
  3. Voir le tableau-synthèse « Une typologie des erreurs », dans Jean-Pierre ASTOLFI, L’erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF éditeur, coll. « Pratiques et enjeux pédagogiques », 2015 [1997], p. 96-97. [Retour]

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