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Les collocations: des combinaisons de mots privilégiées

Chronique lexicographique
Et puis des questions
se posent sur le toit
Personne n’y répond, personne n’y répond
Klô Pelgag
 

Nous avons tendance à croire que nous combinons librement les mots pour exprimer nos idées. Pourtant, une observation plus attentive de la langue révèle que ce n’est pas toujours le cas; en effet, certaines unités lexicales entretiennent entre elles des liens privilégiés. Par exemple, pour exprimer le sens « quelqu’un dort », nous pouvons utiliser le verbe dormir. Mais pour signifier que le sommeil de cette personne est intense, le verbe dormir nous contraindra à choisir parmi un nombre limité d’unités lexicales (y compris certaines locutions) en accompagnement : dormir profondément, comme une buche, comme un bébé, à poings fermés, comme un loir, etc. De la même façon, afin d’exprimer l’idée d’intensité auprès du verbe rire, nous utiliserons les combinaisons rire aux larmes, à gorge déployée, aux éclats, etc. On appelle ce type d’expressions des collocations. Celles-ci sont partiellement figées : on ne dort pas aux larmes et on ne rit pas à poings fermés!

Notre chronique précédente[1] abordait le phénomène de la combinatoire, soit le fait que certains usages sont contraints par les mots eux-mêmes – par exemple, le choix d’un auxiliaire, le genre des noms, les formes irrégulières de certains verbes, etc. Les exemples donnés faisaient alors référence aux propriétés de combinatoire grammaticale. Les collocations relèvent quant à elles de la combinatoire lexicale, qui renvoie au fait que chaque unité lexicale de la langue se combine de façon privilégiée à d’autres unités lexicales particulières. Une illustration? Associez spontanément les noms suivants à un adjectif : Un célibataire… Une imagination… Un soleil… Un froid… Avez-vous été surpris de la vitesse à laquelle votre cerveau a associé endurci à célibataire, débordante à imagination, soleil à de plomb et froid à mordant ou à de canard? Notre capacité à combiner ainsi automatiquement certaines unités avec d’autres montre à quel point notre lexique mental est organisé à la manière d’un immense réseau (Aitchison, 2012). Cela illustre aussi le fait que la langue impose plusieurs de ses contraintes au locuteur, qui se trouve « forcé » d’utiliser certaines combinaisons lexicales plutôt que d’autres. De façon générale, ces combinaisons sont fixées par l’usage et par la fréquence d’emploi. La question de la fréquence nous amène à caractériser les collocations en tant que cas particuliers de cooccurrences.

De la cooccurrence à la collocation

Une cooccurrence est une combinaison de deux mots qui apparaissent fréquemment ensemble dans des énoncés. Pour constituer le dictionnaire de cooccurrences d’Antidote, ses concepteurs ont déterminé, à l’aide d’algorithmes, les combinaisons de mots les plus courantes à l’intérieur d’énormes corpus (textes de journaux, de romans, contenu de sites Internet, etc.). Dans l’outil, les cooccurrences sont répertoriées en fonction du rôle syntaxique joué par l’unité lexicale recherchée. C’est ce qu’illustre la figure 1, qui présente les cooccurrences de question.

figure1-ophelie

Figure 1
Extrait de l’article question du dictionnaire de cooccurrences d’Antidote

Une bande bleue, à la droite de la fenêtre, indique par ailleurs la « force » de la fréquence de chacune des combinaisons. Cette information s’avère d’ailleurs utile lorsqu’on rédige un texte et qu’on cherche à confirmer la possibilité d’une combinaison de mots.

Si les cooccurrences correspondent à des combinaisons fréquentes, les collocations constituent un cas particulier de cooccurrences : elles expriment une idée bien précise, par exemple l’intensité (aimer passionnément, pleuvoir des cordes, crier à tue-tête, pleurer comme une Madeleine, etc.).

Plus formellement, une collocation est une combinaison de deux unités lexicales jouant chacune un rôle précis par rapport à l’autre :

  1. une unité lexicale, choisie librement par le locuteur pour le sens qu’elle exprime : la base de la collocation
  2. une autre unité lexicale (il peut s’agir d’une locution), qui exprime un sens précis en fonction de la base : le collocatif

Dans une collocation, la base est autonome, elle n’a pas besoin du collocatif afin d’être définie. Le collocatif ne réalise quant à lui son sens qu’en rapport avec la base. Enfin, les combinaisons privilégiées que sont les collocations peuvent être classées, pour la plupart, selon des patrons particuliers dont la configuration est à la fois syntaxique et sémantique. Nous en présenterons quelques exemples.

Des « patrons » de collocation

Un des patrons de collocation les plus répandus est celui qui exprime l’idée d’intensité. L’unité lexicale qui joue le rôle de base peut être :

  • un nom : un désir ardent, une couleur vive, une pluie torrentielle, un démenti formel, une rapidité vertigineuse
  • un verbe : regretter amèrement, crier à tue-tête, pleurer comme une Madeleine, aimer passionnément
  • un adjectif : chargé comme un mulet, amoureux fou, méchant comme une teigne

Observons maintenant d’autres combinaisons. D’après vous, quels liens de sens expriment-elles?

  • léger frisson
  • commentaire désobligeant
  • maigre salaire
  • manger comme un oiseau
  • applaudir timidement
  • argument bidon
  • chauffeur du dimanche

Un patron de collocation que l’on peut dégager parmi les exemples précédents, correspond à l’idée de faible intensité exprimée par le collocatif auprès de la base (léger frisson, maigre salaire, manger comme un oiseau, applaudir timidement). Les autres collocations véhiculent quant à elles l’idée d’une valeur négative : commentaire désobligeant, argument bidon, chauffeur du dimanche.

D’autres patrons encore expriment les différentes étapes d’une action ou d’un état : son commencement (engager la lutte, tomber en amour, se mettre en colère, prendre peur, le vent se lève); son existence (la lutte fait rage, l’amour règne, la colère gronde, la peur tenaille, le vent souffle); sa fin (la lutte cesse, l’amour meurt, la colère s’apaise, la peur s’estompe, le vent tombe).

L’exemple suivant illustre de façon concrète quelques-uns de ces liens collocationnels. Pour en faciliter la compréhension, il est préférable de mettre en évidence la structure de prédicat sémantique de l’unité lexicale qui joue le rôle de base, ici dégout : dégout de l’individu X causé par Y.

X commence à avoir du dégout pour Y : X prend Y en dégout
Y cause le dégout de X : Y inspire/suscite le dégout de XL
e dégout commence à être éprouvé par X : le dégout prend/saisit/envahit X
X a du dégout : X a/éprouve/ressent du dégout
X manifeste son dégout : X manifeste/marque/montre son dégout
X ne se laisse pas influencer par son dégout : X ravale/surmonte/vainc son dégout

Une dernière caractéristique mérite d’être mentionnée : chaque unité lexicale appelle des collocatifs différents et les permutations ne sont souvent pas possibles entre deux collocatifs, même si ceux-ci expriment une même idée. Par exemple, on dit ravaler son dégout, mais non *ravaler son aversion. Pourtant, aversion et dégout sont des synonymes; on s’attendrait donc à ce qu’ils contrôlent les mêmes collocatifs, mais ce n’est pas le cas. On voit ici qu’il y a une part d’arbitraire dans la composition des collocations.

Une démarche d’analyse des collocations

Nous avons donné plusieurs exemples de collocations. Mais comment reconnaitre que telle combinaison d’unités lexicales rencontrée dans un texte ou entendue en situation de discours, est bien une collocation?

Polguère (2008) propose une démarche. Elle comprend quatre étapes : 1) Identifier le sens général de la collocation; 2) Identifier les deux parties : base et collocatif; 3) Identifier la structure syntaxique; 4) Regarder si le sens général dégagé en (1) correspond à un patron de collocation existant.

Examinons l’expression le lait caille afin de déterminer s’il s’agit d’une collocation.

  1. Le sens général est rattaché à l’idée de dégradation, de détérioration.
  2. La base est lait et le collocatif est cailler.
  3. La base est le sujet du verbe et ce dernier joue le rôle de collocatif.
  4. Pour vérifier s’il s’agit bel et bien d’un patron de collocation, on doit trouver d’autres expressions véhiculant la même idée générale et possédant la même structure syntaxique (base nominale, collocatif verbal). C’est le cas des combinaisons suivantes : le beurre rancit, la crème tourne, le fruit pourrit, le pain rassit, la fleur fane/se fane. D’autres collocations encore correspondent au même patron : la terre s’appauvrit, la maison se délabre, la vue se détériore.

On peut donc conclure que l’expression le lait caille est bien une collocation.

Travailler les collocations en classe pour enrichir l’expression écrite

Les collocations semblent à première vue confirmer le statut de l’irrégularité dans la langue, propriété qu’on assigne volontiers au lexique lorsque l’on n’arrive pas à en proposer une modélisation rigoureuse et complète, ou encore, quand on veut argumenter qu’il est impossible d’en faire l’étude systématique dans un contexte d’enseignement/apprentissage, par exemple. Cependant, comme nous l’avons illustré, les collocations répondent à certains patrons de relations : il s’agit de structures linguistiques contraintes, qui peuvent d’ailleurs être répertoriées par les dictionnaires. Elles sont au cœur de toute production linguistique : leur maitrise dénote une richesse d’expression, et, de ce fait, elles constituent un contenu d’apprentissage essentiel pour la maitrise de la langue. Or, la maitrise des collocations pose un défi aux étudiants, comme l’illustrent les phrases suivantes, tirées de productions écrites d’élèves du secondaire.

Un soir où la lune *plombait, Berthèse se promenait dans la forêt.Depuis ce jour, des rumeurs sur les vampires *se dirent partout dans le pays.

Il a *reçu le coup de foudre pour elle.

Ce type de maladresses nous laisse parfois perplexes en tant qu’enseignants, et nous avons peine à proposer des pistes à nos étudiants pour les éviter. Premier pas vers une solution : être nous-mêmes conscients du phénomène de collocation afin de pouvoir y sensibiliser nos élèves. Par exemple, on peut relever avec eux de belles combinaisons de mots dans des textes lus et les amener à repérer la base de la collocation et le collocatif. Une fois qu’ils ont acquis une compréhension intuitive du phénomène, on leur fait observer que les articles de dictionnaires contiennent la plupart du temps les principaux collocatifs d’un mot. Par exemple, tout dictionnaire qui contient le nom pluie devrait minimalement présenter les combinaisons la pluie tombe et pluie diluvienne/torrentielle. On leur fera observer que tous les dictionnaires ne sont pas aussi riches quant à cet aspect. Il peut aussi être d’une grande utilité de les initier aux dictionnaires qui répertorient les cooccurrences, comme Le dictionnaire des cooccurrences de Beauchesne et filles ou le logiciel Antidote. Une bonne connaissance de ces outils peut aider un scripteur à améliorer de façon substantielle la qualité de ses productions écrites.

* * *

Le but de cette chronique était de poursuivre la réflexion et le travail de vulgarisation de notions lexicales incontournables en vue d’améliorer la compréhension du lexique et de son fonctionnement. La collocation démontre qu’il y a bien de la régularité au sein du lexique (les patrons de collocation), même si les règles lexicales sont propres à chaque unité lexicale (les propriétés de combinatoire). En ce sens, elle renvoie à l’existence de combinaisons contraintes au sein du lexique et donc à un aspect normé de la langue. Or, si le respect de la norme dénote le degré d’expertise d’un scripteur, il ne faut pas négliger le fait que la transgression volontaire de certaines règles lexicales peut aussi mettre en lumière l’inventivité d’un poète, comme en témoigne l’extrait de chanson en exergue[2].

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  1. TREMBLAY, Ophélie, et Dominic ANCTIL. « Les unités lexicales et leurs usages : la notion de combinatoire », Correspondance, vol. 21, no 2, janvier 2016, p. 25 à 28. [Retour]
  2. L’auteure-compositrice-interprète Klô Pelgag joue ici sur l’utilisation du verbe poser, utilisé de façon pronominale (se poser : X se pose sur Y) et comme collocatif dans la collocation poser une question (qui appelle elle-même la collocation : répondre à une question). [Retour]

RÉFÉRENCES

AITCHISON, J. (2012). Words in the Mind: an Introduction to the Mental Lexicon, Malden, MA, Wiley-Blackwell.

POLGUÈRE, A. (2008). Lexicologie et sémantique lexicale. Notions fondamentales, 2e éd., Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal. (Paramètres).

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