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La «Grande Grammaire du français»: une grammaire moderne pour public averti

La parution de la Grande Grammaire du français (GGF) [Abeillé et Godard, 2021] a créé l’évènement à l’automne 2021. La recension que nous en faisons rend compte des caractéristiques générales de l’ouvrage, décrit ses contenus et en propose un parcours critique, en partie ancré au Québec.

Caractéristiques générales

La Grande Grammaire du français est un ouvrage d’envergure qui a réuni une soixantaine de linguistes, pendant une vingtaine d’années de travail. Elle est l’œuvre d’universitaires. Preuve que les temps changent, les femmes forment la moitié de l’équipe de rédaction, qui est par ailleurs issue, pour un tiers, d’établissements hors de France. Le Québec est représenté par Jean-Marcel Léard (Université de Sherbrooke), Sébastien Marengo (Université de Montréal) et Marie-Thérèse Vinet (Université de Sherbrooke).

L’ouvrage est composé de deux tomes, qui totalisent un peu plus de 2 500 pages. La mise en page est particulièrement soignée. Des encadrés grisés résument les éléments saillants au début des chapitres et des sections. Des tableaux récapitulent souvent les notions. Quelques arbres syntaxiques illustrent des structures. Des paragraphes mis en retrait, dans une police plus petite, permettent d’aller plus dans le détail de certains contenus. Chaque chapitre se clôt sur des repères bibliographiques qui listent les articles scientifiques servant d’appui aux analyses présentées. Le texte est habituellement rédigé par approfondissements successifs des notions et contient des renvois multiples au sein du livre, ce qui pourra donner aux uns l’impression de redites et d’un manque de déploiement structuré des connaissances exposées, aux autres la confirmation d’une attention pédagogique.

Présentation visuelle de la GGF (p. 2249-2251)

La GGF autorise en effet une navigation interne grâce à de nombreux renvois. Ceux-ci, sous forme de numéros de section (par exemple, VII-5.1.2), sont plus maniables dans la version numérique (où ils sont cliquables) que dans le livre imprimé. La GGF numérique est accessible soit en format EPUB, soit en ligne. La version en ligne – la plus conviviale des deux – présente l’avantage d’afficher en tout temps la table des matières dans la partie gauche de la fenêtre, ce qui rend la navigation plus aisée. Malheureusement, que ce soit en EPUB ou en ligne, le volume et la complexité de la publication ralentissent fortement le chargement des pages.

Plongée dans la GGF : description des contenus

L’ouvrage s’ouvre sur une introduction qui pose les concepts préliminaires : la variation, les corpus qui sous-tendent l’ouvrage, les catégories, les fonctions, etc. La publication est ensuite découpée en 20 chapitres, dont le point de départ est la phrase.

Figure 1

Le contenu de la table des matières de la GGF

Les chapitres suivants détaillent les principales classes de mots (verbe, nom, déterminant, adjectif, préposition, pronom[1], adverbe), leurs constructions, les effets de sens induits et, le cas échéant, les accords auxquels ces mots sont soumis. Des concepts qui engagent davantage une vision phrastique sont ensuite exposés. Ainsi, le chapitre consacré à la négation décrit l’ensemble des mots qui permettent de construire des phrases négatives et s’intéresse aux interprétations induites. Enfin, le dernier chapitre du tome 1 porte sur les formes de la conjugaison verbale et en détaille les emplois, les interprétations et les contextes d’apparition.

Le tome 2 s’ancre davantage encore dans l’espace phrastique. Il traite des types de phrases, des subordonnées (déclaratives, interrogatives, désidératives, exclamatives[2], relatives, circonstancielles, comparatives, consécutives) et des coordonnées et juxtaposées. Les chapitres qu’il contient exposent également les constructions elliptiques équivalentes, les subordonnants, les conjonctions de coordination et les accords qui prennent place dans ces séquences. L’ordre des mots (place de l’adjectif, inversion du sujet, etc.) reçoit l’attention d’un chapitre au complet. La question de l’ordre se prolonge dans le chapitre suivant, qui traite de la progression et de l’organisation dans le discours, en exposant entre autres les connecteurs, les expressions déictiques[3] et anaphoriques[4], les interjections ou encore les incises et les expressions cadratives[5].

Par la suite, la dimension sonore des énoncés s’attache à la prononciation de mots en contexte (liaison, enchainement, élision, e caduc) et de constituants (groupes prosodiques, intonatifs, accentuels; groupes en prosodie incidente ou intégrée[6]). Enfin, le dernier chapitre envisage la ponctuation, tant celle du mot (apostrophe, point médian, majuscule, etc.) que celle de la phrase (virgule, guillemets, etc.). Le chapitre se clôt sur les écritures numériques et leurs spécificités (ponctuation omise, graphies expressives, orthographe, signes iconiques, etc.).

Les annexes fournissent une cinquantaine de fiches qui récapitulent les éléments essentiels à propos de certains mots (en, y, même, etc.) et de notions (inversion du sujet, accord du verbe, etc.). On y trouvera aussi un glossaire.

Analyse critique

La présente section propose une analyse critique de l’ouvrage et s’attarde, à cet effet, sur quelques éléments phares qui distinguent la GGF des autres publications du genre. Il s’agit, en l’occurrence, des exemples, du français oral, du français québécois, des marques d’usage et de la modernité.

Des exemples plus proches du quotidien

La GGF doit être considérée comme un ouvrage grammatical incontournable, aux côtés du Bon usage[7] et de la Grammaire méthodique du français[8]. Elle se distingue de ces deux autres grammaires de référence par son corpus d’exemples et, par conséquent, par la vision de la langue qu’elle déploie. Elle apporte un éclairage plus contemporain, plus diversifié et plus courant sur le français. Pour sa part, Le bon usage se fonde sur des citations littéraires relevant essentiellement du XIXe siècle jusqu’à la période contemporaine. La Grammaire méthodique du français, de son côté, repose généralement sur des exemples construits. De ce point de vue, la GGF a réussi à produire un travail qui s’appuie sur de vastes corpus diversifiés. L’ouvrage donne, en effet, aux côtés d’exemples construits, des exemples attestés tirés de la littérature bien sûr, mais aussi d’ouvrages en sciences humaines, de journaux, de revues, de textos et de sites Internet. La chronologie des citations ne remonte pas plus loin que les années 1950. C’est donc avant tout le français courant contemporain qui se trouve exemplifié. Et c’est véritablement attrayant et rafraichissant de voir ainsi dans une grammaire ce français que nous côtoyons au quotidien. On regrettera toutefois que la part qui lui est dévolue soit si menue et laisse la première place aux exemples construits, même si l’on sait que trouver la citation adéquate et bien calibrée est peu aisé et que l’exemplification d’une structure est plus transparente si l’énoncé est réduit et simplifié, autrement dit si les exemples proposés sont créés de toutes pièces.

Une place pour le français oral

Longtemps, les grammaires ont puisé dans le théâtre les citations censées reproduire l’oral. Il est désormais possible d’accéder à de véritables données orales grâce au travail réalisé au cours des dernières décennies par des équipes de recherche universitaires qui ont bâti de vastes corpus, et les ont rendus accessibles. La GGF a ainsi pu exploiter ces données issues de transcriptions d’émissions de radio et de télévision, d’enregistrements de conversations et d’entretiens. Elle s’en sert à l’occasion pour exemplifier des phénomènes linguistiques. Le corpus le plus ancien utilisé par la GGF a été réalisé en 1968, et le plus récent date de 2017. Les versions numériques permettent d’écouter ces exemples oraux, et non d’écouter systématiquement tous les exemples du livre. L’attention que la GGF accorde à l’oral (notamment avec La notion de phrase à l’oral, p. 109-122, où l’on trouve de nombreux enregistrements) est une des qualités de l’ouvrage, mais les spécialistes du français parlé trouveront probablement que la GGF ne s’aventure pas assez loin dans cette dimension.

Le français québécois : est-ce vraiment nous?

La GGF se veut également résolument ouverte sur la francophonie. Le français du Québec y occupe une place de choix. Il faut cependant savoir que la description qui en est faite ne peut s’apparenter à une grammaire complète du français québécois. Par ailleurs, il nous a malheureusement semblé, à plus d’une reprise, que la présentation des faits linguistiques péchait par manque de nuance. Les affirmations suivantes en sont des exemples :

Figure 2

Le genre du mot avion au Québec, selon la GGF (p. xxiii)

Figure 3

Le genre féminin au Québec, selon la GGF (p. 384)

Présentée aussi catégoriquement, bien qu’elle ne soit pas erronée sur le fond, l’image du français québécois est déformée. Un féminin comme une avion est « un fait de langue vernaculaire[;] plus les locuteurs sont scolarisés et matériellement bien nantis, moins ils ont tendance à féminiser les NIV [noms à initiale vocalique, comme avion, âge, autobus, hiver, exemple] » (Barbaud, Ducharme et Valois, 1982, p. 127 et 128). Ce point de vue est repris et défendu par Martineau, Remysen et Thibault (2022) : « Le fait que cette tendance [assigner le genre féminin à des noms à initiale vocalique comme avion, alibi, habit, accident] soit moins forte chez des individus appartenant à des classes sociales plus favorisées montre que l’assignation du genre “fautif” demeure un trait stigmatisé […] » (p. 227)

Une marque d’usage à la fois

Les exemples peuvent être précédés de symboles qui identifient des marques d’usage : « * » pour inacceptable; « ! » pour non standard; « % (Québec) » pour acceptable au Québec, etc.

Figure 4

Marque d’usage d’un emploi québécois dans la GGF (p. 295)

Sans marque, un exemple est tout simplement acceptable. Or la GGF a choisi de ne pas marquer les usages informels ou familiers. Ainsi, l’absence du ne de négation dans un exemple (je veux pas) ou le mot interrogatif en fin de phrase (On va où? [p. 1433]) ne sont accompagnés d’aucun symbole. En revanche, le texte explicatif précisera qu’il s’agit là de français informel, spontané. Il est dommage qu’une nuance aussi importante que celle-là ne soit pas signalée par une marque d’usage.

Par ailleurs, le symbole de la variation (%) n’est malheureusement jamais combiné et s’efface devant un autre symbole si ce dernier est jugé plus prégnant. Ainsi, un emploi québécois (%) non standard (!) sera encodé comme non standard (!). L’information sur la variation géographique reste cependant précisée dans la parenthèse après l’exemple.

Figure 5

Marque d’usage d’un emploi géographique non standard dans la GGF (p. 278)

À cet égard, la GGF a choisi d’encoder comme de simples variantes géographiques des tournures[9] pourtant fortement marquées au Québec :

Figure 6

Marque d’usage de sacres québécois dans la GGF (p. 452)

L’absence de précision sur l’impolitesse de ces formes est problématique, d’autant que la GGF classe au moyen du symbole non standard des noms équivalents (mais non marqués géographiquement) rentrant dans les mêmes constructions, comme mon connard de patron.

Figure 7

Marque d’usage pour certains noms affectifs dans la GGF (p. 451)

C’est mal informer le lectorat non québécois, qui pourrait être tenté de voir un choix de mots assez équivalent entre votre gendarme de mari (exemple 37, proposé sans marque) et le crisse de tabarnak de boss, tous deux présents à la page 452.

Figure 8

Noms affectifs sans marque d’usage dans la GGF (p. 452)

Un pas vers la modernité

La GGF tient à adopter un point de vue éclairé sur le français et à ne pas enfermer la langue dans un prescriptivisme désespérément attaché au passé. Elle s’est dès lors ouverte à la modernité sur plusieurs fronts. Nous avons souligné plus haut l’existence de versions numériques de l’ouvrage et la possibilité d’écouter les exemples issus de corpus oraux. Il faut ajouter que la GGF est entièrement rédigée selon les rectifications orthographiques de 1990[10].

La modernité imprègne également les contenus grammaticaux. L’ouvrage traite ainsi de la féminisation des noms de métier, tout en rappelant qu’« on utilise le masculin pluriel pour désigner un groupe d’individus des deux sexes » (p. 390). La grammaire évoque l’écriture inclusive avec, entre autres procédés, l’utilisation des points médians, mais aussi l’accord de proximité, « du moins pour certains locuteurs » (p. 1770), et use alors du symbole « % » pour signaler cette variation.

Figure 9

Un exemple d’accord de proximité dans la GGF (p. 1770)

Elle consigne des évolutions en cours en français informel (donc, sans marque d’usage), parmi lesquelles on retiendra l’absence du ne dans une phrase négative ou le placement du mot interrogatif en fin de phrase.

Je pars pas. (p. 1129)

Paul va où? (p. 1408)

L’ouverture à la modernité n’est toutefois pas synonyme d’acceptation automatique. À cet égard, certains choix pourront sembler plus frileux. Ainsi, des séquences comme où est-ce que, quand est-ce que, combien de livres est-ce que sont enregistrées comme étant encore en deçà d’une pleine acceptabilité[11].

Figure 10

Certaines tournures interrogatives problématiques selon la GGF (p. 1406)

Malgré que – qui traine une très mauvaise réputation en France depuis au moins deux siècles – est très classiquement affublé du symbole « ! » pour marquer son classement non standard.

Figure 11

Marque d’usage pour malgré que dans la GGF (p. 771)

Après que construit avec le subjonctif, que les grammaires et dictionnaires consignent de plus en plus comme une évolution en français, reçoit également la marque non standard, malgré un constat d’emploi fréquent.

Figure 12

Marque d’usage pour après que suivi du subjonctif dans la GGF (p. 1633)[12]

La GGF dans le contexte grammatical québécois

La présente section envisage brièvement la GGF dans le contexte québécois. Elle aborde la grammaire nouvelle, la terminologie, les classes de mots et les fonctions.

Grammaire nouvelle

La GGF ne correspond pas à ce qu’on appelle communément au Québec grammaire nouvelle, rénovéeactuelle ou moderne, bien que la modernité des concepts grammaticaux et des analyses soit indéniable[13] et que des zones de similitudes existent. Simplement, le cadre théorique de la GGF présente des différences marquantes par rapport aux grammaires québécoises. L’analyse en groupes (nominal, adjectival, etc.) n’y est pas aussi systématisée. Les arbres syntaxiques ne suivent pas exactement les façons de faire des grammaires d’ici : par exemple, les fonctions (spécifieur, tête, ajout) sont notées comme des branches, la consignation des groupes n’est pas systématisée (ci-dessous, absence du syntagme/groupe adjectival), les constituants intermédiaires (N+) sont signalés.

Figure 13

Un arbre syntaxique dans la GGF (p. 375)

Le modèle de la phrase de base (découpée en trois groupes) est absent, de même que la différence entre types et formes de phrases, ainsi que les transformations. Le terme manipulations syntaxiques est introuvable. À la place, la GGF parle de tests et de propriétés. Ces tests ne sont pas désignés nommément (test de l’effacement, du déplacement, du remplacement, etc.), mais décrits.

Figure 14

Un test dans la GGF (p. 753)

La GGF présente le grand avantage, par rapport aux grammaires scolaires québécoises, d’exploiter ces tests de manière ciblée, sans mécanisation abusive. Elle déploie également un éventail de manipulations syntaxiques.

Les accords ne sont pas envisagés comme un transfert de traits entre un donneur et un receveur. La liste des classes de mots est différente, tout comme les fonctions. L’importance accordée à la sémantique est capitale, mais il ne s’agit plus de la sémantique notionnelle[14] de la grammaire traditionnelle. Cette fois, l’interprétation des phrases et les classements sémantiques des catégories de mots reçoivent une attention particulièrement soutenue et très bien réalisée.

Terminologie grammaticale

On observe des différences entre les choix posés par la GGF et les terminologies scolaires françaises de référence, en l’occurrence celles de 1998 et de 2021. Un tableau avec des exemples (p. xlvixlviii) et un glossaire en fin d’ouvrage assurent la transposition pour le lectorat français. On relèvera trois cas de figure par rapport aux pratiques terminologiques québécoises. Le premier est celui où la GGF opte pour une dénomination en usage hors de France, et plus spécifiquement au Québec. Par exemple, la GGF a choisi l’appellation complément direct, que le monde scolaire hors Hexagone utilise depuis longtemps, alors que la France emploie encore complément d’objet direct. Le deuxième cas de figure concerne le maintien d’une particularité française, voire européenne. Ainsi, la GGF utilise le terme article (défini ou indéfini) – plutôt que déterminant (défini ou indéfini) – pour désigner les mots le, la, les, un, une, des, du, de la, de. Dans le troisième cas de figure, la GGF se démarque en employant des termes scientifiques en usage dans certains cercles. Elle a notamment choisi le terme ajout pour les compléments facultatifs, que ce soient des compléments du nom ou de la phrase.

Voici les principales différences d’ordre terminologique que l’on peut pointer entre la GGF et les programmes du secondaire (2009).

Québec (2009)GGF (2021)Exemple
Phrase impérativePhrase désidérativeEntrez! Qu’il parte!
Groupe (nominal, verbal, etc.)Syntagme (nominal, verbal, etc.)[GN/SN un nouveau livre]
Déterminant (défini, indéfini)Article (défini, indéfini)le café, un ami
Complément du nomAjout ou épithèteun nouveau livre
Complément indirectComplément obliqueElle va à Montréal.
Il parle à Léa.
Complément de phraseAjoutIl fait beau aujourd’hui.
Tableau 1
Quelques différences terminologiques entre le Québec et la GGF

Il faut, par ailleurs, savoir que certains termes identiques entre la GGF et la grammaire au Québec n’ont pas le même sens. On relèvera un exemple en particulier : dans la GGF, un verbe intransitif est un verbe sans complément direct. Parler à quelqu’un, aller à un endroit sont donc des constructions intransitives. Or une des innovations phares de la grammaire moderne est de systématiquement classer comme transitifs indirects tous les verbes qui ont un complément indirect (parler à, aller à[15], etc.).

Classes de mots

La GGF se démarque notablement sur le classement des mots, c’est-à-dire les catégories de mots ou parties du discours. Elle en compte onze alors que les programmes au Québec n’en dénombrent que huit.

Québec (2009)GGF (2021)Exemple
DéterminantDéterminantle livre, un livre, ce livre
NomNomle livre
AdjectifAdjectifun livre intéressant
PronomPronomje, quelqu’un
VerbeVerbeavoir, être, aller
Participeil a été malade, elle y est allée
AdverbeAdverbecalmement
PrépositionPrépositionElle est à l’école.
ConjonctionConjonction de coordinationelle et moi, elle ainsi que sa mère
SubordonnantBien que vous soyez à l’heure…
Interjectionmiam, hélas
Tableau 2
Les classes de mots au Québec et dans la GGF

Quelques précisions doivent être faites à la suite de cette présentation très succincte. La classe des déterminants contient des sous-catégories, en l’occurrence celles de l’article défini, de l’article indéfini, du déterminant possessif, du déterminant démonstratif, etc. La GGF est résolument moderne dans ce classement, qui ne contient plus d’adjectifs possessifs ou démonstratifs[16]. Par ailleurs, les conjonctions sont séparées en deux catégories distinctes plutôt que les deux sous-catégories que l’on trouve dans les programmes québécois (2009). Les conjonctions de subordination ont été renommées en subordonnants, de manière à être clairement différenciées des autres conjonctions. Dans ce panorama des classes de mots, le changement le plus notable est, bien évidemment, l’émergence d’une nouvelle catégorie, soit celle du participe[17]. Celle-ci ne vaut toutefois que pour le participe passé et passif (par exemple, mangé), mais pas pour le participe présent (par exemple, mangeant). Ce classement repose sur des propriétés : le participe (passé et passif) peut s’accorder en genre et en nombre (mangée, mangées, mangés) et ne peut pas être directement précédé d’un pronom clitique (*il a les mangées). En cela, il se distingue du verbe et de la forme que prend celui-ci au participe présent (il les a mangées, les ayant mangées).

Il faut enfin prendre garde au fait que les étiquettes de ces catégories syntaxiques ne renvoient pas toujours aux listes de mots habituelles. À cet égard, on soulignera avec plaisir la modernité des reclassements que subissent certains adverbes : elle est arrivée avant (avant est une préposition sans complément), aller quelque part aujourd’hui (quelque part et aujourd’hui sont des pronoms).

Fonctions

Ici encore, la GGF se démarque notablement des publications grammaticales au sein de l’espace francophone, et plus spécifiquement de ce que contiennent les programmes de français au Québec. Sans procéder à une comparaison serrée, nous relevons ci-dessous quelques choix en particulier qui nous ont semblé moins convaincants.

  • Dès qu’un constituant est facultatif (sans changer le sens du mot auquel il s’accroche), il occupe la fonction d’ajout (un bon café serré, manger dans la cuisine). Or le critère de l’effacement pose souvent des difficultés d’interprétation.
  • La fonction de modificateur/modifieur (parler vite, très gentil, très gentiment) n’est pas prise en compte sur le plan syntaxique, mais sur le plan sémantique. Syntaxiquement, elle est analysée comme un ajout (parler vite) ou comme un complément (bien se conduire).
  • La fonction de prédicat, occupée par le groupe verbal, n’est pas exploitée, laissant ce groupe sans fonction.
  • Un groupe qui est déplacé, notamment dans une phrase interrogative ou exclamative, a la fonction extrait (Quelle personne as-tu vue?), ce qui gomme sa fonction initiale (ici, complément direct).
  • Les pronoms clitiques sujets inversés (elle dans Où va-t-elle?) ne sont pas considérés comme des mots qui peuvent avoir une fonction (en l’occurrence, sujet), mais « comme des suffixes incorporés à la forme verbale » (p. 470). Sans inversion (Elle y va), ce sont des sujets.

La GGF occupe désormais une place dans les grammaires de référence du français. L’ampleur de l’ouvrage, le détail des analyses et la qualité de l’équipe de rédaction en font indéniablement un ouvrage sérieux. Celui-ci conviendra davantage à un public expert, qui ne sera pas forcément convaincu par certains choix de description, d’analyse ou d’ordre théorique, mais qui verra en même temps avec plaisir l’introduction de certaines avancées linguistiques encore trop souvent boudées par les grammaires.

 

Références

ABEILLÉ, Anne, et Danièle GODARD, sous la dir. de (2021). La Grande Grammaire du français, Arles, Actes Sud, 2628 p. Également disponible en ligne : http://www.grandegrammairedufrançais.com.

BARBAUD, Philippe, Christian DUCHARME et Daniel VALOIS (1982). « D’un usage particulier du genre en canadien-français : la féminisation des noms à initiale vocalique », Revue canadienne de linguistique, vol. 27, no 2, p. 103-133. doi : 10.1017/S0008413100023860.

GREVISSE, Maurice, et André GOOSSE (2016). Le bon usage, 16e éd., Bruxelles, De Boeck, 1750 p. [12e édition revue par Goosse, 1986].

MARTINEAU, France, Wim REMYSEN et André THIBAULT (2022). Le français au Québec et en Amérique du Nord, Ophrys, 384 p.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DES LOISIRS ET DU SPORT (2009). Programme de formation de l’école québécoise. Domaine des langues. Français, langue d’enseignement, Québec, Gouvernement du Québec, 188 p. Également disponible en ligne : http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/education/jeunes/pfeq/PFEQ_francais-langue-enseignement-deuxieme-cycle-secondaire.pdf. (Consulté le 16 aout 2022).

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, DE LA JEUNESSE ET DES SPORTS (2021). Grammaire du français. Terminologie grammaticale, France, Service de l’instruction publique et de l’action pédagogique de la direction générale de l’enseignement scolaire, 213 p. Également disponible en ligne : https://eduscol.education.fr/document/1872/download.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, DE LA RECHERCHE ET DE LA TECHNOLOGIE (1998). Terminologie grammaticale, [réédition], France, Centre national de documentation pédagogique, 31 p. [1re édition, 1997]. Également disponible en ligne : https://www.ac-wf.wf/IMG/pdf/TERMINOLOGIE_GRAMMATICALE.pdf.

RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL (2021). Grammaire méthodique du français, 8e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1109 p. [1re édition, 1994].

  1. Le chapitre consacré aux proformes envisage la catégorie du pronom et les autres catégories de mots dont l’interprétation repose sur le contexte, comme les pronoms : par exemple (voir le tableau à la page 988), mon (déterminant), ainsi (adverbe), quel (adjectif), auquel (préposition, selon la GGF). [Retour]
  2. Les quatre premières sortes de subordonnées sont vues dans le chapitre consacré aux types de phrases. [Retour]
  3. Expression ou mot dont l’interprétation dépend de la situation d’énonciation. Par exemple, le pronom je : ce livre, je l’ai lu. [Retour]
  4. Expression ou mot qui reprend une expression présentée avant (antécédent). Par exemple, le pronom le (l’) : ce livre, je l’ai lu. [Retour]
  5. Expression qui place le cadre spatiotemporel. Par exemple : en été, on boit davantage; dans ce pays, on boit beaucoup de café. [Retour]
  6. Les groupes prosodiques sont des groupes syntaxiques qui forment un ensemble à l’oral. Ils sont soit incidents, soit intégrés. Quand ils sont incidents, il y a une frontière, une pause. Celle-ci est souvent marquée par des virgules : le soir, il fait plus froid. Quand ces groupes sont intégrés, il n’y a pas de frontière, pas de pause. Par exemple : elle a calmement répondu. [Retour]
  7. Rappelons que Le bon usage est un ouvrage belge qui a été publié pour la première fois en 1936 par Maurice Grevisse. Onze éditions se sont succédé jusqu’en 1980, année où est décédé l’auteur. Les éditions suivantes sont du ressort d’un autre linguiste, André Goosse. Celui-ci a profondément révisé le contenu et modernisé l’approche grammaticale dès la 12e édition (1986). La dernière édition est la seizième, parue en 2016. André Goosse est décédé en 2019. [Retour]
  8. La Grammaire méthodique du français est un ouvrage français devenu une grammaire incontournable en France, mais aussi en francophonie. Elle a été réalisée par trois linguistes : Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul. Elle est parue en 1994 et a fait l’objet jusqu’à présent de huit éditions, dont la plus récente est celle de 2021. [Retour]
  9. Il s’agit des noms affectifs. Ils entrent dans des constructions < déterminant + nom affectif + de + nom >. Par exemple, mon idiot de voisin. Il en existe des variantes particulièrement impolies. [Retour]
  10. C’est un choix qu’ont déjà fait d’autres grammaires, comme celle de Riegel, Pellat et Rioul (2021). [Retour]
  11. Les exemples proposés juste après cette explication (Où donc est-ce que tu pars en vacances?, Quel problème est-ce que cela pose?, Combien de sucres est-ce que tu veux? [p. 1406]) ne comportent pourtant aucun symbole en accord avec le caractère douteux (?) ou non standard (!) qui est mis en avant dans le texte. [Retour]
  12. La citation 60a se trouve également à la page 1313, où elle est moins reniée et reçoit seulement la marque de variation « % ». Il y est dit que « [c]ertains emplois des modes, pourtant condamnés par la norme, sont pourtant bien attestés » (p. 1312). [Retour]
  13. En particulier, la classe du déterminant, le reclassement de certains adverbes ainsi que la réflexion sur les compléments du verbe. [Retour]
  14. C’est une sémantique qui repose sur des notions (action, objet, etc.). La grammaire traditionnelle en use en définissant les fonctions syntaxiques par des moyens sémantiques : le sujet est un être ou une chose, le complément d’objet est un objet de l’action, le verbe exprime un état ou une action. [Retour]
  15. On soulignera toutefois que la grammaire moderne en Europe hésite encore souvent à classer les verbes à compléments de lieu obligatoire (aller à un endroit) comme des verbes transitifs indirects et conserve leur classement en verbes intransitifs. [Retour]
  16. La GGF considère cependant que trois dans trois personnes est un adjectif numéral parce qu’il peut être combiné à un déterminant : les trois personnes. [Retour]
  17. Les spécialistes en histoire de la grammaire savent que le participe a été considéré comme une classe de mots jusqu’à la fin du XIXe siècle. [Retour]

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