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constats

L’enseignement de l’analyse littéraire en «Français 101»: synthèse d’une enquête sur les pratiques déclarées

En prévision d’une communication que j’étais appelée à prononcer à Toulouse en 2019 dans le cadre d’un colloque sur les approches analytiques du texte littéraire, et en collaboration avec mon assistante de recherche Camille Carrier Belleau, j’ai interrogé les professeurs de littérature de 26 cégeps[1] sur leurs choix de corpus en Français 101, sur les finalités poursuivies dans ce cours, sur les activités préparatoires et les critères d’évaluation de leurs travaux, sur leurs sources d’information privilégiées ainsi que sur leur appréciation de cette expérience d’enseignement. Je ne me doutais pas alors que nos habitudes seraient bientôt radicalement bouleversées et que je prenais là un cliché des pratiques pédagogiques prépandémiques. Au printemps 2021, en plein confinement, je rendais public le rapport L’enseignement de l’analyse littéraire en Français 101 : enquête sur les pratiques déclarées des professeur.e.s de littérature au cégep.

Issue des travaux du Laboratoire intercollégial de recherche sur l’enseignement de la littérature (LIREL), associé au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), cette enquête visait à tracer un portrait de l’enseignement de la littérature dans ce premier cours du collégial, à la fois pour informer le personnel enseignant des pratiques les plus répandues et pour confronter ces résultats à la posture privilégiée par les membres du LIREL. Les travaux du groupe, inspirés des constats empiriques de Marcel Goulet sur « la technicisation de la lecture littéraire » (2000) et des recherches en didactique de la littérature sur la question du sujet lecteur et de la lecture littéraire, postulent en effet que la réforme de 1994 a mené à une homogénéisation et à un formatage des pratiques peu susceptibles d’enrichir l’enseignement des œuvres et de le rendre signifiant aux yeux des étudiantes et des étudiants. Pour le LIREL, cet appauvrissement est en grande partie attribuable à la formulation du programme ministériel, qui, en adoptant l’approche par compétences, a pris le parti de miser exclusivement sur la méthodologie de rédaction de productions métatextuelles (analyses littéraires, dissertations explicatives et critiques) pour orienter l’analyse et l’appréciation des œuvres. Comme il sera possible de le voir plus loin, tous les répondants et répondantes de l’enquête ne partagent pas ce point de vue, ce qui nous a menées, Camille Carrier Belleau et moi, à formuler des constats un peu différents de ceux auxquels nous nous attendions. Ce sont les grandes lignes de ces conclusions que je livrerai dans la présente synthèse, en m’appuyant sur les données les plus significatives rassemblées dans l’enquête, et en renvoyant à des sections du rapport complet pour plus d’approfondissement.

Profil des personnes interrogées

Le questionnaire de l’enquête, envoyé par courriel aux participants et participantes, comportait 58 questions : quarante-trois à réponses binaires (oui/non + commentaires), trois permettant d’exprimer l’accord ou le désaccord par rapport à un énoncé (échelle de Likert) et douze à réponses ouvertes servant à recueillir des informations (titres d’œuvres, exemples de consignes et d’activités) ou des perceptions personnelles.

Il a été nécessaire de composer, pour la collecte de données, un échantillonnage non probabiliste (puisque mon assistante de recherche et moi n’avons pas pu constituer nous-mêmes un échantillon scientifiquement représentatif de l’ensemble du personnel donnant le cours de français 101) et volontaire (parce que la participation était facultative). Cette enquête, dont le protocole méthodologique est détaillé dans le rapport (section 1.2 : p. 7), repose sur la participation de 66 personnes[2] enseignant dans 26 cégeps, surtout de femmes (75,8 %) et presque toutes de langue maternelle française. Plus de la moitié des personnes interrogées (56,1 %) affirment avoir suivi une formation supérieure en pédagogie, et 63,7 % d’entre elles ont obtenu au moins une maitrise en littérature. Seules 6 % ont connu l’enseignement de la littérature avant la réforme de 1994, la majorité comptant entre 6 et 15 ans (59,2 %) ou entre 16 et 25 ans (30,3 %) d’expérience.

Évolution du programme ministériel depuis la réforme de 1994

Puisque nos intuitions de départ reposaient sur l’influence exercée par les choix ministériels depuis 1994, j’ouvre d’abord une parenthèse pour rappeler les grandes lignes de la transformation du programme au cours des trente dernières années.

L’implantation de la réforme Robillard en 1994 représente assurément un tournant décisif dans l’enseignement de la littérature au collégial. Ceux et celles qui, comme moi, ne l’ont pas vécue de l’intérieur peuvent consulter les travaux de Melançon et autres (1993) ou de Lebrun et Roy (1998-1999) pour constater la très grande latitude qui, dans des cours essentiellement dévolus aux genres littéraires, permettait auparavant aux enseignants et enseignantes de choisir les moyens (corpus, activités d’apprentissage, évaluations) d’atteindre des buts et objectifs formulés par les collèges à partir d’instructions ministérielles très générales. Avec l’implantation de la réforme, en 1994, l’énoncé de la compétence du cours de français 101 venait orienter beaucoup plus fermement à la fois les objectifs du cours, l’approche et la forme d’évaluation à privilégier : il s’agissait désormais d’« analyser des textes littéraires appartenant aux courants littéraires et [d’]en rendre compte dans un texte cohérent et correct » (Ministère de l’Éducation, s. d., p. 3), en l’occurrence une analyse littéraire d’un minimum de 750 mots. Alors que les précisions sur le corpus invitaient à l’étude d’« œuvres marquantes » complétée par des « extraits d’œuvres de la littérature francophone représentant les courants littéraires étudiés » (ibid.), la méthode prescrite par les éléments de compétence dirigeait le personnel enseignant vers le repérage « des manifestations stylistiques et thématiques des courants littéraires » (ibid.). Bien que les formulations du Ministère restaient sujettes à interprétation, la majorité des départements ont alors adopté un corpus de classiques de la littérature française antérieure à 1850 ou à 1900, appuyés en cela par les nombreux manuels scolaires, guides et anthologies publiés à la même époque pour soutenir la nouvelle approche préconisée par la réforme.

Dès la première révision de 1998, des allègements significatifs ont été effectués à ce programme : les références aux « extraits » d’anthologies tout comme aux « courants littéraires », notamment, sont disparues des énoncés de compétences (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2012). Cependant, les enquêtes menées depuis sur l’enseignement de la littérature au collégial (voir Babin, 2016; Dezutter et autres, 2013, 2007; Ouellet, 2005) ont confirmé l’empreinte durable laissée par les prescriptions du programme de 1994, qui influencent encore largement les orientations données à ce cours, bien que la logique patrimoniale qui lui donnait sa cohérence montre désormais des signes d’essoufflement.

Portrait des pratiques : choix et lecture des œuvres

Cette influence se traduit notamment par le choix du corpus (section 3.1 : p. 14-21). En effet, notre étude révèle qu’environ les trois quarts des œuvres enseignées en Français 101 relèvent de la littérature française antérieure à 1900 (et, pour la moitié, des XVIIe et XIXe siècles), bien que le Ministère n’impose plus d’autres contraintes que le choix d’au moins deux œuvres de langue française appartenant à des époques et à des genres littéraires différents. Si l’on compare les résultats de notre enquête à ceux de Dezutter et autres (article de 2013 appuyé sur des données collectées en 2009), on constate que, depuis dix ans, tant les auteurs canoniques (par exemple Molière, Voltaire, Hugo) que le choix des titres à l’étude se sont maintenus comme valeurs phares.

Figure 1

Palmarès des auteurs et autrices (œuvres complètes)

En revanche, les critères de sélection de ces œuvres (section 3.1.3 : p. 17-18) se sont transformés dans le temps : si l’attention à la qualité littéraire s’est maintenue, la représentativité par rapport à un courant littéraire a perdu de sa prévalence, tout comme la question de la « valeur patrimoniale » ou de la « reconnaissance institutionnelle » des textes étudiés[3]. Cependant, le point de vue des jeunes (lisibilité des œuvres, intérêt présumé des étudiants et étudiantes), qui apparaissait comme un facteur relativement négligeable en 2009, devient en 2019 un critère de sélection à peu près équivalent à l’intérêt du personnel enseignant pour les textes choisis[4]. Ainsi, malgré le relâchement des prescriptions ministérielles de 1998, les départements assurent toujours la transmission d’un « fonds culturel commun » associé, pour l’entrée en littérature, à une logique diachronique de contact avec les classiques de la littérature française, ceux-ci étant toutefois de plus en plus choisis en fonction de leur qualité et de leur réception par les étudiants et étudiantes plutôt que d’un legs de la tradition et de l’institution littéraire. À lire les commentaires formulés dans l’enquête (section 4.1 c : p. 59), il apparait évident qu’une part du corps professoral reste très attachée à l’enseignement de ces classiques, alors que l’ombre de l’épreuve uniforme de français (EUF) en porte d’autres à préparer leurs étudiants et étudiantes à l’éventualité de devoir analyser ces œuvres du passé.

Il aurait été intéressant de pouvoir commenter davantage la portion du corpus (près de 25 %) qui échappe à cette dynamique de transmission des classiques. La variété des choix est-elle en hausse depuis l’enquête de Dezutter et autres (2013), menée dix ans avant la nôtre? La comparaison n’est malheureusement pas possible dans cette perspective en raison des différences dans la constitution des échantillons de personnes interrogées, mais plusieurs commentaires et exemples de consignes reproduits dans notre rapport indiquent que certains départements ont opté pour un autre type de découpage du corpus au cours des dernières années, notamment pour des raisons pédagogiques. Dans une telle optique, ce sont les départements (voire le personnel enseignant) qui, plutôt que le Ministère, répondent de la légitimité du choix des titres étudiés.

Les pratiques d’analyse et d’évaluation

Plus étroitement soumises aux directives ministérielles, les pratiques d’analyse des œuvres et d’évaluation des apprentissages apparaissent plus homogènes encore que le choix des corpus. En effet, l’enquête rend manifeste le très grand respect des enseignants et enseignantes à l’endroit de l’approche et des éléments de compétence précisés dans le programme ministériel. C’est ce que révèle, par exemple, la hiérarchisation des connaissances et des compétences visées par les cours (section 3.4.1 a : p. 37-38), les personnes interrogées considérant comme prioritaires les compétences les plus directement réinvesties dans la production écrite prescrite par le Ministère, notamment la compréhension des textes (jugée prioritaire par 84,4 % d’entre elles) et l’analyse formelle (par 54,7 %). Lorsqu’on élargit l’analyse aux critères perçus comme « importants » ou « très importants » dans l’enseignement du cours de français 101, d’autres éléments aisément quantifiables et évaluables gagnent en importance, comme la maitrise de la langue (86 %) ou la transmission de connaissances comme l’histoire littéraire (84,4 %) et les procédés littéraires (79,7 %). Par ailleurs, tous les enseignants et enseignantes se conforment au programme en établissant comme objectif final du cours la rédaction d’une analyse littéraire (ou l’équivalent).

Les variations parfois importantes dans l’exercice tiennent ensuite à un ensemble de politiques départementales régissant, par exemple, le nombre d’heures de classe accordées pour la rédaction d’une analyse complète (de 3 h 40 min à 8 h pour le même exercice; section 3.4.3 b : p. 45) et le moment de la rédaction finale (durant les heures de classe ou en période d’examen; section 3.4.3 d : p. 47), la proportion de la note finale attribuée aux analyses littéraires (de 40 % à 90 %; section 3.3.1 : p. 31) ou le poids de la maitrise de la langue dans les critères de correction (proportion de 20 % à 40 % de la note du travail, adoption de la correction négative ou établissement d’un double seuil de réussite; sections 3.4.4 e et f : p. 52-53). D’autres décisions appartiennent plutôt aux enseignants et enseignantes, notamment celle du choix de la consigne de rédaction (section 3.4.2 : p. 41-43), que les trois quarts des personnes interrogées formulent en termes d’« appel à démontrer », dans une perspective très proche de celle de la dissertation explicative (ex. : « Montrez que les deux personnages représentent un contraste typiquement romantique. »), alors que les autres (25 %) proposent plutôt des « appels à analyser » (ex. : « Faites l’analyse du propos de l’œuvre en établissant des liens entre les manifestations thématiques et stylistiques, et en utilisant la terminologie appropriée. »), ce qui illustre l’absence de consensus quant à la nature même de l’exercice de l’analyse littéraire. Bien que le personnel enseignant, dans la très grande majorité des cas, se montre assez ouvert aux interprétations personnelles des étudiantes et étudiants (74,2 %; section 3.4.4 b : p. 49), l’encadrement qu’il leur fournit porte plutôt à adopter le point de vue proposé en classe et à en reconstituer la démonstration, dans la perspective d’une « épistémologie de la reconnaissance » (Goulet et Turcot, 2016) plutôt que de la découverte. De même, les attentes des enseignants et enseignantes à l’endroit de la structure des rédactions (section 3.4.4 c : p. 50) – forme préétablie d’introduction (95,3 %) et de conclusion (93,8 %), nombre préétabli d’idées principales (87,5 %) et secondaires (81,3 %), nombre de preuves textuelles (68,8 %) ou de procédés littéraires (75 %) analysés, emplacement des marqueurs de relation (51,6 %) – témoignent d’une certaine rigidité dans la codification de l’argumentation, bien que certains et certaines affirment accepter les variations par rapport au modèle lorsqu’elles sont bien maitrisées.

Quant aux évaluations complémentaires, elles varient bien sûr en fonction des pratiques individuelles et de la proportion de la note finale accordée aux analyses littéraires par les différents départements. On peut toutefois dégager un modèle général des résultats de notre enquête, modèle qui consiste à répartir les points restants (le plus souvent entre 25 % et 40 % de la note finale) entre des tests de connaissances et une ou deux évaluations supplémentaires (exposés, création littéraire, carnets de lecture, etc.).

Figure 2

Choix des évaluations sommatives

Le test de connaissances est de loin le mode d’évaluation facultatif le plus pratiqué (76 % des personnes interrogées y ont recours; section 3.3.2 : p. 32), et c’est à lui que l’on accorde le plus de points après l’analyse littéraire (le plus souvent de 20 % à 30 % de la note finale; section 3.3.1 : p. 31). Vient ensuite l’exposé oral (59 % y accordent des points, en général moins de 10 % de la note finale; section 3.3.3 : p. 33), qui, d’après les commentaires récoltés, sert à transmettre ou à consolider des connaissances, ou alors à discuter des œuvres et à communiquer les résultats d’analyses de textes. Ainsi, on constate que la très grande majorité des activités évaluées exploitent les ressources de la rationalité ou vérifient l’acquisition de connaissances littéraires. Les évaluations reposant sur l’imagination, la sensibilité ou le jugement (la création littéraire, les carnets de lecture, les comptes-rendus d’évènements culturels; sections 3.3.4 à 3.3.6 : p. 34-36), beaucoup moins pratiquées, ont également un poids négligeable dans la pondération globale des évaluations du cours.

Il est possible que cette tendance soit attribuable à la surcharge de contenus associés au cours de français 101 (notions liées aux procédés littéraires ainsi qu’aux œuvres et aux périodes étudiées, stratégies de lecture, d’analyse, de rédaction et de révision de l’analyse littéraire) évoquée par plusieurs dans les commentaires libres (section 4.1 d : p. 59). Néanmoins, ce choix apparait conforme avec l’énoncé de compétences du programme qui, depuis 1994, mise exclusivement sur le savoir-faire méthodologique et rédactionnel lié à l’analyse littéraire. En ce sens, il parait cohérent que peu de personnes interrogées affirment mettre à profit, dans leurs évaluations, la subjectivité ou la sensibilité des étudiantes et étudiants, qui est d’ailleurs peu accueillie dans la correction des travaux métatextuels (section 3.4.4 b : p. 49).

Les pratiques enseignantes entourant la lecture

À mon avis, la contribution la plus originale de notre enquête est qu’elle permet de constater que l’espace où la créativité enseignante trouve le plus à s’exprimer est l’accompagnement de la lecture des œuvres (section 3.2 : p. 22-29), moins fermement encadré par les énoncés de compétences du programme ministériel. La comparaison de nos résultats et des observations posées par Sébastien Ouellet dans le cadre de son mémoire de maitrise en 2005 porte également à penser qu’il s’agit du champ d’activité où les pratiques se sont le plus transformées au cours des dernières années. Au terme de son étude d’un échantillon de plans-cadres et de plans de cours et après une série d’entretiens menés auprès d’enseignants et d’enseignantes de littérature au collégial, Ouellet (2005) formulait alors les constats suivants :

On remarque une nette domination d’une approche historique classique. En regard des réponses obtenues, la plupart des enseignants utilisent, à un moment ou l’autre, des procédés traditionnellement associés à l’histoire littéraire : une approche magistrale, historique, sociologique, biographique et chronologique. De plus, l’utilisation d’une anthologie, qu’elle soit composée par l’enseignant ou par un éditeur, semble être le fait de la majorité des praticiens consultés. (p. 138)

En plus du fait que l’usage des guides et anthologies soit moins répandu chez les personnes interrogées dans notre étude (54,8 % affirment en faire usage, et tous les commentaires consignés mentionnent l’utilisation de guides littéraires plutôt que d’anthologies; section 3.5.1 : p. 54), les données collectées sur l’accompagnement à la lecture montrent une certaine diversification des pratiques pédagogiques avec la lecture à haute voix (19,3 %), le modelage (15,8 %) et l’adoption de carnets de lecture (4,4 %). Notre enquête, en interrogeant les répondants et répondantes sur leur accompagnement en aval, en cours de lecture et après la lecture des œuvres, permet de poser deux constats : a) la part magistrale de l’enseignement des œuvres, liée à la contextualisation sociohistorique et littéraire ainsi qu’à l’initiation à certains contenus théoriques (génériques, stylistiques et formels), parait avoir diminué et se limite souvent au cadrage de l’entrée dans l’œuvre (section 3.2.1 : p. 23-24); b) l’activité d’appréhension des œuvres par les étudiants et étudiantes, quant à elle, prend une place appréciable pendant et après la lecture, et le travail d’équipe (ateliers, comités de pairs, tables rondes) y abonde (sections 3.2.2 et 3.2.3 : p. 26 et 28), confirmant la faveur actuelle pour la pédagogie active et pour une conception socioconstructiviste du rapport au savoir. Ainsi, c’est de l’horizon de la pédagogie que viendraient les principales transformations dans l’enseignement de la littérature au collégial, transformations qui visent à mettre les étudiants et étudiantes en action dans les phases de lecture et de compréhension des œuvres. Lorsque vient le temps de les évaluer, toutefois, les possibilités d’initiative intellectuelle s’avèrent beaucoup plus limitées puisque l’interprétation du programme ministériel porte à orienter fermement les étudiantes et étudiants, à la fois sur le plan du contenu (en privilégiant les questions fermées; section 3.4.2 b : p. 41-43) et sur celui de la forme (en fournissant un canevas très détaillé quant à la structure attendue de la production écrite; section 3.4.4 c : p. 50).

Le fait que 40 % des exemples mentionnés comme synthèse de l’accompagnement à la lecture soient des activités d’analyse (section 3.2.3 : p. 27-28) montre d’ailleurs que, souvent, dès la phase d’entrée dans l’œuvre, le déroulement du cours dirige déjà les étudiantes et les étudiants vers la réalisation de la tâche de rédaction. Cette instrumentalisation des textes littéraires aux fins de l’évaluation avait aussi été notée par Sébastien Ouellet en 2005 : « [L]a lecture des textes littéraires étant subordonnée à la rédaction, les scripteurs priorisent l’aboutissement, le texte à produire, avant de s’approprier l’objet littéraire. Le texte perd ainsi son caractère littéraire pour constituer un support. » (p. 185) Rappelons également les conclusions nuancées du mémoire de Ouellet :

Les conséquences de l’approche par compétences sont maintenant circonscrites selon des pôles négatifs et positifs : uniformité des pratiques enseignantes, uniformité des travaux d’étudiants, « surimportance » de la méthode par rapport au contenu, conditionnement des élèves à rédiger et à y associer le phénomène littéraire; mais aussi présence d’un contexte cohérent et apprécié par les enseignants, encadrement pédagogique parfois rassurant, parfois trop rigide et environnement utilitaire mais dont l’aspect concret représente un atout pour plusieurs. Le bilan doit donc être nuancé et tenir compte de divers facteurs. D’abord, face à la somme importante de travail à laquelle doivent faire face les enseignants, on peut affirmer qu’une « pédagogie de la nécessité » s’est mise en place au fil des années. (p. 201)

Si ces constats paraissent conserver leur validité quinze ans plus tard, force est d’admettre que les personnes interrogées dans le cadre de notre enquête sont en général moins critiques que celles de Ouellet par rapport à l’approche induite par la réforme Robillard de 1994. En effet, la très grande majorité d’entre elles affirment apprécier l’enseignement de ce cours (section 4.1 : p. 57), et si certaines considèrent le surinvestissement de la méthodologie d’analyse et de rédaction comme un problème, un nombre équivalent fait de son côté valoir l’intérêt de cette démarche.

Bien qu’il subsiste une certaine polarisation dans l’opinion du personnel enseignant, peut-on en conclure que la réforme Robillard, vingt-cinq ans après sa mise en œuvre, a atteint une forme de « naturalisation » qui rendrait les professeurs moins critiques à l’endroit de son approche de la littérature? Il apparait évident, en tout cas, que les éléments de la compétence inscrits dans le programme ministériel ont forgé une pratique d’enseignement relativement homogène dans l’ensemble du réseau[5], en dépit des particularités institutionnelles qui subsistent quant aux conditions concrètes de rédaction dans lesquelles sont mises les étudiants et étudiantes. Aussi le fonds culturel commun auquel donne accès l’enseignement de la littérature au collégial ne se limite-t-il pas à un corpus. Puisque le programme du Ministère n’est pas orienté vers l’appropriation des textes, mais vers la maitrise d’une méthodologie d’analyse et de rédaction, c’est surtout à une manière rationnelle et fermement encadrée d’approcher des œuvres et d’en rendre compte qu’invitent les cours de la formation générale, en particulier le cours de français 101, qui constitue l’initiation à ce mode bien particulier de lecture scolaire.

Références

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CELLARD, Karine, et Camille CARRIER BELLEAU (2021). L’enseignement de l’analyse littéraire en Français 101 : enquête sur les pratiques déclarées des professeur.e.s de littérature au cégep, Montréal, LIREL, 73 p. Également disponible en ligne : https://lirel.crilcq.org/wp-content/uploads/2021/05/Enquete-sur-les-pratiques-enseignantes-Cellard-Carrier-Belleau.pdf. (Consulté le 1er aout 2022).

DEZUTTER, Olivier, et autres (2013). « La lecture des œuvres patrimoniales dans les collèges du Québec », dans AHR, Sylviane, et Nathalie DENIZOT (dir.). Les patrimoines littéraires à l’école. Usages et enjeux, Namur, Presses universitaires de Namur, p. 85-98. Également disponible en ligne : https://lirel.crilcq.org/wp-content/uploads/2020/09/goulet-marcel-et-al-la-lecture-des-oeuvres-patrimoniales-dans-les-collecc80ges-du-quecc81bec-version-finale-2.pdf. (Consulté le 1er aout 2022).

DEZUTTER, Olivier, et autres (2007). « Les pratiques déclarées des enseignants québécois dans la sélection et l’exploitation des œuvres complètes inscrites au programme de lecture des élèves », dans FALARDEAU, Érick, et autres (dir.). La didactique du français : les voies actuelles de la recherche, Lévis, Presses de l’Université Laval, p. 83-100.

GOULET, Marcel (2000). « L’enseignement de la littérature au collégial et la technicisation de la lecture littéraire », Enseigner la littérature au cégep. Réflexions, analyses, témoignages, no 16, p. 39-62. Également disponible en ligne : https://crilcq.org/publications/collections/nouveaux-cahiers-de-recherche/3406/. (Consulté le 22 juin 2022).

GOULET, Marcel, et Marie-Pierre TURCOT (2016). L’art de la consigne chez les professeurs de littérature des cégeps du Québec [Présentation PowerPoint d’une communication présentée aux 17es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Lyon, France], diapositive 39. Accessible en ligne : https://lirel.crilcq.org/activites/communications/lart-de-la-consigne-chez-les-professeurs-de-litterature-des-cegeps-du-quebec/. (Consulté le 22 juin 2022).

LEBRUN, Monique, et Max ROY (1998-1999). « Langue, discours, littérature. Panorama de l’enseignement de la littérature au Québec, du Rapport Parent aux réformes des années 1990 », Enjeux, no 43-44, p. 4-30.

MELANÇON, Joseph, et autres (1993). La littérature au cégep (1968-1978) : le statut de la littérature dans l’enseignement collégial, Québec, Nuit blanche, 419 p. Également disponible en ligne : https://crilcq.org/publications/collections/convergences/3081/.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (s. d.). Des collèges pour le Québec du XXIe siècle – Formation générale, Québec, 111 p.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (2012). Formation générale commune, propre et complémentaire aux programmes d’études conduisant au diplôme d’études collégiales – En vigueur de 1998 à 2012, Québec, 50 p. Également disponible en ligne : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/cegeps/services-administratifs/anciens-programmes/FormGenCommuneCompProgEtudesCondDEC1998-2012_f.pdf?1638286934. (Consulté le 22 juin 2022).

OUELLET, Sébastien (2005). Le passage d’une littérature didactique à une didactique littéraire? La place et le rôle du texte littéraire dans les cours de français au collégial, Mémoire (M.A.), Université du Québec à Rimouski, 386 p. [En ligne]. [https://semaphore.uqar.ca/id/eprint/195/1/Sebastien_Ouellet_decembre2005.pdf] (Consulté le 1er aout 2022).

  1. Sur les 51 cégeps du réseau sollicités pour obtenir l’autorisation d’y mener l’enquête, 29 ont donné suite à notre requête et accordé une certification éthique au projet. Des collègues de 26 de ces cégeps ont ensuite rempli le questionnaire qui leur avait été soumis par courriel. [Retour]
  2. Il faut noter une surreprésentation de mes collègues immédiats, les membres du Département de français du cégep de l’Outaouais (que je remercie!). [Retour]
  3. La représentativité par rapport à un courant littéraire était jugée importante par 97 % des personnes interrogées en 2009 et par 78,8 % en 2019. En 2019, la valeur patrimoniale des œuvres était perçue comme « importante » ou « très importante » par 57,6 % d’entre elles alors qu’en 2009, l’appartenance du titre à une culture littéraire de base importait à 94 % des enseignantes et enseignants sondés. Les données de 2009 sont tirées de l’enquête de Dezutter et autres (2013). Celles de 2019 se trouvent à la section 3.1.3 du rapport de l’enquête (p. 17-18). [Retour]
  4. En 2009, seulement 25 % des personnes sondées dans l’enquête de Dezutter et autres (2013) accordaient de l’importance à l’intérêt des étudiants et étudiantes pour les œuvres, et 10 % à leur degré d’accessibilité, alors que l’intérêt du personnel enseignant représentait un critère de sélection pour 56 % d’entre elles. En 2019, le point de vue présumé des étudiants et celui des professeurs semblent avoir atteint un point d’équilibre, puisqu’ils sont tous deux jugés « importants » ou « très importants » par 80 % à 85 % des personnes interrogées (section 3.1.3 : p. 17-18). [Retour]
  5. Bien plus que les éléments de la compétence du cours de français 104 (par exemple ceux qui sont liés à la situation de communication ou au champ d’études de l’élève), qui sont pour leur part moins scrupuleusement respectés dans l’ensemble des collèges. [Retour]

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