Connaitre les rouages de la morphologie française: un levier puissant pour l’apprentissage des mots
Dans le contexte collégial, les lecteurs adultes sont amenés à lire des textes qui traitent de sujets éloignés de leur quotidien. Faute de connaissances antérieures approfondies sur les contenus traités, la compréhension de ces textes repose substantiellement sur la connaissance des mots qui s’y trouvent (Perfetti et Stafura, 2014). Or, ces mots, désignant souvent des concepts nouveaux, sont rarement rencontrés par les lecteurs et, par conséquent, leur sont peu ou pas connus. Par exemple, dans la phrase : « La maitrise de ce type de raisonnement syllogistique est utile pour construire une argumentation imparable » (Van Den Avenne, 2009, p. 60), on retrouve les mots rares syllogistique et imparable. La méconnaissance de ces mots empêcherait les lecteurs adultes d’avancer dans la construction du sens de la phrase. De même, lorsque ceux-ci s’expriment par écrit dans un contexte scolaire, ils peuvent être appelés à utiliser des mots auxquels ils ont été rarement exposés et douter, par exemple, de leur forme écrite.
Si la présence des mots rares dans les textes lus ou écrits par les lecteurs/scripteurs avancés est inévitable, il incombe aux enseignants d’outiller leurs étudiants avec des stratégies qui les aideront à déduire le sens des mots nouveaux, à retenir plus facilement leur orthographe et, enfin, à mieux les connaitre. C’est dans cette optique que le présent article propose une stratégie considérée comme l’une des deux sources majeures[1] de la connaissance des mots, à savoir l’analyse de la structure des mots en unités minimales de sens, c’est-à-dire les morphèmes (Nagy et Scott, 2000). Par exemple, il s’agirait d’analyser la structure du mot imparable pour dégager les morphèmes im- (préfixe), parer (racine ou base) et -able (suffixe). Cette habileté d’analyse ainsi que les connaissances sur les morphèmes constituent ce que l’on appelle la conscience morphologique (Kuo et Anderson, 2006).
Le développement de ces connaissances chez les apprenants est un long processus (ONL, 2000) qui requiert des connaissances de divers ordres pour les enseignants désireux de soutenir leurs étudiants lorsque ceux-ci rencontrent des mots nouveaux ou rares en situation de lecture ou d’écriture. À cet effet, le présent article traitera tout d’abord, dans une perspective linguistique, de quelques concepts reliés aux connaissances morphologiques. Ensuite, dans une perspective psycholinguistique, des arguments théoriques et des résultats de recherche permettront de comprendre comment ces connaissances soutiennent les lecteurs et les scripteurs du français. Finalement, deux types d’activités à réaliser auprès d’étudiants collégiaux et universitaires seront proposées.
Quelques notions de morphologie française
Les connaissances morphologiques concernent, comme leur nom l’indique, l’aspect du langage qu’on appelle la morphologie. Créé par Goethe, le théoricien et homme de lettres allemand, le terme morphologie est formé de deux éléments : morpho-, qui veut dire forme, et logie, qui veut dire science, étude. Plus précisément, cette étude consiste en l’analyse de la structure des mots afin d’y détecter des unités minimales de sens : les morphèmes. Par exemple, le mot chant est formé d’un seul morphème, alors qu’enchantement est formé de plusieurs morphèmes (en-chant-e(r)-ment). La morphologie étudie aussi les règles de la formation des mots. Elle permet ainsi de comprendre, par exemple, comment syllogistique est formé du préfixe syn- (préfixe voulant dire « ensemble, avec », qui devient syl- devant une racine commençant par l) de la racine logie (désignant « étude, raisonnement ») et du suffixe –ique (renfermant le sens de « relatif à, relevant de »). Finalement, la morphologie s’attarde à l’interprétation du sens reliée à la structure des mots. Autrement dit, elle nous permet de déduire le sens du mot syllogistique, soit « relatif à un raisonnement déductif qui met ensemble des propositions ou des arguments », à partir du sens de chacun des morphèmes qui le composent.
Chaque langue a sa propre manière d’encoder le sens à travers les mots. Le français mise beaucoup sur leur structure pour constituer son lexique d’une centaine de milliers de mots. Il possède, pour le faire, un bassin très riche de morphèmes. Certains morphèmes, qu’on appelle libres, fonctionnent de manière autonome dans une phrase (ex., parer). D’autres, les morphèmes liés, ne peuvent, en revanche, être utilisés de manière indépendante (ex., en-, -ment, lect- de lecture) [Huot, 2005]. Selon leur contribution au sens du mot, les morphèmes sont classés en bases ou racines et en affixes. Les bases ou racines renferment le sens principal dans le mot (ex., argument dans argumentaire). Les affixes se placent avant ou après la racine et sont appelés respectivement préfixes (ex., dé- dans décharné) et suffixes (ex., -aire dans argumentaire). Les racines et les affixes peuvent être assemblés selon trois procédures : a) la composition, où deux racines sont assemblées (ex., porte-parole); b) la dérivation, où la racine est préfixée (ex., préscientifique) et/ou suffixée (ex., insanité); et c) la flexion, où la racine ou un mot dérivé ou composé est suivi d’un suffixe flexionnel (ex., parl-ent, condition(n)-el-le, belles-sœurs).
La procédure de formation des mots privilégiée en français est la dérivation (Guilbert, 1975). Le français compte 388 suffixes et 136 préfixes (Rey, Gala et Tichit, 2012) pour former de 75 à 80 % de son lexique. Certains d’entre eux permettent de former des milliers de mots en français. Par exemple, le suffixe ‑ion se trouve dans 2 400 mots, et le préfixe re- est contenu dans 1 500 mots dérivés (Estienne, 2002). La jonction des morphèmes dans un mot dérivé est régie par des règles phonologiques et orthographiques propres à chaque langue. Par exemple, le préfixe in- se prononce /i/ au lieu de /ɛ̃/ quand la base à laquelle il s’ajoute commence par l, r, m ou n (ex., illégitime, irrévérencieux, immobilisation, inné), et à l’écrit, la consonne est doublée sans contrepartie phonologique. De plus, la valeur sémantique des affixes est liée à la classe grammaticale de la racine à laquelle ils s’ajoutent. Par exemple, quand le suffixe -eur est ajouté à un verbe, il a le sens de « l’agent qui fait l’action », comme dans directeur, penseur. En revanche, quand il est ajouté à un adjectif (ex., rond, blanc), il a le sens de « qualité », comme dans rondeur, blancheur.
Bref, la morphologie du français s’avère une piste incontournable, quoique complexe, pour aider les apprenants francophones de tous âges à comprendre ce qu’ils entendent et lisent et à s’exprimer à l’oral et à l’écrit. Elle les aide à comprendre les changements phonologiques, orthographiques, sémantiques et grammaticaux qui s’opèrent dans la structure des mots lorsqu’on tente d’en former de nouveaux.
Les connaissances morphologiques et la connaissance des mots
Les connaissances morphologiques interviennent dans le développement de la littératie, entre autres, en étant très reliées à la connaissance des mots. Connaitre un mot, c’est avoir des représentations phonologiques (la façon de prononcer le mot), orthographiques (la façon d’écrire le mot), sémantiques (les différents sens du mot et ses relations avec d’autres mots) et grammaticales (la flexion du mot en genre et en nombre, par exemple) [Clark, 1993]. La qualité de ces représentations et la force de la relation entre elles dans notre lexique mental influencent directement la rapidité de l’accès à ce lexique lors de la compréhension (Perfetti et Stafura, 2014) ou de la production (McCutchen et Stull, 2015) d’un texte. En effet, lors de la lecture, la représentation orthographique de chaque mot activera sa prononciation exacte, son sens et sa représentation grammaticale, afin que le calcul syntaxique et sémantique de la phrase puisse être fait et que la compréhension du texte puisse graduellement se construire. Quand on écrit, c’est la représentation sémantique qui activera les liens avec les autres représentations pour, au bout du compte, que la représentation orthographique du mot puisse être produite.
De plus, la qualité de ces représentations et de leurs connexions mène non seulement à un accès rapide au mot, mais aussi à un moindre effort cognitif, laissant plus de ressources cognitives pour les autres processus impliqués dans la compréhension d’un texte – la génération des inférences, des idées principales, etc. – ou dans la production d’un texte – générer des idées, s’assurer de la cohérence textuelle, etc.
L’établissement des représentations phonologiques, orthographiques, sémantiques et grammaticales précises et le renforcement de leur connexion se font graduellement et dépendent de l’exposition aux mots (Bybee, 2008; Ehri, 2014; Nagy et Scott, 2000; Vermeer, 2001). Selon ce point de vue, tout individu établit la représentation phonologique d’un mot après l’avoir entendu dans différentes situations de communications orales ou après l’avoir rencontré dans une diversité de contextes écrits. Dans ce dernier cas, l’individu établit la représentation orthographique du mot, et grâce aux correspondances entre les lettres et les sons, ou entre les graphèmes et les phonèmes, il établit la représentation phonologique dans son lexique mental. Quand le mot est connu, la connexion avec la représentation sémantique s’établit et se renforce chaque fois qu’il le rencontre. Quand le mot est inconnu, les différents indices du contexte donné par les mots qu’il connait lui permettent de déduire son sens de manière vague pour se préciser chaque fois qu’il rencontre ce mot dans de nouveaux contextes. L’utilisation du mot en question avec d’autres mots dans une phrase permet également d’encoder des informations grammaticales. Après chaque rencontre, les quatre types de représentations sont renforcées ainsi que les connexions entre elles.
Le nombre de fois qu’un mot doit être rencontré pour que des représentations précises soient établies dans le lexique mental diffère d’un mot à l’autre. Dans le cas des mots polymorphémiques, leurs représentations s’établissent plus facilement quand les représentations des morphèmes qui les composent sont déjà établies dans le lexique mental. Par exemple, les lecteurs qui rencontrent pour la première fois le mot imparable et qui ont dans leur lexique mental les représentations phonologique, orthographique et sémantique du préfixe in-, du verbe parer (avec le sens de « se protéger, arrêter », comme dans parechoc, parebrise) et du suffixe -able (ainsi que l’information grammaticale renfermée par ce suffixe adjectival) n’auront besoin que d’une seule rencontre pour établir des représentations de bonne qualité de ce mot et, par conséquent, pour le comprendre et l’utiliser avec justesse. Ce ne serait toutefois pas le cas pour le mot empyrée (mot soutenu désignant l’espace céleste), pour lequel toutes les représentations devront être établies et renforcées. Étant donné que certains morphèmes sont très productifs en français, c’est-à-dire qu’ils font partie d’un grand nombre de mots, et que les mots polymorphémiques sont très nombreux en français, il est logique d’envisager que la connaissance des morphèmes facilite la connaissance d’un grand nombre de mots. Ainsi, ce sont par exemple les connaissances morphologiques sur le suffixe dérivatif -ent et le suffixe flexionnel homographe qui nous aident à prononcer correctement le président et ils président. Les représentations grammaticales reliées à ces deux types de morphèmes sont impliquées dans la prononciation juste de ces mots.
La connaissance des morphèmes s’avère d’autant plus indispensable pour l’établissement des représentations orthographiques des mots dans une langue à l’orthographe peu transparente comme le français. Comme toute langue alphabétique, le français transcrit la parole en encodant son unité minimale, le son ou le phonème, par une lettre ou un groupe de lettres qu’on appelle le graphème. Par exemple, pour écrire le mot défi, composé de 4 phonèmes (/d/, /e/, /f/, /i/), les scripteurs doivent écrire 4 graphèmes (d-é-f-i). Si le nombre de phonèmes dans une langue est le même que celui des graphèmes et que les correspondances entre les phonèmes et les graphèmes sont univoques, l’orthographe est transparente et, par conséquent, facile à maitriser. Par exemple, l’albanais utilise 36 graphèmes pour encoder 36 phonèmes qui se relient entre eux par des correspondances univoques. Or, ce n’est pas le cas du français, qui utilise 130 à 150 graphèmes pour encoder 36 phonèmes. De plus, leurs correspondances sont multivoques, c’est-à-dire que le même graphème peut correspondre à plus d’un phonème (ex., t dans tu et dans démocratie), et qu’un même phonème peut être encodé par plus d’un graphème (ex., /j/ dans yeux, fille, pied). Le manque de transparence de ces correspondances et, surtout, de principe phonographique sous-jacent (ex., pourquoi chant, et pas chent, chemp, chand?) rendent indispensable l’établissement des représentations orthographiques précises des mots dans le lexique mental. Ces représentations sont nécessaires pour éviter aux scripteurs de se demander lequel des graphèmes alternatifs choisir chaque fois qu’ils doivent écrire tel ou tel mot. Or, mémoriser la forme orthographique de milliers de mots n’est pas facile.
Heureusement, l’orthographe est régie par un autre principe, le principe sémiologique (Jaffré et Fayol, 2006), qui facilite la tâche des scripteurs francophones. Selon ce principe, les unités de sens sont transcrites avec la même suite de graphèmes. En français, ce principe est piloté par la morphologie, ce qui veut dire que non seulement les mots sont transcrits toujours de la même façon, mais aussi les morphèmes. Par exemple, le morphème anti- est toujours écrit ainsi (pas *hanti-, *enti-, *enty-, etc.). C’est la constance dans la transcription des morphèmes qui offre un appui fiable pour les scripteurs. Ainsi, pour les scripteurs qui souhaitent écrire gagnant, connaitre le graphème du suffixe -ant permet de le choisir parmi les graphèmes alternatifs du même phonème (ex., -ent [vent], -end [tend], -emp [temps] ou -ans [dans]). La morphologie régit même certaines inconstances dans les correspondances entre les graphèmes et les phonèmes (ex., les lettres doubles à la jonction des morphèmes comme dans irréel ou endeuillé). La connaissance des principes orthographiques de la jonction des morphèmes permet de bien orthographier ces mots. Aussi, certaines lettres muettes à la fin des mots peuvent être déduites grâce aux liens que l’on établit avec les mots de la même famille (ex., bond, comme dans bondir, ou front, comme dans frontal). Finalement, il sera possible de choisir le bon graphème dans la base de certains mots en s’appuyant sur les mots de la même famille morphologique (ex., ain dans main, grâce à manuel, mais ein dans plein, grâce à plénitude).
Ce rôle de soutien que les représentations des morphèmes jouent dans la connaissance des mots est reconnu par plusieurs modèles théoriques développementaux qui focalisent sur la lecture, l’écriture et l’acquisition des mots (Ehri, 2014; Seymour, 1999, 2005; Bybee, 2008). Ces modèles postulent que ce rôle est tributaire de la capacité à analyser la structure des mots en morphèmes (Seymour, 1999, 2005), c’est-à-dire de voir dans le mot imparable les morphèmes composants et pas d’autres constituants (ex., impa- et -rable) pour lesquels il n’y a pas de représentations dans le lexique mental. Donc, les capacités d’analyse morphologique et les connaissances sur les morphèmes sont sous-jacentes à la connaissance des mots. Cette compréhension est appuyée par de nombreuses études empiriques.
Selon de plus en plus d’études basées sur différentes méthodologies et menées auprès de populations allant de l’âge préscolaire à l’âge adulte, notamment auprès d’étudiants universitaires (Wilson-Fowler et Apel, 2015), les gens mettent à profit leurs connaissances morphologiques pour lire les mots avec plus de rapidité et de précision (Fejzo, Godard et Laplante, 2014a; Quémart, Casalis et Duncan, 2012), mieux les écrire (Casalis, Deacon et Pacton, 2011), en déduire le sens (Anglin, 1993), mieux comprendre les textes (Levesque, Kieffer et Deacon, 2017) et produire des textes mieux écrits (McCutchen et Stull, 2015). Certaines études ont même démontré que les personnes à qui l’on enseigne ces connaissances améliorent leur lecture de mots (Fejzo, Godard et Laplante, 2014b), leur orthographe lexicale (Fejzo, Godard et Laplante, 2017) et leur vocabulaire (Bowers et Kirby, 2010).
Or, si les résultats de ces études donnent à penser que l’enseignement des connaissances morphologiques pourrait s’avérer une piste didactique prometteuse pour soutenir les apprenants de différents niveaux scolaires, ils renseignent moins sur les connaissances morphologiques à enseigner selon le niveau scolaire ou sur la façon d’assurer leur transfert dans le développement de divers aspects de la littératie. Des efforts ont été déployés dans ce sens, et certains outils pédagogiques ont vu le jour, tels que des activités ou programmes pour les élèves du primaire (Berthiaume, Boisvert, Théberge et Daigle, 2017; Chapleau, 2017; Fejzo, 2016) et d’autres pour des lecteurs plus avancés, comme les étudiants du collégial (Gagnon, 2019). Toutefois, plus d’études sont nécessaires avant qu’un tel enseignement ne puisse être échelonné tout au long du parcours scolaire. En attendant que des programmes détaillés pour chaque niveau scolaire soient proposés, les enseignants doivent répondre à des besoins urgents de leurs élèves ou étudiants. Pour ce faire, ils peuvent choisir des activités morphologiques déjà proposées dans ces outils ou en concevoir en fonction des besoins exprimés.
Quelques pistes didactiques pour le développement des connaissances morphologiques au collégial
L’examen de copies d’étudiants universitaires francophones de première année a permis de constater que l’une des quatre causes principales de leurs fautes d’orthographe était reliée à la morphologie, soit l’orthographe des mots aux lettres doubles (Van Den Avenne, 2009). Pour aider les étudiants à surmonter cette difficulté, il est important de comprendre, de prime abord, que la présence des lettres doubles en français est due à des raisons de deux ordres : phonologique et morphologique. La présence des consonnes doubles dans les mots lettre ou mousse, par exemple, s’explique du point de vue phonologique : les deux t dans lettre permettent de réaliser le son /ɛ/, et les deux s dans mousse, le son /s/. Ce sont des décisions qui ont été prises à un moment de l’histoire du français afin que l’on puisse transcrire de nouveaux sons sans modifier le nombre de lettres (pour plus d’informations, lire Pellat, 2011). En revanche, la présence des lettres doubles dans les mots syllogisme, endeuillé, immersion, etc., s’explique par la morphologie. Les consonnes sont ici doublées en raison de la jonction des morphèmes. Si les consonnes doubles à valeur phonologique doivent être mémorisées, les consonnes doubles à valeur morphologique peuvent être orthographiées grâce à la connaissance des régularités morphologiques sous-jacentes. Ces dernières peuvent être acquises grâce à des activités de découvertes morphologiques. À cet effet, des corpus de mots dont l’orthographe est régie par la même régularité orthographique pourraient être proposés aux étudiants afin qu’ils découvrent eux-mêmes la régularité. Par exemple, les corpus de l’encadré 1 peuvent être présentés l’un après l’autre à l’intérieur d’une activité morphologique. Après avoir découvert la régularité, les étudiants seraient invités à fournir de nouveaux exemples pour chaque corpus. Pour le réinvestissement, ils auraient à utiliser un nombre de mots (à la discrétion de l’enseignant ou l’enseignante) dont l’orthographe est régie par l’une des régularités travaillées.
1) | 2) | 3) | 4) |
immigrant immobile immersion immortel immiscer | illogique illisible illettré illustrer illicite illégal illégitime | irrégulier irréalité irréductible irrationnel irraisonnable irréconcilié | innommable inné innombrable innocent innovant innavigable |
Quatre corpus de mots permettant de mettre en lumière une régularité orthographique
Une deuxième période pourrait être consacrée au préfixe a-; des corpus comme ceux présentés dans l’encadré 2 pourraient alors être proposés. Il s’agirait notamment d’expliquer que dans le cas du dernier corpus, le doublement du m aurait modifié phonologiquement les mots (ex., am-méliorer). Toutefois, cela n’arrive pas avec les mots de racines commençant par n : on écrit annuler, annihiler, annoter, annoncer. On pourrait aussi présenter aux étudiants les exceptions telles que alourdir et abattre. D’ailleurs, on pourrait leur dire que pour des raisons historiques, un travail de simplification de l’orthographe française a été commencé au XVIIe siècle (Pellat, 2011). Cet effort a fait en sorte que le doublement de la consonne à la jonction du préfixe a- et d’une racine commençant par b- a été supprimé. C’est pourquoi il n’y a aucun mot français formé par le préfixe a- (attention : il y a des mots comme abbé qui ne sont pas formés par le préfixe a-) et une racine commençant par b qui double le b (ex., abattre, abrutir, aboutissant, abaisser).
1) | 2) | 3) | 4) | 5) |
appauvrir approuver approbation approprié apprendre | alléger allouer allié alléchant alliage | attirer attrayant attraction attrister attendre attacher attraper | arrondissement arrangement arriviste arroser arrimage | aménager améliorer amincir amoindrir ameuter |
Cinq corpus de mots composés du préfixe a-
Aussi, il est nécessaire de prendre le temps d’observer les régularités qui régissent la jonction des suffixes. Par exemple, on peut proposer les corpus présentés dans l’encadré 3. On fait comprendre aux étudiants que lorsque les racines finissent par les sons nasaux on, en ou an, la lettre n est doublée avec l’ajout d’un suffixe. Au contraire, quand les racines finissent par l’un des sons nasaux transcrits par un et ein, ain ou in, le n n’est pas doublé.
1) | 2) | ||
empoisonnement professionnel environnement traditionnel fonctionnaire championnat moyennant | anciennement paysanne tyrannie annuel enrubanner | matinal humainement destinée souveraineté pleinement unir déjeuner |
Deux corpus permettant d’observer les régularités qui régissent la jonction des suffixes
L’enseignement de telles régularités a une double retombée sur les apprenants. D’une part, il les outille d’une stratégie qui peut être utilisée pour orthographier un grand nombre de mots ainsi constitués, même s’ils sont rarement rencontrés et s’ils n’évoquent pas de représentations orthographiques. En ce sens, cette stratégie peut également être une stratégie de validation ou de révision de l’orthographe des mots. D’autre part, cet enseignement incite les apprenants à observer les mots pour en découvrir de nouvelles régularités (ex., le doublement du l dans les mots outiller, endeuillé, traditionnellement, accueillant, détaillé, etc.).
Comme les morphèmes contribuent aux divers aspects de la connaissance des mots, les activités morphologiques peuvent porter également sur le sens des morphèmes. En effet, à la suite des activités que nous venons de présenter ou en amont de celles-ci, les enseignants peuvent aborder le sens des préfixes, des suffixes ou des racines qu’ils jugent pertinents pour leurs étudiants, surtout pour ceux dont la langue maternelle n’est pas le français. Le travail sur les morphèmes permettrait à ces derniers d’emboiter le pas à leurs pairs francophones qui, exposés davantage aux mots polymorphémiques, ont des connaissances morphologiques plus développées (Bybee, 2008). Par exemple, des discussions sur le sens du préfixe in- pourraient permettre de distinguer ses différents sens (ex., « le contraire de », dans immobile et illégal, ou « direction vers l’intérieur », dans immigrant, immersion et irruption). On peut aller encore plus loin en faisant remarquer la valeur intensive de ce préfixe dans incroyable, inouï, insoupçonné. Un tel enseignement permettrait à un lecteur ou une lectrice adulte qui lit la phrase : « L’image de la psychanalyse ne s’était pas indurée » (Hustvedt, 2013, p. 228), le contexte demeurant vague, de déduire le sens d’indurée. N’ayant pas le sens de « le contraire de » ni de « direction vers l’intérieur », le préfixe in- a, dans ce mot synonyme d’endurcie, une valeur intensive.
En outre, l’activité morphologique sur les régularités du préfixe a- pourrait être précédée ou suivie d’une activité sur ses sens : le sens locatif de « direction vers », comme dans amener, apporter et aboutir, ou le sens de « passage d’un état à l’autre » ou de « rendre plus », comme dans arrondir, affermir, assécher, assourdir, abrégé et assainissement.
D’autres préfixes, tels que é-, re-, dé- et pro-, très présents dans le vocabulaire disciplinaire et transdisciplinaire, aideraient les étudiants à bien saisir le sens des mots invoquer, évoquer et révoquer ou inférer, référer, proférer et déférer, ainsi que des mots de leurs familles morphologiques. Aussi, explorer la synonymie, l’homonymie et l’antonymie des morphèmes serait une autre piste intéressante. Par exemple, on pourrait chercher à voir la synonymie entre le préfixe in- avec le sens de « le contraire de » et des préfixes tels que dé-, comme dans défaire, désintérêt, ou non-, comme dans non-ingérence. On pourrait également parler de l’homonymie entre le préfixe a- d’origine latine avec le sens de « direction vers », comme dans apporter, et le préfixe a- d’origine grecque avec le sens privatif, comme dans amoral. Cette exploration aiderait les étudiants à comprendre et à utiliser avec précision les mots, par exemple immoral et amoral. On pourrait finalement aborder l’antonymie entre les morphèmes in- avec le sens de « vers l’intérieur », comme dans immigration, et é- ou ex-, « vers l’extérieur », comme dans émigration, exorbitant. Pour concevoir leurs activités, les enseignants pourront trouver des informations détaillées sur les sites Trésor de la langue française informatisé ou Polymots.
En raison de sa richesse et de son implication dans le sens et la forme des mots, la morphologie française est un terrain prometteur d’exploration pour et avec les apprenants francophones de tous âges. En attendant le développement d’autres ressources didactiques spécialisées comme Orthographe pour scientifiques, les enseignants et enseignantes du postsecondaire peuvent déjà intégrer à leurs cours des activités morphologiques pour optimiser leur enseignement du français. Ces dernières peuvent porter sur divers aspects de la connaissance des mots et être transférées dans les contextes de compréhension et de production de textes. Si la contribution des activités morphologiques au développement de ces aspects est corroborée sur les plans théoriques et empiriques, les retombées positives sur le développement de la littératie au niveau postsecondaire sont étroitement liées au choix des connaissances à cibler en fonction des besoins précis des collégiens et des étudiants universitaires.
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- Les deux sources majeures qui aident tout individu à comprendre le sens des mots sont les indices du contexte et l’analyse morphologique de la structure des mots (Nagy et Scott, 2000). [Retour]
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