Le rôle des pairs dans l’interprétation du texte littéraire
La diversité interprétative
Selon nous, pour développer véritablement les compétences des élèves en lecture littéraire, il convient de s’appuyer sur les interprétations qu’ils sont effectivement capables de produire. Cela suppose de favoriser l’investissement subjectif de chacun dans la lecture et donc de gérer une diversité de propositions, dans la mesure où chaque élève peut proposer une interprétation singulière du texte à l’étude. En effet, tout lecteur interprète le texte en fonction de sa subjectivité : ses connaissances, ses stratégies, ses expériences, ses émotions, ses valeurs, les représentations qu’il partage au sein d’une communauté, etc. De plus, ses interprétations se construisent, se transforment, se peaufinent au fur et à mesure qu’il découvre celles des autres lecteurs du texte. Nous appelons diversité interprétative l’ensemble des interprétations produites concomitamment par différents lecteurs en interaction et successivement par un même lecteur.
En classe, la lecture littéraire est nécessairement une activité dialogique et intersubjective. Elle est dialogique, car, pour faire l’objet d’un apprentissage, chaque interprétation subjective doit être confrontée au texte lu et aux autres discours sur ce texte : ceux des pairs, des enseignants, des auteurs de manuels, des critiques, etc. Elle est intersubjective dans la mesure où la situation didactique implique la verbalisation et donc le partage des interprétations entre les lecteurs du texte. Pour interpréter un texte, les élèves doivent établir des liens explicites entre le texte lu, leur propre subjectivité et les discours de leur enseignant et de leurs pairs. Dès lors, apprendre à interpréter, c’est aussi apprendre à relier, à reprendre, à reformuler ce qui nous vient d’autrui. Peut-on formaliser ces opérations dans le cadre d’activités scolaires? Quelle est la part des discours d’autrui dans l’évolution des interprétations de chacun? Quelles sont les activités collaboratives les plus favorables au développement des compétences interprétatives? Selon quels critères les élèves et les enseignants jugent-ils qu’une interprétation est recevable ou non?
Collaborer pour construire du sens : quelques activités
La séquence didactique conçue pour notre recherche reposait sur trois principes : articuler ensemble des activités de lecture, d’écriture et d’oral; alterner, d’une part, des activités de lecture et d’écriture individuelles et, d’autre part, des activités collaboratives à l’oral; établir une progression dans la découverte des interprétations pour amener les élèves à les diversifier et à les approfondir.
Après une première lecture silencieuse de la nouvelle, les élèves ont produit individuellement un « récit de lecture » dans lequel ils ont identifié et commenté les passages du texte qui leur paraissaient importants, marquants ou complexes. Ensuite, ils se sont regroupés en équipes de quatre pour former des comités de lecture, appelés aussi cercles de lecture (Terwagne, Vanhulle et Lafontaine, 2001).
Les comités de lecture sont des activités collaboratives dans lesquelles les élèves réunis en petits groupes réalisent une tâche complexe – dans ce cas-ci : mieux comprendre le texte. Les élèves ont participé à deux comités de lecture. Dans le premier, en équipe de quatre, ils avaient pour mandat de remédier à leurs principales difficultés de compréhension et de formuler des problèmes de lecture. Ceux-ci prennent la forme de questions ouvertes, nécessitant la relecture de plusieurs passages du texte et ayant une ou plusieurs réponses valables. Par exemple : La narratrice est-elle crédible? Quelle est la part du rêve et du réel dans les voyages des personnages principaux? La formulation de telles questions a amené les élèves à verbaliser des hypothèses interprétatives qui ont été soumises, ensuite, à l’ensemble de la classe. Dans le second comité, les élèves, réunis en équipes de six, avaient pour tâche d’énoncer, d’expliquer et de justifier au moins deux interprétations de la nouvelle à partir des hypothèses précédemment formulées. Après chaque réunion des comités, les élèves ont écrit individuellement un court compte rendu des discussions donnant à chacun l’occasion de se conformer à l’interprétation dominante dans son comité ou de s’en distancer.
Après avoir pris connaissance de ces comptes rendus et des interprétations proposées, chaque enseignant a planifié le déroulement du débat interprétatif. Le débat interprétatif est un genre scolaire oral qui tend à remplacer la « leçon de lecture » (l’exposé magistral de l’analyse du texte) au primaire et au secondaire (Dias-Chiarutini, 2010). Il a pour but de mieux comprendre un texte littéraire, ce qui suppose de justifier les interprétations avancées ou de les réfuter en s’appuyant sur le texte. Contrairement au débat argumentatif, il ne s’agit pas de convaincre autrui du bienfondé d’une thèse, mais plutôt de déterminer ensemble si les hypothèses proposées sont recevables pour les membres d’une communauté interprétative (Fish, 2009). Une interprétation sera jugée d’autant plus intéressante qu’elle apparaitra comme soutenable, mais non évidente (Citton, 2013, p. 58). L’enseignant présente d’abord le but du débat et quelques règles de base; par exemple, les participants acceptent le fait que plusieurs interprétations sont recevables, mais que certaines sont plus riches et complexes. Il demande ensuite aux élèves de formuler leurs interprétations; il peut alors requérir des précisions, des explications, des justifications. Idéalement, il joue le rôle d’un modérateur facilitant la confrontation des interprétations de manière ordonnée, respectueuse et éclairante.
À la fin de cette séquence didactique, les élèves ont écrit individuellement un texte réflexif dans lequel ils expliquaient les interprétations retenues, l’évolution de leurs parcours interprétatifs, les apprentissages réalisés et les effets de ces derniers sur leurs représentations d’eux-mêmes comme lecteurs.
L’apport des pairs au développement de la compétence à interpréter un texte littéraire
Pour étudier l’apport des activités collaboratives au développement de la compétence à interpréter le texte littéraire, nous avons analysé les textes écrits par les élèves et des entretiens individuels menés avec sept d’entre eux. Nous concluons que les comités de lecture ont permis à la plupart des élèves d’identifier leurs problèmes de compréhension et d’y remédier, alors même que la nouvelle de Péan mène délibérément le lecteur sur une fausse piste. De plus, la recherche a démontré que l’apport principal des pairs consiste à faire prendre conscience à chacun de la singularité de son interprétation. Ainsi, chaque lecteur doit reconnaitre au moins une interprétation qui lui est propre, l’expliquer et la justifier vis-à-vis des autres lecteurs. En conséquence, les interprétations proposées sont non seulement plus nombreuses, mais aussi plus explicites et complexes.
Nous avons aussi cherché à comprendre comment les élèves procèdent pour produire de nouvelles interprétations. Nous avons ainsi constaté qu’ils recourent à quatre grands types d’opérations : ils sélectionnent certaines hypothèses jugées recevables; ils en abandonnent d’autres, jugées moins pertinentes; ils empruntent des éléments d’interprétation aux autres lecteurs; enfin et surtout, ils reconfigurent leurs interprétations en établissant des liens nouveaux entre les éléments empruntés ou sélectionnés et les passages du texte. Selon nous, connaitre ces opérations (sélection, suppression, emprunt ou ajout et reconfiguration) pourrait aider l’enseignant à guider et à étayer la production d’interprétations par ses élèves. En effet, les élèves qui élaborent plusieurs interprétations recevables et moins évidentes sont ceux qui empruntent des éléments interprétatifs à leurs pairs pour reconfigurer leur interprétation de la nouvelle, par exemple en liant deux hypothèses initiales. Inversement, ceux qui proposent une seule interprétation, souvent partielle ou non recevable, n’empruntent presque pas d’éléments nouveaux aux discours des pairs et de l’enseignant; de plus, ils ont de la difficulté à relier ou comparer différentes hypothèses, ce qui ne les aide pas à remettre en question leur propre interprétation.
Le retour sur soi comme lecteur et les retours au texte
Le travail collaboratif a aussi pour effet de motiver la grande majorité des élèves à relire le texte pendant l’activité, mais aussi après le cours. Le fait que la relecture soit pratiquée à plusieurs reprises et de manière autonome témoigne à la fois d’un fort investissement personnel et d’une intense activité réflexive. En effet, les élèves affirment que les comités de lecture et le débat interprétatif les ont conduits à remettre en question leurs propres hypothèses et à s’interroger sur les contradictions constatées entre diverses interprétations. Cette réflexion favorise de manière significative le retour sur soi et la mise à distance par l’élève de son propre parcours interprétatif, comme le montre, par exemple, cet extrait du texte final de Normand : « La lecture de ce texte m’a appris des choses sur ma façon de lire, d’interpréter le texte. J’ai réalisé que pour certaines parties du texte je les comprenais d’une certaine manière alors que d’autres les voyaient complètement différentes. J’en déduis que notre propre histoire personnelle, nos gouts et notre façon de réfléchir influencent notre interprétation. […] Les autres élèves de la classe m’ont permis de comprendre certaines choses sur ma façon de lire et d’interpréter. Ils m’ont aussi permis de voir le texte différemment, de me poser d’autres questions, d’appuyer mes hypothèses en y ajoutant d’autres éléments du texte ou de remettre en question d’autres hypothèses, donc de rechercher dans le texte des arguments. » Le retour au texte et le détour par les autres lecteurs se révèlent les conditions essentielles de la prise de conscience progressive et réflexive de soi-même en tant que lecteur. Ce retour sur soi par l’entremise de l’altérité (celle du texte, celle de l’autre lecteur du texte) constitue pour nous un enjeu de formation central dans l’enseignement de la lecture littéraire.
En quoi les activités collaboratives motivent-elles les élèves à relire le texte? Dans quel but procèdent-ils à cette relecture? Parmi les 78 élèves qui ont participé à l’étude, un seul a affirmé relire le texte pour le plaisir de gouter ses qualités esthétiques. Cette posture d’« amateur éclairé » est donc très minoritaire. La plupart des élèves relisent le texte soit pour mieux le comprendre, soit pour évaluer la pertinence des interprétations proposées par leurs pairs. La motivation à relire peut reposer sur un défi personnel, comme élucider un passage complexe survolé à la première lecture. Pour la plupart des élèves, le désir de relire se manifeste après le premier comité de lecture : l’intention assumée est d’évaluer la pertinence des interprétations. Ainsi, certains relisent pour réviser leur propre hypothèse après qu’elle a été contestée par les pairs, d’autres cherchent à mettre à l’épreuve du texte les interprétations proposées par autrui. Si la discussion entre pairs apparait comme la source d’une relecture autonome et active, elle en constitue aussi l’horizon, car plusieurs ont relu le texte dans le but de se préparer au débat interprétatif. Dans de nombreux cas, la relecture aide non seulement à valider ou à rejeter des interprétations, mais aussi à en produire de nouvelles. Cette fonction est peu souvent stimulée en contexte scolaire, où relire consiste plutôt à relever des citations ou des procédés dans le but de confirmer une analyse préétablie. Il semble que les activités collaboratives favorisent des pratiques de relecture plus subjectives, plus diversifiées et plus significatives aux yeux des élèves.
Quels critères utiliser pour évaluer des interprétations subjectives?
Les échanges entre pairs ont le mérite de justifier aux yeux des élèves la nécessité d’évaluer la pertinence des interprétations proposées. Toutefois, les critères et les démarches sur lesquels ils s’appuient pour juger qu’une hypothèse est recevable ou pas ne concordent pas toujours avec ceux préconisés par leur enseignant. Sans surprise, le critère le plus largement partagé est le retour au texte, sous la forme du relevé de citations. Pourtant, les enseignants et les élèves n’accordent pas la même signification à cette recherche d’indices textuels. Pour les premiers, la citation a valeur de « preuve » dans le cadre d’une « analyse » du texte qui se veut systématique. Pour les deuxièmes, la valeur de justification apportée par la citation est liée à l’autorité qu’ils accordent à l’auteur. Les uns priorisent le texte alors que les autres valorisent l’auteur, tous relayent au second plan le rôle que les lecteurs jouent dans la construction du sens.
Que se produit-il lorsque le sens est volontairement indéterminé, autrement dit lorsque le texte ne permet pas aux lecteurs de trancher de manière définitive entre plusieurs interprétations contradictoires? Enseignants et élèves reconnaissent que c’est alors l’accord intersubjectif qui permet de juger si une interprétation est recevable, ou au contraire de la rejeter comme marginale. Sur quels critères est fondé cet accord? Pour les enseignants, le consensus est basé sur des savoirs disciplinaires ou plus largement sur une « culture littéraire », laquelle repose sur les lectures antérieures et sur des normes (souvent implicites) valorisées par la critique littéraire. Pour les élèves, cet accord est fondé sur d’autres critères. Le premier est le respect de la cohérence de l’intrigue; une interprétation est ainsi jugée plus vraisemblable qu’une autre à l’aune de scénarios connus, ces derniers provenant d’ailleurs davantage de films issus de la culture populaire que de l’analyse de fictions littéraires. Le second critère concerne les valeurs partagées et explicitement reconnues comme telles par le groupe. Pour établir collectivement la pertinence d’une interprétation, les élèves s’appuient d’abord sur des ressources socioculturelles et axiologiques, alors que les enseignants valorisent davantage les connaissances. À partir de ce constat, nous pensons qu’il serait nécessaire
de nous entendre sur des critères communs et de les enseigner explicitement.
Conclusion : le rôle essentiel de l’enseignant
Les activités collaboratives jouent un rôle significatif dans le développement des compétences à produire et à évaluer diverses interprétations d’un texte littéraire. Le rôle de l’enseignant est central pour guider et structurer l’apprentissage de la diversité interprétative. En effet, il lui revient, entre autres, de choisir un corpus de textes aptes à susciter plusieurs interprétations, de déterminer les contenus nécessaires à l’acte d’interpréter, d’organiser la progression des interprétations, et enfin, d’identifier et d’expliciter des critères d’évaluation des interprétations.
BIBLIOGRAPHIE
CITTON, Y. (2013). Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, Versailles, France, Éditions Quae.
DIAS-CHARUTINI, A. (2010). « Émergence d’un genre disciplinaire, le débat interprétatif : quels effets sur le format de la leçon de lecture? », Communication aux 11es Rencontres des chercheurs en didactiques des littératures, Genève.
PEAN, S. (1998). [1988]. La plage des songes et autres récits d’exil, Montréal, Bibliothèque Québécoise.
SAUVAIRE, M. (2013). Diversité des lectures littéraires. Comment former des sujets lecteurs divers? Thèse de doctorat, Université Laval, Québec. Récupéré d’Archimède, système de dépôt institutionnel de la Bibliothèque de l’Université Laval http://www.theses.ulaval.ca/2013/2997
TERWAGNE S., S. VANHULLE, et A. LAFONTAINE (2001). Les cercles de lecture. Interagir pour développer ensemble des compétences de lecteurs, Bruxelles, De Boeck Duculot.
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