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Développer la compétence à s’exprimer en registre standard au collégial lors de situations préparées de prises de parole

Dans un article antérieur paru dans Correspondance, nous avons mis en évidence ce qui distingue la langue parlée en situation spontanée de la langue écrite. Nous avons fait valoir que la langue utilisée par un locuteur ou une locutrice lors d’une prise de parole non préparée, soit en situation spontanée, ne peut être appréciée en ayant la langue écrite comme modèle, et qu’il vaut mieux concevoir l’oral non préparé en classe comme une forme de « libération de la parole » qui s’exprime dans un cadre plus formel. Dans un deuxième article, nous nous sommes rendus à l’autre extrémité du continuum de la langue parlée (voir la figure 1). La lecture pour autrui a été abordée. Nous avons présenté et illustré des aspects linguistiques et prosodiques de ce type de prise de parole hautement codifiée.

Figure 1
Continuum de la langue parlée

Dans ce troisième et dernier article sur l’enseignement de l’oral au collégial, nous nous attardons aux aspects linguistiques de l’oral préparé dont la fonction principale est d’informer. Ce type de prise de parole se trouve sur le continuum de la langue parlée à mi-chemin, à bien des égards, entre l’oral spontané et la lecture pour autrui. Comme pour cette dernière, l’usage du registre standard est jugé plus convenable lorsqu’il est question d’oral préparé, bien que certaines tolérances admises à l’oral spontané soient également jugées acceptables dans ce contexte.

* * *

La prise de parole préparée

L’oral préparé peut être défini comme « une prise de parole à la suite d’un temps de préparation et d’une ou de plusieurs mises en pratique préalables » (Dumais, Soucy et Lafontaine, 2018, p. 49). En classe, cette prise de parole reproduit bien souvent celle entendue dans la sphère publique. Elle s’ancre généralement dans divers genres à dominante descriptive ou explicative. Ces genres ont comme fonction communicative principale d’informer, de transmettre des savoirs, dans un contexte social de production et de réception particulier : communication souvent publique, en temps réel ou en différé (diffusion retardée), réalisée dans des sphères d’activités et dans des institutions – par exemple, dans le monde du journalisme (bulletin de nouvelles, communiqué de presse présenté oralement, etc.), dans celui de la science (compte rendu, exposé de vulgarisation, etc.) et dans celui de l’industrie (consigne explicative, bilan d’activités, etc.). L’énonciateur ou l’énonciatrice est alors un journaliste, une spécialiste qui expose des savoirs pour un auditoire en présence ou à distance, un professionnel qui anime des séances d’information en milieu de travail ou en contexte de formation de la main-d’œuvre, une enseignante qui livre des contenus d’apprentissage, etc. L’utilisation du registre standard trouve sa pleine légitimité sociale dans la réalisation de ces divers genres. Même si l’usage de la langue standard est par convention requis dans les genres oraux préparés, il faut reconnaitre que ceux-ci peuvent comporter, pendant leur réalisation, des moments de lecture oralisée ou de parole spontanée. Prenons le cas d’un exposé oral explicatif : même s’il est préparé, une forme de va-et-vient s’installe souvent entre, d’un côté, la lecture de notes ou d’éléments affichés dans un diaporama et, de l’autre côté, l’usage de la langue spontanée pour répondre à des questions. Autrement dit, l’appréciation par l’enseignant ou l’enseignante d’une telle prise de parole doit prendre en compte que la langue parlée peut parfois s’approcher en partie de celle normalement observée dans les échanges quotidiens. Cela dit, comment doit-on se représenter, sur le plan linguistique, le registre standard de la langue parlée au Québec? Quelles sont les caractéristiques lexicales, morphosyntaxiques et phonétiques qui le distinguent du registre familier? En somme, vers quels aspects linguistiques les enseignants et les enseignantes doivent-ils diriger l’attention de leurs étudiants pour contribuer au développement de leur compétence à communiquer oralement en registre standard?

Le registre standard

Rappelons d’abord que le registre standard du français parlé est une façon de s’exprimer qui est valorisée par la population, y compris par les membres qui en font peu usage au quotidien ou dans le cadre de leur travail. Le registre standard correspond à une façon de s’exprimer que les Québécois associent spontanément à une langue de qualité. Même s’il se calque parfois sur la langue écrite (conjugaison des verbes, formes des pronoms sujets ou compléments, structures de phrase, etc.), il en diffère sur bien des points. En effet, comme dans toute prise de parole qui n’est pas de la lecture, le registre standard comporte des caractéristiques de la langue parlée comme celles évoquées dans notre premier article de la série.

Dans les lignes qui suivent, nous présentons diverses variantes linguistiques du registre standard. Pour ce faire, nous partons de celles du registre familier pour introduire celles du registre standard. Dans certains cas, ces caractéristiques bénéficient de capsules audios[1] qui les font clairement entendre et qui peuvent servir de point de départ à des activités d’enseignement de l’oral.

Les quelques variantes familières évoquées ici sont celles susceptibles d’être produites lorsqu’un étudiant ou une étudiante prend la parole en classe sans porter une attention particulière à la façon dont il ou elle s’exprime. Ces variantes sont celles habituellement critiquées et présentées comme familières.

Il faut comprendre aussi qu’il arrive que se glissent parfois des variantes familières dans une prise de parole en situation formelle. Les raisons sont multiples. Ces variantes peuvent être voulues par l’orateur ou l’oratrice pour créer un effet sur l’auditoire ou sur son allocutaire; elles peuvent surgir spontanément dans une réponse à une question qui est posée; assurément, elles peuvent être produites également par un manque d’attention portée au langage, notamment chez les locuteurs et locutrices moins habitués à la communication dans ce type de situation. L’enseignant ou l’enseignante doit prendre en considération ces multiples variables.

De notre point de vue, ces formes linguistiques familières ou standards, qui échappent souvent à la conscience de bien des gens, pourraient être examinées par les étudiants et étudiantes durant la phase de préparation à une prise de parole préparée en contexte de classe.

Du registre familier au registre standard : quelques variantes à observer

Ces variantes familières, courantes en français parlé au Québec, dont un certain nombre s’observent également en France, touchent des structures de phrases (ou énoncés), des mots grammaticaux ou simplement des sons. La section suivante présente plusieurs de ces variantes familières ainsi que ce qui serait attendu en registre standard, à savoir en situation de prise de parole préparée.

Le connecteur pi

Plusieurs enseignants, quand on leur demande ce qu’ils corrigent dans la langue parlée de leurs étudiants, évoquent le connecteur pi. Or, la forme de substitution souvent proposée est l’adverbe puis. Si cette correspondance peut parfois être adéquate, elle ne l’est pas dans la majorité des cas, comme on le verra ci-dessous.

En français québécois de registre familier, le connecteur pi présente une caractéristique étonnante. Il coordonne des propositions qui, parfois, entretiennent des rapports logiques différents. Le connecteur pi peut simplement additionner des syntagmes, comme le font et ou et aussi en registre standard :

« Le directeur a parlé aux étudiants pi aux professeurs. »

« Notre association a eu quelques déboires. Notre président a démissionné pi on a eu des problèmes de recrutement. »

En tant que connecteur temporel, le mot pi coordonne deux propositions dont les actions qu’elles expriment sont présentées dans un ordre chronologique, mais sans relation logique entre elles. Avec cette fonction, pi s’observe aussi sous les formes pi ensuite de ça ou et pi après. Le connecteur pi et ses variantes ont alors le sens de puis, et puis ou ensuite en registre standard :

« Deux coups durs pour l’auteure de la pièce. Elle a eu un problème de santé dont elle s’est remise fort heureusement, pi sa demande de subvention ne lui a pas été accordée. »

« Elle a eu un problème de santé dont elle s’est remise fort heureusement, et pi après sa demande de subvention ne lui a pas été accordée. »

Le mot pi est connecteur consécutif lorsqu’il coordonne deux propositions dont les actions sont dans un rapport de cause à conséquence. Avec cette fonction, pi s’observe aussi sous la forme et pi là. Le connecteur pi et sa variante ont le sens de alors, donc ou de telle sorte que en registre standard :

« On a beaucoup insisté, pi on nous a laissés entrer. »

« On a beaucoup insisté, et pi là on nous a laissés entrer. »

Le connecteur pi peut aussi introduire une seconde proposition dont le sens réfute le contenu de la première. Il a le sens de l’adverbe d’opposition pourtant ou de la locution adverbiale d’opposition et pourtant :

« Dans le roman, Claudine a tout volé à son mari, pi il va continuer à l’aimer jusqu’à la toute fin. »

Étant donné ses multiples emplois, pi s’entend constamment dans l’usage courant du français oral. Si la langue parlée en registre familier s’en accommode fort bien, celle en registre standard gagnerait à le remplacer par des connecteurs plus exclusifs. L’enseignant ou l’enseignante doit donc faire remarquer que le mot pi ne se traduit pas de façon automatique par puis, et il peut dès lors être utile de rappeler les différents connecteurs que la langue française possède ainsi que leur emploi spécifique.

Les ponctuants du discours oral

Le texte écrit a une ponctuation (point, point-virgule, virgule) qui, dans le passé, coïncidait souvent avec une pause inspiratoire qu’un lecteur ou une lectrice faisait avant de poursuivre la lecture de la phrase. Depuis la fin du XIXe siècle, la ponctuation est plutôt grammaticale : elle délimite les groupes de mots qui, dans la phrase, ont des fonctions grammaticales différentes. La langue parlée possède aussi une ponctuation qui se réalise avec des éléments linguistiques : ils sont dits ponctuants du discours oral (Vincent, 1994). Ce sont les t’sé (tu sais), , genre ou dans l’fond qui apparaissent dans la chaine parlée sans autre fonction apparente que de segmenter la prise de parole.

« Moi j’pense que l’auteur il veut simplement genre illustrer la condition humaine du personnage principal. T’sé. »

Le syntagme verbal tu sais, qui sert souvent à solliciter l’attention de l’allocutaire dans une interaction, peut, débarrassé de sa signification initiale, agir comme simple ponctuant. Dans ce cas, tu sais est réduit à t’sé. De même, l’adverbe , qui peut jouer un rôle de focalisation d’une information, ne sert plus, quand il est ponctuant, qu’à segmenter l’énoncé; même chose pour genre, qui, ponctuant, n’a plus sa fonction de comparatif valant pour comme. Enfin, la locution prépositive dans l’fond n’a plus le sens de après tout ou de après réflexion quand elle agit comme ponctuant.

Ces ponctuants ne surviennent pas au hasard lors de prises de parole, mais bel et bien entre des constituants des énoncés qu’ils contribuent à délimiter, comme on l’a vu dans l’exemple.

Bien qu’ils soient entendus dans toute prise de parole, ces ponctuants sont tout de même plus fréquents en registre familier. Deux raisons peuvent justifier qu’on amène l’étudiant ou l’étudiante à en réduire le nombre lors de ses prises de parole préparées. D’abord, en trop grand nombre, ils deviennent des tics de langage qui peuvent être agaçants pour l’auditoire et, ce faisant, nuire à la communication du message. Ensuite, on en observe beaucoup moins dans les prises de parole publiques, comme s’ils étaient jugés incorrects dans ce genre de situation.

Les variantes des pronoms personnels sujets

En registre familier, les formes simples des pronoms sujets conjoints de la 3e personne du singulier et du pluriel diffèrent de celles du français écrit ou du registre standard :

Registre familierRegistre standard
[i] i’ parait que…[il] il parait que…
[i] i’ a pris[il] il a pris
[a] a’ prend[ɛl] elle prend
[al] al a pris[ɛl] elle a pris
[ε:][2] è revenue[ɛl] elle est revenue
[i] i’ sont arrivés[il] ils sont arrivés
[i] i’ ont pris[ilz] ils ͜  ont pris
[i] i’ prennent[ɛl] elles prennent
[i] i’ ont pris[ɛlz] elles ͜  ont pris

Lors de prises de parole en situation formelle, les prononciations standards sont habituellement entendues. Toutefois, la variante [i] de il et ils, notamment lorsque le verbe qui suit commence par une consonne (i’ prend, i’ prennent), s’entend assez souvent sans que cet usage ne semble affecter la perception de la qualité de la langue. En revanche, les variantes familières a’ prend (elle prend), al a pris (elle a pris) ou i’ prennent (elles prennent) sont systématiquement évitées dans ce contexte (Ostiguy et Tousignant, 2008).

Les pronoms tu et vous génériques

En registre familier, les pronoms sujets conjoints tu et vous peuvent avoir une valeur générique dans certaines constructions de phrases (Deshaies, 2010); à ce titre, cet usage entre en concurrence avec le pronom sujet indéfini on du registre standard.

« Quand tu examines (on examine) ce problème de près, tu te rends compte (on se rend compte) rapidement qu’il est presque irrésoluble. »

« Si vous lisez (on lit) entre les lignes, vous voyez (on voit) que l’auteur avait un autre but que de raconter une simple histoire. »

L’emploi du pronom vous à valeur générique parait moins familier que celui du pronom tu. Sans doute est-ce parce qu’on lui attribue une valeur de politesse. En registre standard, le pronom on est toutefois davantage utilisé.

Le redoublement du sujet

Comme nous l’avons expliqué dans le premier article de la série, en registre familier, il est courant de redoubler un groupe nominal (GN) sujet avec un pronom. Ce dernier peut suivre directement le GN, comme dans « Les causes de la pauvreté, i’ sont diverses. Le travail, ça permet à la personne de s’actualiser. La culture, a’ nous sera toujours utile. », ou en être séparé par un adverbe, un pronom emphatique ou un ponctuant, comme dans « Ces femmes, finalement, i’ font l’apologie de la violence. La littérature, elle, a’ permet d’entrer dans des univers différents. Ceux qui étaient malades, ben, i’ ont reçu les soins nécessaires. ». En registre standard, ce redoublement du sujet est habituellement évité.

L’adverbe de négation

En registre familier, la particule ne des adverbes discontinus ne… pas et ne… plus n’est presque jamais produite (Mottet, 2009). Cette situation s’observe tant au Québec qu’ailleurs dans la francophonie[3].

« Les pétrolières se préoccupent pas des changements climatiques. On croit plus vraiment aux mesures économiques mises en place. »

La tendance s’observe aussi dans le registre standard. Toutefois, on constate que ceux qui usent de ce registre produisent quand même toujours un certain nombre de ne dans leur prise de parole. Ces quelques occurrences suffisent souvent à donner au discours parlé l’image d’une langue soignée. Prononcer le ne ou non dans une prise de parole préparée est donc souvent une question de mesure. Cet aspect mérite d’être discuté en classe, tout comme les variantes familières suivantes dont l’usage, dans leurs cas, devrait être évité en registre standard :

  • Adverbe plus qui devient p’us :
    « Je veux p’us. » (Je n’veux plus.) 
  • Locution conjonctive causale pour pas que en tête de proposition adverbiale :
    « Il faut bien expliquer la consigne pour pas que les élèves commettent des erreurs. » (Il faut bien expliquer la consigne pour que les élèves ne commettent pas d’erreurs.)
  • Double négation :
    « Il y a longtemps qu’on n’a pas vu ça. » (Il y a longtemps qu’on a vu ça.)
    « L’écrivain n’a pas rencontré personne qui n’avait pas apprécié l’œuvre. » (L’écrivain n’a rencontré personne qui n’avait pas apprécié l’œuvre.)
    « On ne voulait pas rien faire. » (On ne voulait rien faire.)

La neutralisation du genre des déterminants démonstratifs

En registre familier, les déterminants ce et cette devant un nom commençant par une consonne revêtent une même forme, peu importe le genre de ce dernier (Daveluy, 1989) : ce livre-là et cette matière-là se disent c’te [stə] livre-là et c’te [stə] matière-là. De même, cet et cette devant un nom masculin ou féminin commençant par une voyelle revêtent une même forme : cet ouvrage-là et cette usine-là se disent c’t [st] ouvrage-là et c’t [st] usine-là. En registre standard, la neutralisation du genre des déterminants démonstratifs est à éviter.

La neutralisation du genre des prédéterminants tout et tous et du pronom tout

Les prédéterminants masculins tout et tous sont prononcés toutte [tut] en français québécois familier et sont identiques aux prédéterminants féminins toute et toutes (Lemieux, Saint-Amour et Sankoff, 1985) : « On a terminé toutte le travail et on a fait touttes les devoirs. » De même, le pronom masculin tous est dit [tut] : « Les devoirs, je les ai touttes faits. » Cette neutralisation est à éviter en registre standard.

Un usage non standard de tout

En registre familier, il existe un emploi du mot tout qui ne s’observe jamais dans la grammaire du français standard.

« Il me faudrait une heure pour toutte [tut] vous parler des problèmes qu’on a eus depuis le début. »
(Il me faudrait une heure pour vous parler de tous les problèmes qu’on a eus depuis le début.)

On constate que, dans cet emploi non standard, tout est sorti du GN complément « tous les problèmes » pour aller rejoindre le groupe du verbe vous parler, où il semble agir comme un adverbe modificateur de ce dernier (Léard, 1995). Il semble avoir le sens de beaucoup. Le même phénomène s’observe également avec le pronom neutre tout.

« Les étudiants vont pas toutte [tut] se souvenir de ce qu’on leur a enseigné au cégep. »
(Les étudiants ne vont pas se souvenir de tout ce qu’on leur a enseigné au cégep.)

« Ils savaient toutte comment faire. »
(Ils savaient tout de la façon de faire.)

Un usage non standard de gros comme adverbe

L’adjectif qualifiant gros a acquis, en registre familier, une fonction adverbiale d’intensificateur du verbe que l’on ne retrouve pas ou peu en registre standard (Léard, 1995). Il a alors le sens de beaucoup, pas mal de :

« Dans son temps, l’auteur a eu gros des problèmes avec le clergé qui avait condamné ses écrits. »

« On a travaillé pas mal, j’dirais même gros. »

Les liaisons consonantiques inattendues

Dans le deuxième article de la série, nous avons abordé la question de la liaison consonantique. Pour rappel, la liaison consonantique se produit lorsque la consonne graphique finale d’un mot (mot1), muette si ce mot est dit isolément ou suivi d’un autre commençant par une consonne, est prononcée quand elle entre en contact avec la voyelle initiale (ou le h muet) du mot qui suit (mot2). C’est le cas des consonnes liaisonnantes [n], [z] et [t] dans les exemples suivants :

(mot1)(mot2)
Un[n] animal.
Un[n] homme.
Des[z] animaux.
Des[z] hommes.
Un petit[t] animal.
Un petit[t] homme.

Cette consonne redevient muette lorsque le mot suivant commence par une consonne : « Un chien. Un garçon. Des chiens. Des garçons. Un petit chien. Un petit garçon. » On évoquait par ailleurs, dans ce même article, qu’il existe deux types de liaisons établis à partir de leurs fréquences dans la langue parlée des francophones. Il y a les liaisons catégoriques, toujours réalisées et par tous les francophones, comme cela est le cas pour les sites morphosyntaxiques Déterminant + Groupe nominal (« un [n] animal ») ou Adjectif + Nom (« un petit [t] animal »). Autrement dit, on reconnaitrait immédiatement l’absence de liaisons comme une « erreur » de prononciation quel que soit le registre de langue. En revanche, il y a les liaisons variables, entendues chez les uns, mais non chez les autres, comme c’est le cas des sites morphosyntaxiques Préposition après + Groupe nominal (« après [z] un long moment ») ou Verbe semi-auxiliaire + Infinitif (« je dois [z] avouer »). Autrement dit, l’absence de liaisons dans ces sites morphosyntaxiques ne sera jamais perçue comme une « erreur », y compris en registre standard.

Activité en classe no 1 : Faire écouter aux étudiants des énoncés comportant des liaisons variables qui sont produites.

Capsule audio 1
 (mot1)(mot2)
Auxiliaire verbal + Participe passéIls ont[t] été agréablement surpris.
 Possible qu’elle ait[t] eu raison de se taire.
Verbe + …Ils vont[t] être particulièrement étonnés.
 Il faut[t] y aller dès maintenant.
 Nous sommes[z] à l’extérieur pour l’instant.
 Je suis[z] un artiste.
 Il est[t] important.
 Ils partirent[t] aussitôt.
Adverbe de négation pas + …Ce n’est pas[z] une solution.
 Pas[z] ici.
Conjonction mais + …Mais[z] il y a un autre problème.
Préposition chez, sans ou après + …Chez[z] une amie.
 Sans[z] oublier que…
 Après[z] avoir fait les travaux requis.
Adverbe plus ou moins + …C’est plus[z] élaboré.
 Cela est moins[z] utile que vous ne le croyez.
 Ne plus[z] entendre sa voix.
Adverbe interrogatif quand + …Quand[t] on pourra, on le fera.

Ne pas produire les liaisons variables n’est donc pas une « erreur ». On peut les produire comme on peut ne pas les produire, et ce, sans entacher la qualité de la langue parlée. Toutefois, on constate que la fréquence des liaisons variables est toujours plus grande chez les francophones scolarisés. Elle est aussi toujours plus importante dans les prises de parole à caractère formel, comme le sont, par exemple, l’entrevue publique portant sur un sujet sérieux et le bulletin d’information[4]. C’est aussi le cas pour la lecture pour autrui. Ainsi, lorsque les liaisons variables sont produites, la prise de parole est perçue par les auditeurs comme étant plus soignée sur le plan de la prononciation.

Le phénomène de la liaison, dont l’origine remonte à une époque lointaine où les consonnes finales graphiques à la fin des mots étaient prononcées, a entrainé certaines généralisations qui se sont traduites par des liaisons inattendues, si l’on considère la consonne graphique finale. Par exemple, la lettre graphique t du déterminant cent, dans le groupe nominal Cent étudiants, se lie à étudiants : « Cent [t] étudiants ». Toutefois, on entend bien souvent « Cent [z] étudiants ». Au regard de la norme linguistique, cette liaison « inattendue » est considérée comme étant fautive.

Les motivations linguistiques de ces liaisons inattendues relèvent de plusieurs phénomènes, dont la recherche spontanée et bien inconsciente de régularité ou d’analogie. La liaison [z] non étymologique dans « Cent [z] étudiants » s’aligne simplement sur les liaisons du pluriel normalement attendues dans les groupes de mots qui comportent des déterminants pluriels ou numéraux : les [z] étudiants; nos [z] étudiants; trois [z] étudiants; dix [z] étudiants. C’est une erreur au vu de la norme, mais non à celui de la logique. D’autres liaisons inattendues émaillent la langue parlée des Québécois et doivent être évitées en situation formelle (registre standard) :

« J’suis [t] allé (ch’t allé) à la bibliothèque. »  

« On va [t] être au collège tantôt. »    

« Ça [l] a quand même beaucoup d’importance pour nous. »       

« Ça [n] en prend un certain nombre. »

La fusion des voyelles

La fusion vocalique est un phénomène de coarticulation qui se produit lorsque la voyelle phonétique finale d’un mot se fusionne avec la voyelle initiale du mot suivant pour n’en former qu’une, souvent allongée, ce que le deux-points dans la transcription phonétique suggère. Le phénomène est courant en français québécois familier (Ostiguy et Tousignant, 2008), mais souvent évité dès que la situation devient un tant soit peu plus formelle.

Ça a été agréable. › « Ç’ a [a:] été agréable. »

On va en parler plus tard. › « On v’ en [ɑ͂:] parler plus tard. »

Dans les exemples ci-dessus, la voyelle [a] du pronom ça fusionne avec la voyelle [ɑ] de l’auxiliaire a pour ne former au bout du compte qu’une voyelle [a:] unique, allongée si on y porte bien attention; [ɑ] du semi-auxiliaire va s’amalgame au pronom en pour ne former que la voyelle allongée [ɑ̃:].

C’est aussi la fusion vocalique qui est en partie à l’origine des contractions de prépositions et de déterminants très fréquentes dans le registre familier, mais à éviter en registre standard :

à la maternelle › « à [a:] maternelle »

dans la classe › « dans [ɑ͂:] classe »

dans les cinq livres › « dins [ẽ:] cinq livres »

Activité en classe no 2 : Faire écouter aux étudiants les énoncés suivants. Un énoncé sans fusion vocalique précède toujours un énoncé contenant des fusions vocaliques.

Capsule audio 2
  • Ça a été agréable. ›
    « Ç’ a [a:] été agréable. »
  • On va en parler plus tard. ›
    « On v’ en [ɑ͂:] parler plus tard. »
  • Ça avait duré au moins une heure. ›
    « Ç’ avait [a:vɛ] duré au moins une heure. »
  • Rodolphe, dans le roman, était allé chercher de l’aide au village. ›
    « Rodolphe, dans le roman, étallé [eta:le] chercher de l’aide au village. »
  • I’ y a pas assez d’monde. ›
    « I’ y a pas ’ssez [pɑ:se] d’monde. »
  • On n’est pas aussi nombreux. ›
    « On est p’ aussi [po:si] nombreux.
  • On doit aller rencontrer l’équipe. ›
    « On doi’ ller [dwa:le] rencontrer l’équipe.
  • Cette année, les enfants vont entrer à la maternelle 4 ans. ›
    « Cette année, les enfants vont entrer à [a:] maternelle 4 ans. »
  • On s’trouvait dans la classe à ce moment-là. ›
    « On s’trouvait dans [dã:] classe à ce moment-là. »
  • Toutes les informations ont été trouvées dans les cinq livres que j’ai avec moi. ›
    « Toutes les informations ont été trouvées dins [dẽ:] cinq livres que j’ai avec moi. »
  • Tout le matériel a été mis sur la table pour consultation. ›
    « Tout le matériel a été mis sa [sa:] table pour consultation. »
  • Les informations pertinentes se trouvent sur les diapos. ›
    « Les informations pertinentes se trouvent ses [se:] diapos. »
  • À tort, on a mis l’auteur sur un piédestal. ›
    « À tort, on a mis l’auteur sun [sœ͂:] piédestal. » 

La diphtongaison

On dit d’une voyelle qu’elle est diphtonguée lorsqu’elle semble se dédoubler en cours d’articulation au point qu’il est possible d’entendre deux sons (Maury et Tessier, 1991). Le syntagme de la neige est alors dit « de la na-ège » [naεʒ]; la classe, « la cla-osse » [klaɔs]; une rivière, « une rivia-ère » [ʀivjaεʀ]; on arrive tard, « on arrive ta-ord » [taɔʀ]; le professeur, « le professa-eur » [pʀɔfεsaœʀ]; faire du sport, « faire du spa-ort » [spaɔʀ]. Bien que le phénomène soit courant en français parlé au Québec, nous avons laissé entendre, dans notre deuxième article, que certaines personnes qui ont l’habitude de diphtonguer le font moins en situation de lecture pour autrui. De même, ceux qui prennent la parole en public l’évitent généralement, comme c’est le cas pour les chefs d’antenne et les animateurs d’émissions d’affaires publiques ou de divertissement (Reinke, 2005). Diphtonguer les voyelles longues (neige, classe) ou allongées par R (rivière, professeur, tard, sport) serait donc peu approprié dans ces situations en regard des conventions sociales qui influencent nos usages linguistiques. C’est plutôt la prononciation de voyelles non ou peu diphtonguées qui constitue une caractéristique du registre standard. L’enseignant ou l’enseignante peut donc accorder un moment dans son enseignement pour mettre en évidence cette pratique. Pour entendre la diphtongaison et la non-diphtongaison, nous vous invitons à consulter la capsule audio 8 dans l’article Développer la compétence à lire pour autrui au collégial.

Le timbre de la voyelle a

En français québécois, la voyelle a présente plusieurs prononciations. Les deux plus évidentes sont celles qui participent à différencier le pronom sujet neutre ça et le pronom complément ça, comme dans « Ça prend ça ». La voyelle de ça sujet est transcrite [a] en alphabet phonétique, celle de ça complément, [ɑ]. Cette même différence s’observe avec la, déterminant défini ou pronom complément, et , adverbe, comme dans « La [a] copie, dépose-la [a] là [ɑ]. ».

Parmi toutes les variantes phonétiques que connait la voyelle a en français québécois, il y en a deux qui peuvent déplaire à certains allocutaires, notamment si elles sont entendues dans des prises de parole formelles[5]. La première concerne la voyelle a à la fin des mots, dont des prénoms. Bien des Anna, Jessica, Lydia, Marika, Nicholas ou Sarah apprécient peu la façon dont la dernière voyelle a de leur prénom est prononcée. Au lieu de la voyelle [ɑ], on entend fort souvent [ɔ], prononciation semblable à celle de la voyelle o du mot botte. On peut entendre cette dernière également à la fin des mots suivants : Canada, combat, registrariat, repas ou secrétariat. Bien que la prononciation [ɔ] laisse indifférentes certaines personnes, beaucoup lui préfèrent, en registre standard, le timbre [ɑ]. L’enseignant ou l’enseignante qui le juge à propos pourrait faire entendre cette différence à ses étudiants. 

Activité en classe n3 : Faire écouter aux étudiants la voyelle a telle qu’elle est prononcée en registre familier et en registre standard à la finale des prénoms et des mots suivants :

Capsule audio 3
  • As-tu vu Maria et Nicholas?
  • À la cafétéria.
  • Il se prépare à livrer un combat.
  • Il faut y penser déjà.
  • C’est en bas.
  • Une série d’éclats.
  • Il n’y en a pas.
  • Je dois aller au registrariat.
  • Une carte-repas.
  • Au secrétariat.

La seconde prononciation familière que nous mettons en évidence est sans doute celle qui est la plus mal jugée. La voyelle a des mots âgé, blâmer, casser, espacé ou passé est souvent prononcée comme la voyelle o dans botté, mais produite avec une longueur marquée, ce que traduit le deux-points dans la transcription phonétique [ɔ:] : [ɔ:ʒe], [blɔ:me], [kɔ:se], [ɛspɔ:se], [pɔ:se]. En registre standard, la prononciation la plus courante au Québec est plutôt [ɑ:] : [ɑ:ʒe], [blɑ:me], [kɑ:se], [ɛspɑ:se], [pɑ:se]. L’enseignant ou l’enseignante qui le juge à propos pourrait faire entendre cette différence à ses étudiants. 

Activité en classe no 4 : Faire écouter aux étudiants la voyelle a telle qu’elle est prononcée en registre familier et en registre standard dans les mots suivants :

Capsule audio 4
  • À l’époque, l’auteur était déjà âgé
  • On s’est basé largement sur ce qui avait été fait avant. 
  • Ils ont été sévèrement blâmés
  • Les manifestants voulaient tout casser
  • Le personnel clérical s’est occupé du classement.
  • Tous les jouets étaient entassés dans le petit local du fond. 
  • Il faudrait songer à espacer nos rencontres.
  • Les règles du participe passé.

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Cet article a permis d’exposer quelques caractéristiques à faire observer aux étudiants lorsqu’on souhaite développer leur compétence à communiquer oralement en registre standard lors de prises de parole préparées. Les caractéristiques présentées en sont quelques-unes seulement, car ce texte ne se prétend pas exhaustif. D’autres éléments auraient pu être abordés tels que le fait de prononcer ou pas le graphème e ainsi que la réduction des groupes de consonnes à la finale des mots. À cet égard, les deux premiers articles de cette série présentent d’autres cas qui caractérisent la langue spontanée ou la lecture oralisée.

L’écriture de ces trois articles a été l’occasion de présenter et d’aborder différents éléments en lien avec les trois principaux types de prise de parole rencontrés au collégial. Nous souhaitons que ces contributions apportent un nouvel éclairage sur la langue orale et que cette dernière occupe une place de plus en plus importante au collégial.

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Références

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REINKE, K., et L. OSTIGUY (2019). « La langue du doublage québécois : un français parlé “sous bonne surveillance” », [En ligne], Revue canadienne de linguistique appliquée, vol. 22, no 2, p. 1-26. [https://www.erudit.org/fr/revues/cjal/2019-v22-n2-cjal04846/1063772ar/] (Consulté le 2 décembre 2019).

VINCENT, D. (1994). Les ponctuants de la langue et autres mots du discours, Québec, Éditions Nota bene.

  1. Les contenus des fichiers audios que comporte ce texte n’ont pas été dits par une professionnelle de la parole, mais par une étudiante n’ayant pas de formation particulière en lecture à voix haute. De même, les contenus sont présentés sans artifices. Cela est en partie voulu, puisqu’il s’agit ici de montrer que l’élaboration d’un matériel sonore à faire analyser aux étudiants ou à faire produire par les étudiants eux-mêmes ne demande pas nécessairement beaucoup de travail et de moyens techniques. Nous remercions Élodie Grandmont, étudiante en langue et communication, profil international, à l’Université du Québec à Trois-Rivières, d’avoir accepté de prêter sa voix. [Retour]
  2. Le pronom elle et la forme verbale est se fusionnent, et le son [ɛ] résultant est allongé, d’où le deux-points : [ε:]. [Retour]
  3. Pour une synthèse des écrits sur le sujet, consultez Reinke et Ostiguy (2019). [Retour]
  4. Pour une synthèse des écrits sur le sujet, consultez Reinke et Ostiguy (2019). [Retour]
  5. Le lecteur ou la lectrice qui souhaite en savoir davantage sur le sujet peut se référer au chapitre 4 de Ostiguy et Tousignant (2008). [Retour]

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