Lire à haute voix pour savourer un texte
L’exercice final du premier cours de littérature au cégep, soit la rédaction d’une analyse littéraire d’au moins 700 mots, suppose des habiletés en lecture et en écriture. De même, dégager les significations d’un texte littéraire et être sensible à sa singularité sont des éléments préalables à une bonne analyse. Comment inviter l’élève à parfaire ses connaissances dans ce domaine ? Comment l’initier à la littérature en lui faisant comprendre l’importance des différentes composantes du texte (structure du texte, sens des mots, valeurs expressives de la ponctuation, des modes verbaux, etc.), des règles de syntaxe, d’accord ? Comment lui faire expérimenter aussi « le plaisir du texte » ?
Au Collège de Bois-de-Boulogne, les nouveaux élèves passent un test de classement en français fait de questions à choix multiples et d’une courte rédaction. Ce test évalue leur niveau de maîtrise des règles de grammaire du texte et de la phrase. Selon les résultats, trois possibilités se dessinent : les élèves sont inscrits directement dans la « séquence régulière », en 101 (Écriture et littérature) ; ils sont inscrits à un cours de mise à niveau ; ils sont classés dans un cours qui jumelle le 101 et un cours de mise à niveau. C’est ce dernier cours que je donne depuis bientôt cinq ans à des élèves qui proviennent en très grande majorité du secteur technique (programmes de comptabilité et de gestion, de soins infirmiers et d’informatique). La plupart d’entre eux ne perçoivent pas l’importance d’un pareil cours, mesurent mal leur capacité à améliorer leur français écrit et manifestent, trop ouvertement parfois, leur niveau très faible de motivation.
Je me suis attaqué à ces écueils, sans pour autant avoir la prétention d’obtenir un succès spectaculaire : l’ensemble de mes activités a été guidé par le seul plaisir, le mien et celui de mes élèves. C’est ainsi que, à l’automne 2002, j’ai imaginé une activité de lecture. Dès le premier cours, j’ai annoncé à mes groupes qu’ils auraient à lire un conte de Jacques Ferron (ou un extrait) devant un public composé de tous mes élèves, de collègues (professeurs de diverses disciplines) et d’amis. Le personnel de la direction et les conseillers pédagogiques recevraient également une invitation à assister à cette séance de lecture parce qu’il est important que tous ceux et celles qui ont à cœur la réussite des élèves soient présents pour soutenir les étudiants.
Outre sa richesse et ses qualités littéraires, l’œuvre de Ferron a retenu mon attention pour deux raisons principales : le plaisir que j’avais eu à en découvrir l’univers, et le spectacle portant sur cette œuvre et donné par Christian Vézina à la salle Fred-Barry. Il me fallait tirer profit de cette équation qui ferait voir concrètement aux élèves comment les textes qu’ils travaillaient eux-mêmes en classe avaient été mis en scène. Quand j’ai répété l’expérience l’automne suivant, j’ai choisi Hamlet et ses diverses adaptations parce que le Théâtre du Nouveau Monde avait mis cette pièce à son programme.
Le moment venu, l’excitation était tangible. Moi qui m’étais lancé un peu inconsciemment dans cette galère, je ne tenais pas en place : ma nervosité était telle que je craignais de ne pouvoir évaluer objectivement le résultat de cette démarche, et ce, malgré tout le travail préparatoire. Je prenais conscience de l’ampleur du risque : c’étaient des élèves en difficulté qui allaient s’exposer sur une scène ! Devant la réaction du public, cependant, j’ai vite été rassuré. J’étais le témoin avec eux de belles réussites : je voyais un Jean-Philippe, si timide, se travestir pour incarner une prostituée ; un Baker en imposer avec son personnage de maire dominant tout un village ; une Véronique gagner en confiance à la suite du succès remporté…
Les divers résultats de la mise en lecture se mesurent principalement sur un axe qualitatif. Si l’ensemble des activités préparatoires a un lien avec les compétences des cours de mise à niveau et 101 (dégager le sens d’un texte, en extraire le thème et la particularité stylistique), elles mettent à contribution des habiletés intellectuelles et des attitudes que l’on souhaite tous encourager chez nos élèves (créativité, jugement critique, développement d’une méthode de travail, etc.). À la suite de cette expérience, le climat de la classe s’est grandement modifié : le groupe s’est engagé plus généreusement dans les activités d’apprentissage, en étant plus réceptif à la matière. Les élèves avaient acquis la conviction qu’ils pouvaient réussir à s’améliorer : d’importantes barrières à l’apprentissage étaient tombées. L’univers de Ferron prenait un sens tout particulier chez eux, alors qu’ils avaient avoué ne pas comprendre grand-chose au départ. De plus, l’activité a pu avoir un certain succès parce que la matière abordée (tant sur le plan grammatical et syntaxique que sur le plan des outils d’analyse) comportait des exemples puisés à même l’œuvre de Ferron et que cette dernière faisait l’objet d’évaluations sommatives et formatives. (Ils avaient doublement intérêt à comprendre l’œuvre.) Puis, parce que je trouvais important qu’ils abordent une autre facette de l’œuvre ferronnienne, je leur ai proposé de voir le spectacle de Christian Vézina (qui a mis en scène certains contes de Ferron) et j’ai même invité l’auteur à venir leur parler de son recueil de poésie, de son amour des mots et de son intérêt pour Ferron.
À la session d’automne 2003, une équipe de chercheurs de l’Université de Montréal est venue nous rencontrer pour mener une étude sur l’efficacité des mesures visant l’amélioration du français écrit. J’en étais alors à ma troisième expérience avec ce projet de lecture publique. Cette fois, j’avais retenu une pièce de Shakespeare, Hamlet. Devant ce choix de texte, plusieurs personnes ont haussé le sourcil droit, l’œil brillant de scepticisme. Elles semblaient dire : « Tu vas vraiment faire lire Hamlet à des élèves de mise à niveau ? » Cette appréhension présente chez certains de mes collègues et amis a tout simplement décuplé mon désir de mieux faire comprendre le théâtre de Shakespeare ! Une collègue, donnant le même cours que moi cette session-là, m’a offert un appui inconditionnel, allant jusqu’à faire participer ses propres élèves au projet. Nous étions donc au moins deux à partager cette folie…
Voici les étapes qui ont préparé les étudiants à la mise en lecture publique, cet automne 2003, et les critères qui ont servi à l’évaluation de l’ensemble des activités.
Il fallait d’abord sélectionner des scènes et des extraits représentatifs et pouvant être intéressants à analyser. J’ai ainsi retenu un certain nombre de scènes et proposé divers textes en lien avec l’œuvre : une scène du Hamlet, prince du Québec de Gurik, le monologue de Gabriel dans Zazie dans le métro, les poèmes Horatio de Verlaine et Ophelia de Rimbaud, etc. Voilà ce qui allait servir de base à la lecture publique.
1re étape : Choix d’un extrait et formation des équipes (3e semaine)
Dans un paragraphe d’une centaine de mots qui respecte le style discursif, chaque élève, individuellement, justifie son choix d’extrait. Cette rédaction formative est principalement à l’indicatif présent et évite les verbes être, faire et trouver. Je corrige la cohérence du texte et la qualité du français écrit. J’invite chaque élève à remplir une fiche d’autocorrection à partir de cette première rédaction.
Dans les jours qui suivent la remise de ce travail, je forme moi-même les équipes pour la mise en lecture, en regroupant les étudiants qui ont semblé, dans le choix de leur extrait, présenter des goûts semblables. Si les élèves veulent faire partie d’une autre équipe que celle dans laquelle je les ai classés, ils doivent me présenter une demande et un projet à l’aide d’un autre texte d’environ 150 mots. Pourquoi ? Surtout pour m’assurer d’équilibrer les équipes, et pour ne pas que la classe se divise en ghettos.
2e étape : Analyse de l’extrait (5e semaine)
Dans un texte suivi de 400 mots au minimum, chaque équipe décrit le thème central de son extrait et analyse la façon dont il est traité. Puis, j’encourage les élèves à se réunir pour échanger des idées sur le texte, à faire des essais de lecture à haute voix avant de distribuer les rôles de chacun, à imaginer une manière originale de mettre en lecture l’extrait, tout en ayant le souci de valoriser le talent des membres de l’équipe. Cette rédaction est formative. J’en profite pour donner des commentaires sur la structure des paragraphes, l’insertion des citations, la pertinence des éléments retenus. À la 8e semaine, une évaluation sommative est prévue à partir de cette rédaction.
Pour cette étape, j’alloue une période de cours (50 minutes), pendant laquelle je demeure disponible pour guider les élèves. Au terme de cette étape, chaque équipe doit être prête à soumettre son projet de lecture à la classe.
Les questions qui suivent portent sur la rédaction formative corrigée, que vous avez rédigée pour l’analyse de votre extrait de Hamlet. (Voir étape 2.) | |
1. Vous devez réécrire le texte en tenant compte de l’ensemble des commentaires fournis. | (40 points) |
Critères d’évaluation Structure du paragraphe Organisation logique du paragraphe Classement efficace des données Application adéquate des règles de la syntaxe, d’organisation du texte et de cohérence Transition pertinente | 15 |
Compréhension juste du texte Liens pertinents entre le propos du texte et les manifestations thématiques et formelles Utilisation appropriée des éléments d’analyse | 25 |
2. Justifiez par des phrases complètes cinq corrections que vous avez effectuées. | (20 points) |
Application adéquate des règles de la syntaxe et de la ponctuation Respect des règles orthographiques, grammaticales et syntaxiques Pertinence de la justification | 20 |
3. Procédez à l’analyse logique de deux phrases matrices de votre texte. Remplissez le tableau d’analyse. | (20 points) |
Repérage juste des constituants de la phrase | 20 |
Qualité de la langue : 20 points |
3e étape : Sélection des mises en lecture (6e semaine)
Chaque équipe présente devant la classe un extrait de sa mise en lecture, avec ou sans déplacement. Après la prestation, d’une durée maximale de 5 minutes, les élèves justifient oralement leur choix. Une période de discussion avec le groupe suit : on commente la mise en lecture en faisant valoir les points forts et les points à améliorer. Puis, individuellement, chacun remet au professeur son évaluation des prestations. À l’aide des évaluations, le professeur sélectionne les équipes qui présenteront leur extrait dans le cadre de la lecture publique. Les autres élèves devront rédiger individuellement un résumé des séquences intermédiaires ou la présentation d’un auteur. Ces textes serviront, au moment de la lecture publique, à faire des liens entre les prestations des élèves.
4e étape : Répétition des mises en lecture et préparation des séquences intermédiaires (8e ou 9e semaine)
Les équipes sont libérées d’un cours de 3 heures pour répéter leur mise en lecture devant le professeur. Les autres étudiants doivent remettre le résumé des séquences intermédiaires qui leur ont été attribuées ; au cours de cette période, ils doivent aussi répéter la lecture de leur résumé et la faire autoriser par le professeur.
Un élève jugé insuffisamment préparé pour la lecture publique ou qui, dans le cadre de la prestation, présente des lacunes trop importantes se verra refuser la possibilité de présenter sa lecture, et la note zéro lui sera attribuée pour l’ensemble de cette activité.
5e étape : Répétition générale
La semaine précédant la lecture publique ou la veille de la prestation officielle, les équipes des différents groupes-cours ainsi que les élèves qui ont préparé le résumé ou la présentation d’extrait sont appelés à une heure précise pour une dernière répétition, histoire de s’assurer que les enchaînements se font bien.
Pour éviter les changements de décor ou de costumes, qui peuvent prendre beaucoup de temps, nous avons pensé limiter le nombre d’accessoires et d’éléments de costume (une épée, un crâne, un chapeau, une couronne, un collier de fleurs) et de décor (un écran pour d’éventuelles projections, une chaise et une table).
6e étape : Lecture publique (10e semaine, à l’occasion d’une journée d’étude individualisée[1])
Les élèves présentent leur lecture expressive à un public composé d’autres élèves et amis, de professeurs de diverses disciplines et d’invités. Chaque spectateur remplit une feuille d’évaluation qu’il remet à la fin du spectacle. Les trois mises en lecture qui reçoivent les meilleures évaluations obtiennent 100 % pour l’ensemble de l’activité. Le nom des équipes est dévoilé au cours de la onzième semaine.
L’ensemble de l’activité Lecture publique compte pour 15 % de la session et répond aux éléments de compétence suivants :
- dégager le sens de textes littéraires ;
- reformuler le propos d’un texte littéraire ;
- extraire de textes les thèmes principaux.
Critères et barèmes utilisés | |
Compréhension juste de l’extrait retenu (évaluée surtout à partir des 1re et 2e étapes) | 10 points |
Reformulation pertinente et claire du texte (évaluée surtout à partir des 1re et 2e étapes) | 20 points |
Reconnaissance pertinente du thème et des procédés qui le mettent en valeur (évaluée surtout à partir des 3e et 5e étapes) | 25 points |
Qualité de la langue dans les documents remis et pendant les échanges (je choisis un texte pour l’attribution de la note) | 20 points |
Qualité et originalité de la lecture en lien avec le texte | 25 points |
En conclusion
Le projet repose sur le principe suivant : une lecture à haute voix efficace suppose une bonne compréhension du texte. De plus, la mise en lecture, les accessoires, les montages, les déplacements, bref le volet plus théâtral, sont des aspects qui peuvent donner un aperçu des résultats d’une analyse du texte, d’un travail sémantique. Pour connaître un certain succès, une telle activité doit s’intégrer dans les activités mêmes du cours et faire l’objet d’évaluations progressives. Cette façon de procéder permet une supervision plus adéquate des élèves. Par contre, il ne faut pas se le cacher, la mise en œuvre de tout ce qui entoure le projet, de la sélection des textes à l’évaluation de la lecture publique, demande du temps. Il n’est possible de faire un travail sérieux que si le nombre d’élèves le permet (environ 25 élèves par classe). À la session d’automne 2004, parce que les classes étaient de 36 élèves, aucune activité du genre n’a pu avoir lieu, même si des élèves, qui avaient entendu parler du projet les sessions passées, en avaient fait la demande.
La lecture publique est une approche intéressante qui aide l’étudiant à comprendre un texte, à tirer un certain plaisir aussi à en découvrir le fonctionnement, mais elle ne garantit pas qu’il réussira son cours… Cette activité a un effet positif sur les apprentissages en français écrit et en analyse littéraire, mais là où elle est le plus efficace, c’est sur le plan de la motivation. La réussite réelle est là[2] !
- Au Collège de Bois-de-Boulogne, le calendrier scolaire prévoit cinq jours réservés à l’enseignement individualisé, répartis sur l’ensemble de la session. Ces jours-là, il n’y a pas de cours comme tels. Le professeur est à la disposition des élèves et peut les convoquer pour une activité spéciale obligatoire, ou pour répondre à des besoins de récupération particuliers. Retour
- En terminant, je me dois de souligner tout le soutien offert par mes collègues et mes proches. Merci à Sonya Morin, professeure, pour avoir partagé cette folie, à Jean Laroque, de l’animation étudiante, pour son sang-froid et son sens de l’organisation, à Nicole Raymond, adjointe à la direction des études, qui a cru à l’activité et qui est venue donner son appui en s’adressant directement aux élèves, à tous ceux et celles qui nous ont encouragé de près ou de loin et surtout à Valérie Dupont, pour avoir enduré mon humeur très fébrile et pour sa grande créativité. Retour
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