«Passer», «trépasser», «empiéter» et «péage»: une histoire de «pas» et de «pied»
Voici deux mot latins de sens assez voisins qui ont eu chacun une belle descendance : d’abord le nom passus « pas », qui a donné, entre autres, les verbes passer et trépasser, l’adjectif passable et le nom compas; puis le nom pes, pedis « pied », qu’on trouve, souvent sans le reconnaître, dans plusieurs mots comme empiéter, péage, piège, et même piètre.
Y passer : un passage obligé ou pas?
Le verbe passer est non seulement un mot français très ancien, mais aussi un mot qui a connu des développements sémantiques assez remarquables. Passer (milieu XIe) vient du latin populaire passare « traverser », dérivé de passus « pas ». En français, passer a d’abord eu, comme en latin, le sens de « traverser un lieu ». Appliqué au temps, passer signifie aussi « s’écouler ». Employé comme verbe transitif, il a pris le sens de « continuer sans s’arrêter » (passer son chemin) et, au figuré, celui de « ne pas s’attarder » (passer sur les détails). Au figuré également, passer est employé dans le sens de « vivre une situation » (passer un mauvais quart d’heure). Le verbe a pris d’autres sens encore, tels ceux de « convenir » (ce texte, ça ne passe pas) et de « filtrer » (passer le café). Signalons aussi les sens particuliers pris par le verbe dans des expressions comme passer pour « être considéré comme », ou encore, y passer « subir une épreuve » et familièrement « mourir ». Quant à la forme pronominale se passer de (XIIIe), elle a eu le sens de « se contenter de » avant de prendre celui de « vivre sans ».
Les dérivés de passer sont nombreux et souvent anciens. Du participe passé du verbe nous viennent l’adjectif passé (début XIVe) et le nom passé (XVIe, « temps écoulé »). Du participe présent nous vient le mot passant (XIIe), resté, contrairement à passé, associé à l’idée de « se déplacer dans l’espace ». De passer sont aussi dérivés le nom passage (fin XIe) « lieu où l’on passe » et « action de passer », et son dérivé passager (fin XIVe), nom désignant une personne qui voyage, et, depuis le XVIe siècle, adjectif employé dans le sens de « qui dure peu » (une averse passagère). Mentionnons d’autres dérivés reprenant différents sens de passer : l’adjectif passable (XIIIe, « par où l’on peut passer »), qui a pris, au XIVe siècle, le sens actuel d’« acceptable », d’où l’adverbe passablement (fin XVe); et plusieurs noms comme passeur (XIIIe), passoire (XIIIe), passe (fin XIVe) et passation (XVe, terme de droit). On pourrait aussi citer le nom passade (milieu XVe, avec influence de l’italien passata « passage »), employé, depuis la fin du XVIIe siècle, dans le sens de « goût passager » et surtout de « courte liaison amoureuse ».
Ajoutons que le nom pas (fin Xe), issu du latin passus, a eu dès l’ancien français le sens d’« action de marcher », mais aussi celui de « passage ». Quant à l’adverbe de négation (ne) pas (fin XIe), il nous vient d’un emploi spécialisé du nom pas avec des verbes de mouvement comme aller, avancer, marcher. Ainsi, une phrase comme il n’avance pas signifiait littéralement « il n’avance même pas d’un pas ».
Dépasser, repasser, trépasser et autres dérivés par préfixation
Aux dérivés de passer qu’on vient d’énumérer, on peut ajouter quelques dérivés par préfixation. Les verbes dépasser, outrepasser et repasser datent tous trois du milieu du XIIe siècle. Dépasser, formé de passer et du préfixe à valeur intensive dé-, exprime l’idée générale d’« aller plus loin ». Ses dérivés sont beaucoup plus récents : l’adjectif dépassé (fin XVIIe) et le nom dépassement (XIXe). Outrepasser, composé de outre « au-delà » et passer, a pris, au XIVe siècle, le sens actuel de « transgresser une limite » (outrepasser ses droits). Repasser a le sens d’origine de « passer de nouveau » et, par extension, de « revenir ». Mais le verbe a développé d’autres sens comme celui de « rendre lisse » en parlant du linge (XVIIe). Le verbe surpasser (milieu XIVe), qui a d’abord eu le sens d’« enfreindre », est surtout employé, depuis le XVIe siècle, dans celui de « faire mieux ». Quant à trépasser (fin XIe), le plus ancien de ces dérivés, il comporte le préfixe tré, issu du latin trans « au-delà ». Le verbe trépasser signifie originellement « franchir ». Mais le mot a pris, au XIIe siècle, le sens figuré de « mourir », le seul qui soit resté[1].
Le verbe (peu usité) compasser (milieu XIIe) « mesurer » n’est pas un dérivé de passer : il est issu du latin populaire compassare « mesurer avec le pas ». Compasser a pris, au fil des siècles, le sens technique de « mesurer avec le compas » et, par extension, celui de « disposer avec rigueur », d’où l’adjectif compassé (XVIe) « guindé ». Contrairement au verbe, le déverbal compas (XIIe) est resté bien vivant. Mentionnons pour finir le nom féminin impasse (XVIIIe), terme de jeu de cartes à l’origine. Le mot s’applique, vers 1760, à une rue sans issue, puis, au figuré, à une situation sans issue.
La descendance du mot latin pes, pedis « pied » est peut-être moins nombreuse que celle de passus, mais on découvre dans cette famille des mots comme piège, péage ou piètre, dont le lien étymologique avec l’ancêtre latin s’est depuis longtemps obscurci.
De pied ferme, sans empiéter
Pied (fin Xe) figure parmi les mots français les plus anciens. Comme le mot latin dont il est issu, pied désigne l’extrémité inférieure de la jambe servant à la fois de support du corps et d’organe de la marche et, par extension, la base d’un objet. Le mot sert très tôt à former des expressions telles que à pied (fin XIe) « en marchant », aux pieds de (fin XIe) « prosterné », etc. Les dérivés français de pied sont relativement peu nombreux. On trouve parmi eux deux noms : peton (XVIe), un diminutif familier, et piètement (XIXe), terme technique désignant l’ensemble des pieds et des traverses d’un meuble. En fait aussi partie, formé par préfixation, le verbe empiéter (XIVe), qui a d’abord été un terme de fauconnerie signifiant « prendre dans ses serres ». À partir du XVIIe siècle, empiéter (sur) prend le sens de « déborder sur quelque chose » et, par extension, celui de « s’arroger les droits de quelqu’un ». Son dérivé empiètement date du XIVe siècle.
Un piège pour empêcher d’agir (vous pigez?)
Beaucoup plus nombreux sont les mots français issus de dérivés latins de pes, pedis. Commençons par le mot piège et ses proches parents. Piège (milieu XIIe) vient du latin pedica signifiant proprement « liens aux pieds ». Le mot désigne d’abord un dispositif destiné à attirer et à capturer des animaux, puis prend au figuré le sens de « guet-apens ». Le lien de piège avec « pied » s’est presque tout à fait effacé. C’est aussi le cas des verbes empêcher et dépêcher. Empêcher (empeschier, XIIe) est issu du latin impedicare (dérivé de pedica « piège ») « mettre des entraves aux pieds ». En français, empêcher a pris le sens général de « mettre dans l’impossibilité d’agir ». Quant au verbe dépêcher (XIIIe), il a été formé, par changement de préfixe, comme contraire d’empêcher dans le sens de « délivrer ». Au XIIIe siècle, se dépêcher signifie « se délivrer ». Mais, depuis le XVe siècle, dépêcher a pris le sens d’« envoyer un messager » et se dépêcher, celui de « faire vite ». À ces mots, on peut ajouter le verbe piger « prendre » (début XIXe, de pedicare « prendre au piège »), employé familièrement dans le sens de « comprendre ».
Rue piétonne à péage : piètre parce que pédestre?
Piéter : voici un autre mot français issu d’un dérivé de pes, pedis. Le verbe piéter (« marcher », XIIIe) vient du bas latin peditare « aller à pied ». Si piéter est aujourd’hui peu usité, on ne peut en dire autant de ses dérivés : piéton et piétiner. Le nom piéton (XIVe) a servi initialement à désigner un fantassin, un soldat qui combat « à pied ». À la fin du XVIe siècle, piéton, employé aussi comme adjectif, sert désormais à qualifier la personne qui va à pied. Depuis le XIXe siècle, l’adjectif s’applique à une voie « à l’usage exclusif des piétons » (rue piétonne). Le verbe piétiner (XVIIe), qui avait à l’origine le sens de « trépigner », a pris au figuré celui de « ne pas progresser » (l’enquête piétine). À partir du XVIIIe siècle, piétiner est employé comme verbe transitif dans le sens de « fouler aux pieds » et, au figuré, de « bafouer » (piétiner les droits du peuple). Son dérivé piétinement (XVIIIe) reprend ces divers sens.
À l’instar de piéton, le mot pédestre (nom au XVe siècle) a d’abord eu le sens de « soldat à pied ». Pédestre est un emprunt savant au latin pedestris « qui va à pied ». Employé comme adjectif depuis le XVIe siècle, le mot a aujourd’hui le sens de « qui se fait à pied ». L’adjectif piètre, attesté dès le début du XIIIe siècle sous la forme peestre, est en quelque sorte le frère d’origine populaire de pédestre, puisqu’il est issu du même mot latin. Piètre, « qui va à pied » au sens propre, a développé, par opposition au chevalier « qui va à cheval », la valeur péjorative de « médiocre ».
Le mot péage, qu’on serait porté à rattacher au verbe payer, n’a pourtant aucun lien étymologique avec ce mot. Péage (paage, milieu XIIe) est, en effet, l’un des plus anciens membres de la famille de pes, pedis. Péage « taxe de passage » vient du latin populaire pedaticum, terme de l’administration carolingienne signifiant « droit de mettre le pied ». Le mot désigne le droit que l’on doit payer pour emprunter une route, un pont.
- Le verbe passer et certains de ses dérivés comme trépasser sont « passés » à l’anglais au cours du Moyen Âge. Ajoutons que to trespass a gardé en anglais un sens proche de l’ancien français trespasser, soit celui de « passer outre », avec toutefois l’idée de transgression. [Retour]
PRINCIPALES SOURCES
DUBOIS, J., H. MITTERAND et A. DAUZAT (2006). Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, Éditions Larousse.
REY, A., dir. (1994). Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Éditions Le Robert.
Abonnez-vous à l’infolettre de Correspondance pour être informé une fois par mois des nouvelles publications