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Particularités culturelles et linguistiques des élèves innus

Particularités culturelles et linguistiques des élèves innus

Yvette Mollen est titulaire d’un baccalauréat spécialisé en études françaises de l’Université de Montréal. Elle détient en outre un certificat en enseignement de l’Université du Québec à Chicoutimi, où elle a achevé la scolarité d’une maîtrise en éducation et est chargée de cours depuis 1999. Elle a également été professeure de langue innue à l’école Teueikan de Mingan, son village natal, de 1994 à 1996, et a enseigné au cégep de Sept-Îles en 2008. Depuis 2003, elle est directrice du secteur de la langue à l’Institut Tshakapesh, anciennement nommé l’Institut culturel et éducatif montagnais (ICEM), où elle travaille notamment pour la sauvegarde de la langue innue. Le présent article est le résumé de la conférence que Mme Mollen a donnée à l’Intercaf de mai 2009.

Dans toutes les écoles innues et les écoles autochtones en général, on constate qu’un nombre de plus en plus élevé de jeunes éprouvent des difficultés d’apprentissage. Plusieurs recherches sur le sujet montrent que les styles d’apprentissage des élèves innus diffèrent de ceux de leurs pairs québécois. Les apprenants innus seraient plus naturalistes, plutôt visuels que verbaux, et plus kinesthésiques que logico-mathématiques. Ils semblent également privilégier un mode d’entrée sensorielle plus simultanée que séquentielle. Pour résumer, ils apprennent par la pratique ; ils apprennent autrement[1].

Dans cet article, nous tracerons d’abord un bref portrait des Innus, puis nous ferons état des principales caractéristiques de leur langue. Nous donnerons ensuite un aperçu de son usage actuel dans les communautés innues et en particulier chez les jeunes. Nous souhaitons ainsi mettre en lumière les facteurs linguistiques qui expliquent en partie les difficultés d’apprentissage rencontrées par les apprenants autochtones, difficultés qui mènent inévitablement à un recul de l’utilisation de la langue maternelle par les jeunes. Ce dernier point nous amènera à parler du travail fait à l’Institut Tshakapesh.

Les Innus d’aujourd’hui

Autrefois nommés Montagnais, les Innus sont des autochtones qui habitent l’est et le nord du Québec ainsi que le Labrador. Ils étaient encore nomades il y a à peine une quarantaine d’années[2].

Selon les chiffres du Secrétariat des Affaires autochtones publiés en 2007[3], la population innue compte plus de 16199 membres répartis au Québec en 9 communautés (figure 1) : Mashteuiatsh, Essipit, Pessamit, Uashat mak Mani-utenam, Matimekush–Lac-John, Ekuanitshit, Nutashkuan, Unaman-shipu et enfin Pakut-shipu. Pour deux communautés situées au Labrador, celles de Natuashish etTshishe-shatshit, nous n’avons pas de données.

carte

Figure 1
Répartition de la population innue sur le territoire québécois : plus de 16 199 membres partagés en 9 communautés

Les Innus vivent aujourd’hui dans des réserves[4], et la transition entre le nomadisme et le sédentarisme ne s’est pas faite sans heurts. Certains problèmes sont apparus, dont l’alcoolisme et la violence. Plusieurs étapes ont succédé au sédentarisme : les pensionnats, l’éducation obligatoire, et la bataille pour trouver un juste milieu entre modernisme et culture innue. Cette dernière est étroitement liée à l’usage de la langue innue, qui est en constante concurrence avec le français et l’anglais.

La langue innue

L’innu fait partie des 10 langues amérindiennes toujours en usage au Québec. Il est d’origine millénaire et serait apparu, selon l’expression de l’ethnologue canadien Michael K. Foster (1982), « bien avant que les canards, les perdrix et les sarcelles de nos bois n’aient entendu une syllabe de français ou d’anglais ».

Selon la célèbre définition de Dubois, la langue est un instrument de communication, « un système de signes vocaux, éventuellement graphiques, propre à une communauté d’individus, qui l’utilisent pour s’exprimer et communiquerentre eux[5] ». La langue innue a ses particularités et ne fonctionne pas comme les langues indo-européennes telles que le français ou l’anglais. La langue innue fait partie des langues algonquiennes dites agglutinantes ; sa structure, très particulière, se caractérise entre autres par l’ajout de préfixes et de suffixes à des radicaux qui ont un sens. Voici, à titre d’exemples, différentes significations obtenues à partir du radical auass (tableau 1).

Tableau 1
Exemples de mots formés à partir du radical auass (enfant)
Mots dérivés de AUASSSensSens des préfixes et suffixes
auassatles, des enfantsat : marque du pluriel des noms animésnit : vient du pronom nin, qui signifie « mon »
(Le t permet la liaison entre les voyelles i et a.)

im : finale qui indique le possessif

ss : marque diminutive

• nitauassimmon enfant
• nitauassimatmes enfants
• nitauassimissatmes jeunes
mes petits-enfants

À partir de auass, il est également possible de former plusieurs autres mots, dont les verbes utauassimu (il a un enfant / elle est mère) et utauassimitutueu (il l’a pour enfant / il le considère comme son enfant), ou encore, le nom auassi-shuniau (allocations familiales).

La langue innue chez les jeunes

La langue innue est en compétition constante avec la langue seconde, qui est la langue d’enseignement. Aussi, de plus en plus, on observe une baisse du taux de rétention de la langue innue dans les communautés : à Essipit, il est de 0 % ; à Mashteuiatsh, de 15 % ; à Uashat mak Mani-utenam, de 70 % ; dans les autres communautés, de 90 à 95 %. Le taux de bilinguisme, pour sa part, est élevé, l’unilinguisme innu ne touchant à peu près que les personnes de plus de 70 ans et plus, ou de moins de 5 ans. En outre, de plus en plus de jeunes enfants ont le français comme langue maternelle.

Menacé, l’innu, à l’instar d’autres langues autochtones, risque de sombrer dans l’oubli. Pour qu’une langue puisse survivre, elle doit être protégée et transmise d’une génération à l’autre. Or, la langue innue a évolué autant que ses locuteurs. Les mots utilisés en 2009 ne sont pas les mêmes qu’en 1634, 1885, 1935, 1945. À ces diverses époques, le mode de vie était orienté vers la vie et la survie en forêt. Aujourd’hui, à l’ère des multimédias, les occupations sont différentes, et l’usage que les jeunes font de la langue n’est, par conséquent, plus tout à fait celui de leurs ancêtres : le vocabulaire est différent, et les mots des anciens sont délaissés. Cette situation est déplorable, navrante.

Lorsqu’ils parlent, plusieurs jeunes Innus d’aujourd’hui utilisent ce qu’on appelle le code switching, qui consiste en une alternance d’innu et de français (figure 3). Il existe pourtant des mots pour presque tout en innu. Si Nintendo et PlayStation, par exemple, n’ont pas d’équivalents spécifiques, les réalités modernes qu’ils désignent sont tout de même nommées à l’aide du terme générique metuakana, qui s’applique à l’ensemble des jeux. Évidemment, lorsqu’un mot innu n’existe pas, un néologisme est créé, et ce, en respectant dans la mesure du possible le caractère descriptif de l’innu. Par exemple, le mot atusseu-katshitapatakanit (ordinateur) pourrait se traduire ainsi : « On travaille en regardant un écran de télévision ». Rien ne garantit cependant que les nouveaux mots seront intégrés au lexique par les locuteurs innus. Pour nommer de nouvelles réalités, les Innus empruntent également aux autres langues : napatat (la patate), nesseshep (le cégep), papinaman (peppermint).

En plus de truffer leur parler de mots français, certains jeunes Innus ont également tendance à couper des syllabes. Par exemple, ils diront nikushtamakaun (pour je reçois de l’enseignement) plutôt que nitshishkutamakaun (figure 2), qui est un verbe dérivé de tshishkutamatsheu, de la même famille que katshishkutamatsheutshuap (école). Les jeunes ont aussi l’habitude d’inverser les mots. Ils diront ainsi tshikupanitan, alors que l’expression conventionnelle est kutshipanitan (figure 2).

Ces transformations de la langue innue (code switching, inversion, troncation, etc.) contribuent à sa détérioration.

« Nete nikushtamakaun* à l’école…. Nika tshikupantan* tshetshi tutian Uashat, les manèges nui metuen. Nui aian nimetuan, Nintendo kie ma PlayStation, rouge kie ma bleu eshinakuak. Mu tshiam deux cents piastres nikanueniten. J’espère que nika minuaten nete les manèges. »

* * *

« Nete nitshishkutamakaun katshishku-tamatsheutshuapit… Nika kutshipanitan tshetshi ituteian Uashat, metuakana nui metuen. Nui aian nimetuakana, (Nintendo kie ma PlayStation), miakuat kie ma uiasheshkunat. Muku tshiam nishumitashumitannueiapiss nikanaueniten. Nipakusheniten mishkut, nika minuaten nete metuakana. »

Figure 2
Exemple d’utilisation de la langue innue par certains jeunes d’aujourd’hui, suivi de la version conforme au code écrit et au lexique innu

La langue à l’école et dans les communautés

Le taux d’alphabétisation en langue innue est très bas. La plupart des Innus ne sachant ni lire ni écrire en innu standardisé, toute communication, écrite ou orale, est faite en français ou en anglais. Dans les écoles innues du Québec, c’est le français qui est enseigné comme langue première, alors que l’innu a le statut de langue seconde, au même titre que l’anglais.

La pauvreté du vocabulaire des élèves innus dans leur langue maternelle, et encore davantage en français, est un facteur qui risque d’influencer leur cheminement. Il en va de même, d’ailleurs, pour les particularités des deux langues, l’innu et le français, dont les structures sont très différentes.

Peut-on parler d’une rupture dans la transmission ? Pas encore. Nous travaillons activement à réparer les fissures et aidons les personnes qui enseignent la langue à transmettre le message suivant aux enfants et à leurs parents, ainsi qu’aux autres membres des communautés innues : la langue est importante. Mais la bataille n’est pas gagnée, et le départ des aînés nous ramène, chaque fois, à la réalité.

L’innu : une langue à protéger et à transmettre d’une génération à l’autre

L’Institut Tshakapesh protège l’innu en travaillant étroitement avec les écoles et la population. Il organise des activités sociales en lien avec la langue, comme la dictée annuelle qui réunit les élèves des diverses communautés innues. Il participe à des émissions radiophoniques sur la langue, notamment à la Société de communication Atikamekw-Montagnais, un réseau de radios communautaires. Enfin, il fait paraître des chroniques linguistiques dans diverses publications, dont le mensuel Innuvelle.

L’Institut Tshakapesh publie également, en langue innue, des histoires de vies, des contes pour enfants et d’autres productions littéraires d’auteurs innus. Depuis une vingtaine d’années, il a effectué un énorme travail d’uniformisation de l’orthographe innue. Comme la langue innue comprend une grande variété de dialectes, il était important d’uniformiser l’écrit pour que toutes les communautés puissent lire et écrire avec une orthographe unique. L’Institut offre également un service de traduction aux communautés. De plus, ses efforts portent beaucoup sur le vocabulaire (la conception de lexiques, par exemple, comme celui des termes d’enseignement) et la création de néologismes à l’usage des enseignantes et des enseignants. Ceux-ci reçoivent de la formation en langue innue, de même que les Innus des communautés qui désirent apprendre à lire et à écrire leur langue. Actuellement, l’Institut termine le développement d’un programme d’enseignement de la langue innue pour les élèves du primaire, inspiré du programme d’enseignement québécois. Le travail se poursuivra ensuite avec la rédaction du programme pour le secondaire.

Nous tenons à souligner enfin que l’Institut Tshakapesh collabore avec l’Université du Québec à Montréal et l’Université Memorial de Terre-Neuve-et-Labrador pour la mise à jour du dictionnaire et de la grammaire de la langue innue.

En conclusion, rappelons que le projet le plus ambitieux, le plus important et le plus difficile de l’Institut consiste à conscientiser les Innus eux-mêmes aux dangers qui guettent leur langue maternelle.

* * *

  1. Profil de l’élève innu, DVD produit par l’Institut Tshakapesh. Ce document présente de façon générale le profil d’apprentissage de l’élève innu. Il peut être visionné sur le site de l’Institut : http://www.icem.ca/icem/adaptation.asp. Les spécialistes qui s’expriment dans cette vidéo recommandent à celles et ceux qui interviennent auprès des enfants et des adolescents innus de tenir compte de leur style d’apprentissage particulier, que ce soit en contexte d’enseignement ou d’évaluation. [Retour]
  2. Les Innus de Pessamit se sont sédentarisés bien avant, soit à partir de 1852. [Retour]
  3. Secrétariat des Affaires autochtones, www.autochtones.gouv.qc.ca/nations/population.htm [Retour]
  4. Les réserves sont des terres réservées aux autochtones par le gouvernement fédéral selon la Loi sur les Indiens de 1876. [Retour]
  5. J. DUBOIS et autres, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 2001. [Retour]

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