Pour apprendre à penser ou le développement de la langue par immersion
Francine Bergeron enseigne au cégep de Sorel-Tracy depuis 1987. Pendant six ans, elle y a assumé la fonction de conseillère pédagogique à la valorisation de la langue en même temps qu’elle était professeure au Département d’arts et lettres. Elle a été membre du groupe de travail chargé de l’élaboration de l’épreuve uniforme de français de 1994 à 1996 et conseillère au sein de l’exécutif de l’Association des professionnels de l’enseignement du français au collégial (APEFC) l’année dernière. En 1996, elle a publié Pour une maîtrise de la langue essentielle à la réussite, ouvrage rédigé en collaboration avec Colette Buguet-Melançon.
À la question : Le temps des CAF est-il révolu ?, elle répond : dans sa forme actuelle, probablement ; il est donc grand temps de réviser leur mission.
La langue a mal. Mal à ses mots. Mal à sa structure. Mal. Tout le monde le dit, le crie, le déplore. Mais qui donc soigne cette langue malade ? Quel traitement doit-on lui administrer ?
Vers une approche globale et collective
Dans les collèges, des professeurs de français se sont faits médecins. Ils ont créé les CAF pour endiguer le fléau, pour suppléer aux lacunes de trop d’élèves qui franchissent le seuil de leur établissement, diplôme d’études secondaires en poche pourtant. Ils ont ausculté les maux, émis des hypothèses, multiplié les formules, préparé des potions, et surtout, ils ont veillé ! Et s’il y a lieu de lever le chapeau devant leurs efforts répétés et leur contribution qualitative à l’amélioration de la langue, force est de constater que les énergies déployées ne rejaillissent que sur un trop faible pourcentage d’élèves. Le temps est peut-être alors venu de réorienter le tir et de se tourner vers une approche globale et collective de développement de la capacité langagière.
Ce nouveau regard, on peut aussi le déduire des exigences de la réforme. Bien qu’elle se soit progressivement diluée jusqu’à devenir plutôt nébuleuse à la suite de ses nombreux reculs, alors qu’elle avait paru musclée au premier coup d’oeil avec ses exigences de productions écrites dans tous les cours de la formation générale, elle a heureusement maintenu, du moins à ce jour, trois éléments majeurs : l’approche par compétences et les deux épreuves synthèses, soit l’épreuve synthèse de programme et l’épreuve uniforme de français[1].
Heureusement, parce que l’approche par compétences oblige à la discussion, à la concertation, aux efforts conjugués d’enseignants provenant de disciplines diverses mais concourant à un but commun : une augmentation du taux de réussite de leurs élèves. Désormais, nul enseignant ne pourra préparer son cours sans se demander quelle pierre il posera à l’édifice de l’acquisition de la compétence finale.
Heureusement aussi parce que les épreuves synthèses confèrent à la langue, dans des proportions variant selon les programmes en ce qui concerne l’ESP, son statut de « (…) passage obligé de l’évaluation. Tous les élèves ont, en effet, des rendez-vous inéluctables avec la « page blanche », et c’est souvent l’heure de vérité. Obstacle ou catalyseur, la compétence langagière s’interpose entre les savoirs et leur transmission. Le texte devient la radiographie d’une pensée en marche : une pensée qui se cherche, se construit, se raffine, s’émancipe… ou se perd[2] ».
Heureusement, surtout, parce qu’en contexte scolaire, la langue est l’outil de développement de la pensée. À l’enseignant, la langue permet de véhiculer le savoir disciplinaire, de favoriser la consolidation de ce savoir par l’élève, puis de l’évaluer ; à l’élève, elle permet d’acquérir le savoir, de se l’approprier et d’en rendre compte. À l’un comme à l’autre, la langue fournit d’abord la possibilité de nommer, de décrire, d’expliquer ; ensuite, elle aide à structurer, à hiérarchiser, à distinguer ; finalement, aux niveaux taxinomiques les plus élevés, elle sert à objectiver, à interpréter, à juger de même qu’à abstraire et à conceptualiser.
Comme la langue naturelle concourt au développement de toutes ces capacités, il convient de lui appliquer le principe d’apprentissage qu’on reconnaît pourtant d’emblée à la langue seconde : la première, tout comme la deuxième, s’apprend par immersion, c’est-à-dire par la pratique variée, répétée, signifiante et guidée, et ce, dans toutes les disciplines à la fois. Or, tant que les professeurs de français seront les seuls à porter la lourde responsabilité de la maîtrise de la langue, celle-ci sera ghettoïsée dans leurs cours et dans les CAF, ces infirmeries devenues des déversoirs trop faciles à utiliser pour se décharger d’une importante partie de sa tâche, faute de conscientisation ou de volonté parfois, mais surtout faute de formation.
Une nouvelle mission pour les CAF
Et si les CAF se donnaient une nouvelle mission, celle de miser non pas uniquement sur la part congrue de cohortes d’élèves qui se succèdent, mais aussi sur les personnes qui restent et qui interviennent auprès de l’ensemble des jeunes au cours de leur passage ? S’ils outillaient tous les enseignants de toutes les disciplines afin qu’ils puissent amener les élèves à acquérir le vocabulaire de leur spécialité, à lire et à écrire efficacement ainsi qu’à communiquer oralement dans leur spécialité ? S’ils les amenaient à prendre leur responsabilité devant le fait qu’un élève qui, dans un cours de mathématiques par exemple, confond « le carré des sommes » avec « la somme des carrés » a besoin du secours de son professeur de mathématiques et non de celui de son enseignant de français — dont l’objet d’intervention est la littérature ? Qu’un autre qui ne comprend pas un texte sur la fabrication d’une turbine doit compter sur son professeur de mécanique pour être accompagné dans l’exploration du texte ? Qu’un troisième élève, incapable d’expliquer clairement — oralement ou par écrit — le processus de la digestion, doit être guidé dans son acte de communication par son professeur de biologie ?
Cette approche comporterait trois avantages majeurs. D’abord, elle accroîtrait considérablement la force de frappe en multipliant les intervenants potentiels et, conséquemment, en touchant tous les élèves et à plusieurs reprises. Une telle démarche aurait aussi des incidences marquées sur la qualité de l’apprentissage : d’une part, elle mènerait les élèves vers des objectifs de plus hauts niveaux taxinomiques, ceux qui interpellent l’analyse, le jugement, la synthèse ; d’autre part, des élèves qui savent lire et écrire sur un sujet disciplinaire, qui communiquent oralement et de façon efficace dans la discipline, qui utilisent le vocabulaire de spécialité approprié, ceux-là sont des élèves qui ont appris à penser et, donc, à construire leur savoir disciplinaire. Enfin, ce procédé contribuerait à augmenter le taux de réussite des cours et des deux épreuves synthèses, et par le fait même, le nombre de diplômes obtenus.
Le développement d’une didactique de la langue propre au collégial
Pour ce faire, il importe de reconnaître la mission particulière du collégial en ce qui concerne la formation langagière : « (…) l’élargissement des contenus, leur approfondissement, leur complexité, d’une part, et le développement des facultés intellectuelles, d’autre part, commandent un élargissement et un développement parallèles de la compétence langagière sur les plans du vocabulaire, du texte et du discours, tant oral qu’écrit. La spécialisation suppose, notamment, l’apprentissage des caractéristiques de la langue en contexte de spécialité[3]. » Or, pour obtenir un outil langagier qui soit à la mesure de la pensée, une avenue s’impose : le développement d’une didactique de la langue propre au collégial et intégrée à l’apprentissage de toutes les disciplines ou, vu autrement, le développement d’une didactique disciplinaire qui oblige à déterminer comment se transmet le savoir dans la discipline. Puisque la langue constitue le véhicule du savoir disciplinaire, on ne saurait séparer plus longtemps la forme du fond !
Et pourquoi cette urgente nécessité ? Notamment parce que la spécialisation disciplinaire ne fait pas l’enseignant ! C’est une réflexion sur la construction du savoir dans sa discipline et sur la manière dont il peut rendre accessible ce savoir, qui fera du spécialiste disciplinaire un professionnel de l’enseignement. En conséquence, il faut former les enseignants pour qu’à leur tour ils montrent « à lire et à écrire aux élèves. (…) [Et] ce travail doit être guidé en fonction des besoins propres au champ disciplinaire. La lecture et la production de textes littéraires, philosophiques, scientifiques ou techniques ne mettent pas l’accent sur les mêmes éléments de la langue, sur les mêmes procédés de formulation, sur le même type de présentation de l’information. Il revient donc aux professeurs de chaque discipline de guider les élèves vers les mots, les procédés, les types d’information répondant le mieux aux besoins de leur discipline[4]. »
Le rôle des professeurs de français
Ce nécessaire partage de la responsabilité de l’acquisition de la compétence langagière rend à César ce qui lui appartient… et aux professeurs de français leur rôle propre : si les enseignants des autres disciplines ont à mettre l’épaule à la roue, les premiers à devoir tracer les ornières sont sans conteste leurs collègues de français. À eux, donc, de prendre en charge la compétence linguistique : règles pointues, nuances grammaticales, syntaxe et ponctuation ; à eux d’enseigner les éléments de la compétence textuelle transférables dans toutes les disciplines : la progression, l’enchaînement des idées, les trois composantes d’un texte (introduction, développement, conclusion), les notions de cohérence et de cohésion, les citations, l’appel de notes, les notes infrapaginales, les références, etc. Bien entendu, comme ils ont aussi leur objet d’étude propre, le champ d’application de ces deux compétences demeure la littérature, qui est d’ailleurs le champ de développement de la troisième compétence langagière : la compétence discursive, celle qui fait appel, notamment, à la situation de communication.
La responsabilité des autres enseignants
Le fait de délimiter ainsi la part de responsabilité des professeurs de français permet de mieux cerner celle qui incombe aux autres enseignants. Ainsi, pour ce qui est de la compétence linguistique, un élément doit être pris en charge par chacun : l’acquisition du vocabulaire de spécialité. En ce qui concerne la compétence textuelle, il appartient à tous les enseignants de voir au réinvestissement des notions apprises aux cours de français, mais dans les types de textes appropriés à leur discipline. L’apprentissage de ces types de textes fait également partie de leurs responsabilités puisque ceux-ci sont liés aux besoins disciplinaires particuliers et non à ceux de la littérature ; qu’on pense, par exemple, au mode d’emploi, aux consignes, aux ordonnances, au rapport de stage ou de laboratoire, au compte rendu, au commentaire, bref, à tous les types de textes qui se situent non pas dans le champ de la littérature, mais bien dans les autres champs disciplinaires. Enfin, l’acquisition de la compétence discursive revient à tous, car cette dernière fait appel à une contextualisation propre à chaque situation de communication : qui ? dit quoi ? à qui ? dans quel but ? à l’aide de quel moyen ? dans quel langage ?
Le temps du changement
En somme, le temps est venu pour les CAF de se charger d’une seconde mission, celle de travailler avec ceux qui restent : les enseignants de toutes les disciplines[5]. Comme chacune d’elles fait appel à des situations de communication qui lui sont propres, il revient à chaque enseignant d’intégrer à ses objectifs disciplinaires les objectifs de communication orale et écrite requis pour assurer la réussite du cours puis, ultimement, des épreuves synthèses. Mais pour arriver à cette prise en charge collective, les enseignants, y compris les professeurs de français, doivent être rompus à la didactique de la langue intégrée à leur objet disciplinaire.
Quant à la mission première des CAF, celle qui s’exerce auprès des élèves, souhaitons qu’elle évolue, car on ne saurait croire que des mesures de rattrapage (rappelons-nous les motifs ayant présidé à la création des CAF) deviennent permanentes. D’ailleurs, dans le cadre de la réforme pour le primaire et le secondaire, on promet une prise en charge de la langue dans toutes les disciplines, et cette mesure devrait mener au seuil de nos collèges des élèves mieux préparés aux études collégiales. Mais en attendant que l’idée devienne réalité et produise ses fruits, il faut dépasser, si ce n’est déjà fait, l’approche strictement curative, celle qui donne lieu à la multiplication d’exercices normatifs. De toute façon, ce traitement de la langue pratiqué depuis le primaire, s’il est l’unique voie, a montré ses limites et ne rend pas l’élève capable de communiquer efficacement et dans des situations diversifiées. Seule l’immersion, soit la pratique répétée et variée d’activités d’écriture, de lecture, de communication orale et de développement d’un vocabulaire de spécialité, et ce, dans le contexte réel de l’ensemble des disciplines, pourra y parvenir. Par contre, que les CAF deviennent le lieu d’une réflexion individualisée sur des problèmes pointus, autant discursifs et textuels que linguistiques, liés aux apprentissages de toutes les disciplines, soit !, pourvu qu’ils ne constituent pas le seul lieu d’intervention ; que les CAF soient un soutien nécessaire à tous les apprentissages puisque la langue véhicule tous les savoirs disciplinaires, d’accord, mais à condition qu’ils prennent en charge la formation langagière au collégial, car l’ordre collégial, comme chaque ordre d’ailleurs, est investi de sa mission propre qui n’est certes pas de répéter celle des ordres précédents.
Si Cervantes n’a pas tort quand il affirme que « trente moines et leur abbé ne peuvent faire braire un âne contre sa volonté », il y a lieu à tout le moins de préparer une offensive pour accéder à un réel partage de la responsabilité langagière, et c’est d’une invitation à se doter d’alliés pour ensuite s’infiltrer dans tous les rangs qu’il s’agit ici : le rang des plans cadres, des tables de programme (y compris des comités de travail sur l’ESP), des politiques institutionnelles, des journées pédagogiques thématiques, des activités de perfectionnement, et bien sûr celui du projet éducatif. Existe-t-il plus noble projet, en effet, que celui de guider l’élève vers une pensée articulée et autonome par le développement d’une langue de qualité ? Quant aux alliés, puisons-les à toutes les sources : dans les départements de français d’abord, mais aussi dans les autres départements ; chez les conseillers pédagogiques, bien sûr, mais également chez les adjoints des directions d’études. Le fruit est mûr : de plus en plus d’oreilles sont sensibles à la problématique.
À l’heure où la ministre Marois annonce sa volonté d’intégrer le français à toutes les disciplines au secondaire, où les entreprises réclament des candidats capables de communiquer efficacement, où les progrès technologiques fulgurants exigent des individus qu’ils soient capables d’apprendre de façon autonome leur vie durant, on peut d’ores et déjà avancer que les personnes qui émergeront de la foule au XXIe siècle seront celles qui sauront cueillir puis élaguer la gigantesque masse d’information, créer des réseaux de liens solides pour la récupérer au besoin ; celles, en somme, qui auront appris d’abord à penser… et on pense avec les mots.
Quel que soit notre rôle dans nos collèges, quelle que soit la discipline enseignée, travaillons de concert à donner aux élèves le pouvoir des mots, et la langue guérira !
- Même si elle n’en porte pas le nom, l’épreuve uniforme est bel et bien une épreuve qui fait la synthèse des acquis des cours de français de la formation générale commune, et comme sa réussite est une condition pour obtenir un diplôme, tous les enseignants de toutes les disciplines doivent participer à mener les élèves vers un succès par le recours fréquent à des activités de lecture et d’écriture. Retour
- BERGERON, Francine et Colette BUGUET-MELANÇON. Pour une maîtrise de la langue essentielle à la réussite, recherche Performa, 1996, p. 13. Retour
- Ibid., p. 12. Retour
- TURCOTTE, André G. « Une didactique collégiale ? » dans Correspondance, vol. 3, no 1, septembre 1997, p. 8. Retour
- Propos déjà tenus dans le Bulletin de l’APEFC, vol. 8, no 4, 1995. Retour
Abonnez-vous à l’infolettre de Correspondance pour être informé une fois par mois des nouvelles publications