Le rapport «La maitrise du français au collégial: le temps d’agir»: la grammaire (au détriment de la littérature) est-elle une panacée?
En 2021, le ministère de l’Enseignement supérieur a fait paraitre son Plan d’action pour la réussite en enseignement supérieur 2021-2026 ou PARES pour les intimes. Ce plan d’action préconisait, entre autres, de « [c]erner les enjeux liés à la réussite de certains cours à l’enseignement collégial et [de] proposer des orientations susceptibles d’y répondre » (mesure 3.5, p. 62).
L’un des enjeux ciblés était celui de la maitrise insuffisante des compétences langagières au collégial[1]. Un comité d’expertes a alors été mandaté par le Ministère pour se pencher sur le sujet et lui formuler des recommandations. Ce comité a travaillé durant l’automne 2021 et a remis son rapport, intitulé La maitrise du français au collégial : le temps d’agir, dès janvier 2022.
Ensuite? Plus rien. Danielle McCann, alors ministre de l’Enseignement supérieur, a clairement mis beaucoup de temps à lire un rapport d’à peine 100 pages, et celle qui lui a succédé en octobre 2022, Pascale Déry, n’a apparemment pas mis plus de zèle à le découvrir à son tour.
Un aussi long silence laisse perplexe… Que contenait donc ce fameux rapport pour qu’on le tienne si loin du public? Quelles recommandations s’y cachaient, qui auraient fait trembler les ministres? Ou craignait-on plutôt qu’il fasse trembler ceux et celles qu’il concerne au premier chef : les personnes qui enseignent au cégep, plus particulièrement en français, langue et littérature? Cette deuxième piste me semble plus probable. Mais penchons-nous d’abord sur le contenu de ce rapport, finalement rendu public en mars 2023.
Il s’agit d’un rapport très clair, bien écrit, cohérent, rigoureux. Les trois rédactrices ont une longue feuille de route : Marie-Claude Boivin enseigne en didactique du français à l’Université de Montréal et s’intéresse notamment à l’utilisation des connaissances grammaticales en situation d’écriture, aussi bien au primaire et au secondaire qu’à l’université. Lison Chabot, elle, a enseigné le français au collégial, avant d’occuper les fonctions de conseillère pédagogique et de directrice des études au collégial. Quant à Godelieve Debeurme, la troisième du groupe, elle a enseigné la didactique du français à l’Université de Sherbrooke et est membre du Centre de transfert pour la réussite éducative au Québec. On peut – et on le fait d’ailleurs ici – déplorer que le Ministère ait omis de nommer d’actuels enseignants ou enseignantes du collégial à ce comité qui les concernait au premier chef, mais on ne peut remettre en question l’expertise des autrices du rapport.
Le mandat suivant leur a été confié :
Des recommandations qui vont de soi ou qui corrigent certaines irrégularités
Le rapport contient 35 recommandations, qui couvrent un très grand éventail de sujets. Certaines sont convenues et sans surprise ou procèdent de la logique la plus évidente : par exemple, que le personnel enseignant de toutes les disciplines « soit bien informé des visées et des compétences relatives à la maitrise de la langue dans toutes ses dimensions » (recommandation 9), que le référentiel de compétences langagières pour le collégial, ce document produit en 2011 et trop souvent égaré dans les archives des directions des études depuis, « soit connu dans les collèges, tant du personnel enseignant que des directions concernées » (recommandation 28) ou que les plans stratégiques et les plans de réussite « intègrent des objectifs en lien avec la maitrise du français écrit » (recommandation 10). Les autrices recommandent aussi, et on ne peut qu’être d’accord, que la maitrise de la langue soit un objet de réflexion lors des révisions de tous les programmes (recommandation 11).
D’autres recommandations n’ont rien de nouveau, mais prennent peut-être une pertinence plus grande en contexte de pénurie de main-d’œuvre. Les expertes proposent ainsi que « chaque collège mette en place des moyens pour évaluer le niveau de maitrise du français du nouveau personnel enseignant et qu’il détermine un mécanisme de suivi quand l’embauche est assortie de conditions relatives à la maitrise du français » (recommandation 29).
Certaines recommandations visent à corriger des façons de faire dont on ne remarque même plus l’illogisme, pris que nous sommes dans le mouvement général des sessions qui se succèdent. Par exemple, constatant les pratiques fort différentes des cégeps à propos du classement des étudiants et des étudiantes dans le cours de renforcement en français écrit (et le nombre très inégal de groupes à qui est offert ce cours dans chaque cégep, souvent sans lien direct avec le nombre de personnes qui se qualifieraient pour le suivre), le comité souligne l’iniquité de la situation et recommande que toutes les personnes qui ont besoin d’un cours de renforcement en français le suivent avant d’entamer leur parcours en français dans la formation générale, que des unités soient associées à ce cours et qu’il soit reconnu comme un cours complémentaire (recommandations 15 et 16). Les expertes conseillent aussi qu’un septième domaine de formation soit ouvert pour les cours complémentaires, qui serait rattaché à la linguistique et aux sciences du langage (recommandation 19). Concernant les centres d’aide en français, le comité suggère qu’un financement leur soit directement affecté et que le dégrèvement qui y est attribué soit conséquent (recommandation 20).
Des recommandations moins consensuelles
Les expertes du comité prennent également position dans un débat qui occupe régulièrement les médias depuis des années : l’usage d’un logiciel de correction de la langue. Au nom du développement, nécessaire et incontournable, d’une littératie numérique au 21e siècle, elles statuent : oui, il est souhaitable que les étudiants et les étudiantes apprennent à utiliser un logiciel de correction durant les rédactions (et la rédaction de l’épreuve uniforme de français), tout comme d’ailleurs les autres outils numériques à leur disposition, puisque ceux-ci seront accessibles (et essentiels) dans leur vie professionnelle (recommandations 3, 4 et 26). Les autrices rappellent en outre que les correcticiels comme Antidote exigent des connaissances grammaticales pour être utilisés correctement[2].
Des recommandations qui changeraient tout des cours de français au collégial
Mais le cœur de leur rapport et les plus troublantes de leurs recommandations sont ailleurs. Elles concernent les devis des cours de français de la formation générale. J’incline à penser que ce sont elles qui ont rendu les ministres si frileuses à rendre le rapport public.
Le raisonnement qui sous-tend ces recommandations est le suivant : la maitrise de la langue pose problème chez les jeunes qui arrivent au cégep, et la recherche montre que les connaissances grammaticales améliorent la performance en écriture et en lecture. Un enseignement plus généralisé de la grammaire dans les cours de français améliorera donc, selon les expertes, les compétences en rédaction et en lecture des étudiants et des étudiantes.
Conséquemment, elles recommandent que les devis de la formation générale soient revus pour « y inclure un enseignement systématique de la grammaire articulé aux pratiques d’écriture » (recommandation 13) et y « intégrer l’étude de textes courants » (recommandation 14). Comme elles ne suggèrent pas que le nombre d’heures consacrées au français soit modifié dans le cursus collégial, cela ne peut signifier qu’une chose : que les contenus littéraires soient abandonnés, du moins en partie, au profit de l’enseignement de la grammaire. Congrument, elles conseillent également que le choix des textes à l’étude dans l’épreuve uniforme « inclue au moins un texte non littéraire » (recommandation 25)[3].
Faire plus de grammaire pour faire moins de fautes de grammaire en écrivant : c’est à cela, en somme, que se résument les recommandations centrales de leur rapport. À priori, une telle logique peut difficilement être contrée.
Faire encore plus de ce qui n’a pas fonctionné… et mettre de côté une richesse essentielle
Je ne peux toutefois m’empêcher de penser que ces trois expertes n’ont pas assez considéré une variable : les cégépiens et les cégépiennes. Ces jeunes viennent de faire, pour la plupart, 11 années de cours de français axés sur la grammaire. Oh, prennent soin de dire les expertes, l’enseignement de la grammaire au secondaire n’est pas ce qu’il devrait être : « les contenus [y] sont présentés superficiellement et rapidement, et il y a très peu de progression d’une année à l’autre » (p. 24)! Pire, « les contenus grammaticaux ne sont pas étudiés dans leur cohérence » et « le fonctionnement systématique de la langue n’est pas mis en évidence » (ibid.). Elles formulent d’ailleurs une recommandation afin que « la formation initiale et continue des enseignants de français au secondaire se poursuive de façon soutenue » (recommandation 8). Soit, les jeunes n’ont pas eu les cours de grammaire souhaités au secondaire. Mais qui dit que cela serait tellement mieux au cégep, où le personnel n’est pas du tout formé en didactique du français[4]?
Il faut surtout considérer une chose centrale : quel effet ces 11 années ont-elles eu sur les personnes qui arrivent au cégep? Selon mon expérience en enseignement au collégial, un effet catastrophique, souvent, chez les plus faibles d’entre elles. J’observe régulièrement que leur rapport au français est difficile, chargé; leur estime de soi comme apprenant ou apprenante en français est à reconstruire. Et même les personnes qui ont vécu des réussites en français sont lasses des participes passés et aspirent à passer à autre chose. Cette autre chose, c’est la littérature, qui vient leur montrer que des richesses insoupçonnées se cachent dans les textes, et pas juste des phrases syntaxiquement correctes. Et n’oublions pas l’importance de la constitution d’un fonds culturel commun et du développement d’une pensée critique, que favorise l’étude des textes littéraires, complexes ou polysémiques. Et surtout, surtout!, la magnifique réponse qu’apportent ces œuvres aux questions existentielles de ces adultes en devenir.
Bien sûr, certaines personnes auront toujours besoin des cours de renforcement en français (d’autres auraient même besoin de cours de renforcement qui n’existent pas encore dans les devis actuels; je pense notamment à tous ces gens pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou la langue parlée à la maison et qui ont pourtant fait une partie ou l’entièreté de leur cursus dans le système scolaire québécois…). Mais convertir tous les cours de français de la formation générale en cours de grammaire constituerait une profonde erreur, selon moi. Avant tout, cela n’aurait pas l’effet escompté. Au lieu de voir la maitrise du français augmenter dans la communauté étudiante, on assisterait potentiellement au déclin inéluctable de la motivation des étudiants et des étudiantes dans les cours de la formation générale[5].
Dès la première page de leur rapport, les trois expertes posent la langue « comme un objet culturel et comme un véhicule de culture » (p. 1). On ne peut qu’acquiescer avec enthousiasme à une telle définition. Et regretter que ce soit une perspective qu’elles ont semblé oublier quand est venu le temps de formuler leurs recommandations. Il y a plus dans la langue que les erreurs de grammaire qu’on commet, ou non.
Références
BOIVIN, Marie-Claude, Lison CHABOT et Godelieve DEBEURME (2022). La maitrise du français au collégial : le temps d’agir, [En ligne], Québec, Ministère de l’Enseignement supérieur, 85 p. [https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/enseignement-superieur/Rapport-maitrise-francais-collegial.pdf] (Consulté le 5 février 2024).
MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR (2021). Plan d’action pour la réussite en enseignement supérieur 2021-2026, Québec, Gouvernement du Québec. Également disponible en ligne : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/enseignement-superieur/plan-action_reussite-ens-sup.pdf.
- Cet enjeu est d’autant plus important que, selon les données citées par Boivin, Chabot et Debeurme dans leur rapport, « [l]e déficit lié à la maitrise de la langue semble figurer parmi les principales causes d’abandon ou de non-réussite des études » (p. 5). [Retour]
- Les expertes recommandent aussi, et c’est fort cohérent, que le personnel enseignant et la communauté étudiante soient accompagnés dans l’implantation des outils d’écriture numérique (recommandation 3) et que les enseignantes et enseignants soient formés (recommandation 7). Elles souhaitent également que du matériel pédagogique soit développé en ce sens et que le site du CCDMD sur l’amélioration du français soit actualisé et mis à jour (recommandations 5 et 6). [Retour]
- Plus largement, elles croient que l’épreuve uniforme de français mériterait d’être repensée et recommandent qu’un comité soit formé pour en évaluer la pertinence, clarifier ses objectifs et mesurer sa pertinence par rapport à la formation reçue (recommandation 27). [Retour]
- Les expertes recommandent d’ailleurs que les programmes de littérature universitaires intègrent désormais au moins un cours portant sur la grammaire nouvelle et la didactique (recommandation 32) et que tous les programmes de formation en enseignement collégial comportent un cours de didactique de la grammaire ou de la littératie (recommandation 30). [Retour]
- Les expertes reconnaissent d’ailleurs que les cours de français au collégial axés principalement sur la grammaire ne suscitent guère d’enthousiasme : « […] un manque de motivation certain chez celles et ceux qui doivent suivre le cours de renforcement en français peut être observé » (p. 35). Elles attribuent cette déception au fait que le classement dans le cours semble aléatoire et qu’il n’y a pas d’unités qui lui sont associées. Cela me semble très réducteur, et l’hypothèse que le contenu même du cours soit en jeu n’est pas évoquée (d’autant que les étudiants et les étudiantes de première session n’ont guère conscience, souvent, des autres éléments cités, étant peu au fait du fonctionnement d’un système scolaire qu’ils et elles viennent d’intégrer). [Retour]
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