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Comment tenir compte de la variation linguistique en classe?

Dans un milieu scolaire qui se fait de plus en plus diversifié, la variation linguistique semble apporter des pistes de réflexion intéressantes pour un rapport à la langue plus inclusif, spécialement en classe de français. Le présent article privilégie une approche sociolinguistique, considérant la langue comme un ensemble hétérogène, vivant, mouvant et marqué par une multitude de facteurs. Il tentera de répondre aux questions suivantes : 1) Qu’est-ce que la variation linguistique et l’insécurité linguistique? 2) Quel est le rôle des établissements d’enseignement dans l’insécurité linguistique? 3) Comment freiner l’insécurité linguistique en classe?

Qu’est-ce que la variation linguistique et l’insécurité linguistique?

La variation linguistique est un concept central en sociolinguistique. En guise d’entrée en matière, comparons l’utilisation d’une langue à la conduite automobile. D’abord, chaque personne se comporte de façon différente sur la route et ajuste sa conduite en fonction d’un ensemble de facteurs : s’il pleut, si la chaussée est glacée, s’il fait noir, si le véhicule est adapté à la surface sur laquelle elle roule, si (et de qui) elle est accompagnée dans l’habitacle, etc. De même, nous ne conduisons pas aujourd’hui de la même façon qu’il y a 50 ou 100 ans et ne conduisons pas non plus de la même manière en Amérique du Nord et en Asie. Bref, la conduite, comme la langue, est régie par plusieurs facteurs.

Ensuite, dans une communauté donnée, tout le monde s’entend pour respecter certaines règles, par exemple conduire du même côté de la route, respecter les feux de circulation et les limites de vitesse, faire ses arrêts, etc. Ce sont des règles sur lesquelles nous nous entendons comme société. Par contre, bien que la limite de vitesse prescrite sur l’autoroute soit de 100 km/h, il est courant de rouler à 110 km/h. Il s’agit d’un écart de conduite tout à fait acceptable socialement. Nous pouvons faire le même parallèle avec la norme standard : tout le monde est d’accord sur l’ensemble des règles du français, mais dans la vie de tous les jours, il est normal d’enfreindre certaines de ces règles à des moments opportuns.

Comme pour notre utilisation de la langue, quand nous nous sentons surveillés, nous adaptons, consciemment ou non, notre usage, de même que nous ralentissons quand nous apercevons la police sur le bord de la route. Considérer tous les facteurs qui affectent notre conduite, c’est aussi prendre en compte l’aspect social de la route et le contexte. Il en est de même pour l’usage que nous faisons de la langue.

Ainsi, la variation linguistique, caractéristique inhérente aux langues humaines, se définit comme le fait qu’une langue ne soit pas parlée, écrite ou mise en gestes de la même manière par tout le monde et en toute circonstance. La variation linguistique s’articule sur quatre axes :

  • l’axe diatopique ou géographique, qui délimite des régions linguistiques plus ou moins étendues (la France, le Lac-Saint-Jean, Montréal);
  • l’axe diachronique ou temporel, qui fédère les différences entre les époques, mais aussi entre les générations;
  • l’axe diastratique ou social, qui regroupe des différences de classes sociales et de milieux socioéconomiques, de même que le langage spécialisé;
  • l’axe diaphasique ou situationnel, qui discerne les contextes plus ou moins officiels ou familiers;

On recense un cinquième axe, l’axe diamésique, mais cette catégorie ne fait pas l’unanimité chez les sociolinguistes. Certains et certaines placent cet axe au sein de la variation diaphasique.

Chacun des ensembles qu’il est possible de circonscrire en fonction de ces axes constitue une variété linguistique (figure 1).

Figure 1

La variation linguistique simplifiée

Évidemment, cette représentation est simplifiée. Les groupes, caractérisés par un certain degré de chevauchement, ne forment pas des ensembles fermés (une personne peut être simultanément belge, dentiste et âgée). Pour les sociolinguistes, toutes les variétés s’équivalent sur le plan linguistique. C’est plutôt la valeur sociale qui permet d’opérer une distinction. La variété qui possède la plus grande valeur sociale tend à devenir un modèle et à s’ériger en variété standard. Il s’agit généralement de la variété de l’élite socioéconomique utilisée en situation de communication officielle et consignée dans les ouvrages de référence comme les grammaires et les dictionnaires. Aujourd’hui, on peut considérer que le Québec possède sa propre norme de français standard, distincte de celle de France. Ainsi l’Association québécoise des professeurs de français (AQPF), en 1977, affirme-t-elle déjà : « Le français standard d’ici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle. » (AQPF, 1977) Admettre que le français québécois standard est légitime comme variété standard, au même titre que celle franco-française, nous semble bénéfique. En effet, élever un français standard en un objet intrinsèquement meilleur qu’un autre est susceptible de causer ce qu’on appelle un sentiment d’insécurité linguistique chez ses locuteurs et locutrices.

On définit généralement l’insécurité linguistique comme « un sentiment de dépréciation et d’incertitude que certains locuteurs éprouvent à l’endroit de leurs propres pratiques langagières, notamment parce que celles-ci sont considérées comme en porte-à-faux avec la norme. Il s’agit, en d’autres mots, d’un sentiment d’illégitimité ou de culpabilité par rapport à sa propre façon de s’exprimer qui est comparée à d’autres formes d’expression jugées plus légitimes » (Remysen, 2018, p. 27).

Les recherches sur l’insécurité linguistique ont d’ailleurs beaucoup porté sur la langue française, ce qui n’est pas anodin. La langue française a toujours été marquée d’un certain prestige. Ce purisme s’est également manifesté par une production d’ouvrages extrêmement normatifs et la création de l’Académie française. Bref, le français ne s’est pas démarqué par son ouverture aux changements et à l’évolution. Au contraire, la francophonie s’est plutôt construite sur un héritage que l’on considérait comme hautement prestigieux (et souvent inaccessible, surtout à une époque où les gens ne savaient pas lire ni écrire et où la grande majorité de la population française parlait l’une des nombreuses variétés dialectales, qui étaient considérées comme nuisibles).

Depuis, beaucoup de spécialistes s’intéressent à l’insécurité linguistique des francophones, autant en France qu’ailleurs dans la francophonie. Ayant une variété de français très distinctive, le Québec ne fait pas exception à cette insécurité qui marque la francophonie. Néanmoins, il faut noter que la situation linguistique du Québec demeure singulière parce que l’insécurité linguistique s’articule sur deux axes : d’une part, la communauté francophone majoritaire dans la province entretient un rapport hasardeux avec le français de Paris; d’autre part, la communauté francophone minoritaire à l’échelle du continent est entourée par une vaste Amérique du Nord anglophone.

Quel est le rôle des établissements d’enseignement dans l’insécurité linguistique?

Pour bien comprendre les dynamiques d’insécurité linguistique dans le contexte scolaire, il faut d’abord comprendre les liens qui unissent école, langue et identité. Les sociologues s’entendent pour dire que l’institution scolaire remplit deux fonctions principales : celle de transmettre les savoirs et celle de faire office de lieu de socialisation. Les enfants fréquentent l’école pendant une grande partie de leur enfance, pratiquement la totalité de leur adolescence, et plusieurs poursuivent également leurs études à l’âge adulte. De ce fait, les lieux d’éducation occupent une place centrale dans la vie des gens, dont l’identité se construit entre leurs murs : « Les jeunes vont à l’école plus tôt qu’autrefois, plus longtemps, et les conséquences de leur histoire scolaire pèsent plus lourd dans leur vie d’adulte. » (Charlot et Rochex, 1996, p. 137)

Dès lors, le français a une portée bien plus grande que la simple discipline scolaire. La classe de français constitue le noyau des apprentissages linguistiques formels[2], mais son objet d’étude, la langue, est un vecteur identitaire fort qu’on ne peut ignorer. En effet, au Québec, la langue représente l’élément le plus important quand il est question de se définir comme communauté et comme culture (Lebrun et Boyer, 2006). Enseigner et promouvoir la langue française à l’école est une tâche qui va bien au-delà de l’inscription d’une note au bulletin.

Les perceptions de la langue et les idéologies véhiculées en classe sont forcément transmises. Si on promeut la conformité à une norme fictive ou inaccessible, on renforce l’idée que le seul français valable est celui sans fautes et sans marques de variété non standard (québécismes, traits familiers, archaïsmes, etc.). Alors, il est fort possible que les étudiantes et étudiants en viennent à vivre de l’insécurité linguistique, ou en vivent au moment d’entrer au collégial. Ils portent peut-être déjà des jugements lourds sur leur propre usage, de façon consciente ou non.

Dans le cadre scolaire, l’insécurité linguistique prend une forme particulière. Comme le cours et son objet sont souvent confondus, des difficultés vécues en classe de français sont susceptibles d’être associées à la compétence linguistique de façon globale. Cette association trompeuse peut mener des étudiants et des étudiantes à percevoir des résultats scolaires insatisfaisants comme l’indice d’un usage fautif de la langue, ce qui peut nourrir leur sentiment d’insécurité linguistique. Il s’agit là, à notre avis, d’un échafaudage, d’un mythe à déconstruire : nous n’enseignons pas le français, mais bien la norme standard du français. Par conséquent, il nous semble évident que les institutions scolaires constituent des lieux primordiaux pour contrer l’insécurité linguistique chez les jeunes. Nous croyons aussi que les enseignants et enseignantes en sont les acteurs principaux.

Comment freiner l’insécurité linguistique en classe?

Maintenant que les concepts de variation et d’insécurité linguistique sont définis et que l’éducation est établie comme un vecteur d’intervention essentiel dans la lutte à l’insécurité linguistique au Québec, force est de se demander comment faire évoluer positivement nos pratiques.

Remysen (2018) propose huit pistes de solution, que nous allons détailler et enrichir d’actions pédagogiques concrètes. Nous avons conscience des contraintes de temps et de ressources avec lesquelles doivent composer les enseignants et enseignantes de différents milieux. Heureusement, ces pistes se fondent précisément sur un changement d’attitude à l’égard de la langue et de la norme, ce qui a pour avantage de ne nécessiter que très peu de ressources.

1. Valoriser le bagage de l’élève

À son arrivée à l’école, en tout début de parcours, l’élève francophone, anglophone ou allophone possède déjà un bagage linguistique et des connaissances linguistiques étendues. En effet, il peut comprendre et se faire comprendre dans une multitude de situations de la vie courante. Au fur et à mesure que l’enfant, tantôt adolescent ou adolescente et jeune adulte, progresse dans son parcours, il ou elle ne remplace pas ce bagage, mais y ajoute diverses connaissances et compétences acquises en cours de route, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des murs de l’école, au gré d’un processus d’apprentissage parfois imparfait et laborieux. Ces nouveaux acquis se font autant en français familier qu’en français standard. La variété familière lui permettra de réussir socialement, de se faire accepter au sein d’un groupe, alors que la variété standard lui permettra de réussir sur le plan scolaire et éventuellement professionnel. Cette dernière variété est le tournevis étoile au manche en or de la boite à outils linguistique de l’élève. En effet, la variété standard n’est pas un tournevis passepartout. Son manche en or, aussi reluisant qu’il puisse être, ne lui permet pas de visser ou de dévisser une vis plate ou carrée.

Pour valoriser le bagage des élèves ou des étudiants et étudiantes, il est surtout question de comportements subtils mais cruciaux. Ainsi, il faut éviter des énoncés comme « ce mot n’existe pas », « ce mot n’est pas français », « ce mot est mauvais », « voici le bon mot ». Bref, nous recommandons d’éviter de discréditer un usage dans l’absolu. Un mot peut certes être critiqué, mais toujours dans un contexte donné, par exemple dans une situation où le français standard est de mise. Du reste, être habile en français, c’est avant tout savoir s’adapter aux contextes, choisir le tournevis avec la bonne tête, tout en restant fidèle à sa variété.

Actions pédagogiques :
  • Dans le cas de l’élève plurilingue, demander de comparer les règles en français avec celles d’une autre langue (la notion de genre et de nombre en farsi, par exemple);
  • Laisser aux élèves la liberté d’intégrer leur vécu linguistique dans des textes (dans les dialogues des personnages, en création libre, par exemple);
  • Faire réaliser aux étudiantes et aux étudiants que la langue fait partie de leur vie même en dehors de l’école;
  • Présenter le français standard comme un ajout et non pas une substitution à leur variété.

2. Intégrer la notion de variation

La langue française, insaisissable, se caractérise, comme toutes les langues, par la variation linguistique. Comme nous l’avons précisé plus haut, le français standard n’est qu’une manière parmi tant d’autres d’utiliser la langue. Depuis le début de leur parcours scolaire, les élèves ont cherché à acquérir des compétences qui mettent à l’avant-plan la notion de variation : lire et apprécier des textes variés, écrire des textes variés, communiquer oralement selon des modalités variées (Ministère de l’éducation, 2001). Pour poursuivre cette idée de variation au collégial, il importe de proposer aux étudiants et étudiantes des textes ou des documents authentiques qui proviennent de différentes époques, de différents lieux, qui mettent en scène différentes personnes ou différents personnages dans différentes situations, de manière à légitimer différents usages du français. Lorsque nous nous penchons sur ces œuvres en classe, nous devons nous rappeler qu’il est normal que le français standard ne fédère pas tous les emplois.

Actions pédagogiques :
  • Nommer le phénomène de la variation linguistique quand on le rencontre, que ce soit dans la classe ou dans une œuvre, en précisant qu’il s’agit d’un phénomène naturel et légitime;
  • Choisir des œuvres qui mettent en lumière différentes variétés linguistiques (et pas seulement familières, mais aussi géographiques, historiques et sociales);
  • Observer les procédés d’écriture propres à ces variétés et montrer que celles-ci peuvent elles-mêmes être porteuses de sens en littérature.

3. Éviter de promouvoir une conception désincarnée de la langue standard

Le français n’est pas tombé du ciel. Il existe et évolue grâce aux gens qui l’utilisent. Il en est de même pour toutes ses variétés, incluant le français standard. En effet, celui-ci, bien que souvent associé à une tradition plutôt fixe, a beaucoup changé à travers le temps. Par exemple, jusqu’aux 17e et 18e siècles, les interrogatives indirectes en qu’est-ce que étaient standards (Lefeuvre et Rossi-Gensane, 2017; Renchon, 1969) : « Je demande qu’est-ce que le cours de la vie d’un homme, qu’est-ce qu’un grain de poussière qu’on appelle la terre, qu’est-ce qu’une petite portion de cette terre que l’homme possède, et qu’il habite? » (De la Bruyère, 1696, p. 602)

Même s’il est possible d’agir consciemment sur la langue standard, par la conception d’ouvrages prescriptifs ou la formation d’institutions comme l’Académie française, le locutorat a toujours le dernier mot. L’Office québécois de la langue française (OQLF) fournit d’excellents exemples de ces tentatives conscientes, notamment en ce qui a trait aux néologismes. Si certaines des créations de l’OQLF ont fait leurs preuves, comme clavardage et courriel, d’autres sont moins populaires, comme disque volant de compétition (ultimate frisbee) et papillon adhésif amovible (post-it).

Bref, le français standard, comme le français en général, est avant tout une réalité sociale. Prenons un moment pour réfléchir à ceci : la langue appartient à tout le monde et n’appartient à personne, bien que cela puisse sembler contradictoire. Il faut replacer le français standard, celui que nous enseignons la plupart du temps, dans un ensemble plus vaste, la langue, tantôt excentrique et extravagante, tantôt neutre.

Actions pédagogiques :
  • Faire « corriger » des phrases anonymes selon la norme actuelle et ensuite montrer que ces phrases proviennent de grands textes de l’histoire de la littérature (Voltaire, Zola, etc.);
  • Éviter d’invoquer le français standard de manière péremptoire pour disqualifier des mots ou des usages. Préciser qu’il faut se fier au contexte pour déterminer quel mot est approprié.

4. Redéfinir la notion de faute

Redéfinir la notion de « faute » est l’une des pistes les plus importantes quand on parle d’insécurité linguistique en classe, parce que l’erreur y occupe une place de choix. D’un point de vue sociolinguistique, la question suivante se pose : « Qu’est-ce qu’une faute? » Bien qu’un usage puisse ne pas correspondre à la forme standard telle qu’elle est suggérée par les grammaires et les dictionnaires, un mot peut être bien employé et bien orthographié. Dans ce cas, sur quelle base constitue-t-il une erreur?

D’abord, une erreur n’est pas nécessairement fautive dans l’absolu, et c’est d’ailleurs souvent le cas de ce qu’on appelle les « erreurs de registre ». Ces erreurs surviennent lorsqu’un terme familier est employé dans un écrit formel, par exemple, dans une dissertation, les mots écœuré pour lassé et amoché ou maganné pour abimé. Souvent, ledit mot est bien orthographié et bien employé dans son contexte syntaxique; l’erreur se trouve dans le registre. Outre de ne pas appartenir au registre approprié, ces mots ne sont pas fautifs. Autrement dit, ces erreurs ne tiennent pas des mots eux-mêmes, mais bien de l’adaptation à la situation de communication. Il ne faudrait donc pas les identifier comme des erreurs au même titre que des erreurs d’orthographe ou d’autres types d’erreurs de vocabulaire telles que les paronymes (confondre promoteur et prometteur, qui n’ont pas la même signification) ou des erreurs de cooccurrence (par exemple les émotions que subit le personnage). Il est important de distinguer ces cas d’autres types d’erreurs d’ordre orthographique, grammatical ou lexical, car ce ne sont pas les mêmes phénomènes qui sont en jeu. Condamner un usage, surtout s’il fait partie du discours courant d’une personne, est susceptible de contribuer à l’insécurité linguistique, car cela sous-entend que celui-ci est invalide alors qu’il peut seulement être inapproprié dans un contexte donné[3].

Par ailleurs, l’erreur peut se révéler constructive si on la conçoit comme un indice sur les acquis linguistiques. Elle constitue, en effet, un indice précieux sur le processus d’apprentissage et sur les aspects incompris d’une règle. Un exemple évocateur de cela serait « je les aimes » ou encore « les solutions misent sur pied ». Bien que l’on puisse détecter une erreur, il est possible de voir le raisonnement derrière ces constructions, ce qui constitue un point de départ intéressant pour tenter de résoudre ces difficultés.

En plus de ce changement de perspective face à l’erreur, il est possible de remettre en question quelques expressions largement utilisées en classe. Le mot faute d’abord, qui appelle à une culpabilité et à une pénalité, peut être remplacé par erreur, qui correspond plutôt à se tromper, qui est généralement beaucoup plus juste dans le cas d’écrits dans un cadre scolaire. L’expression maitrise de la langue peut aussi être critiquée. En effet, celle-ci nous mène à nous poser deux questions. D’une part, est-ce possible pour une personne de ne pas maitriser sa langue maternelle? D’autre part, est-il possible pour quiconque de maitriser la langue? Le simple fait qu’une personne puisse échouer dans un critère nommé ainsi laisse entendre que celle-ci ne maitrise pas la langue, ce qui est faux. Il en est de même avec qualité de la langue, qui suggère que l’usage d’un individu pourrait être de mauvaise qualité. On peut alors opter pour des expressions plus justes telles que maitrise de la norme écrite ou formelle ou langage adapté à la situation. On évite ainsi d’invalider l’expérience d’usagers et d’usagères de ces personnes.

Toutefois, il n’est pas ici question de remettre en cause la valeur de la norme standard. Il n’est pas non plus suggéré que nous devrions accepter toutes les formes possibles dans le contexte de la classe. La sociolinguistique et la norme scolaire ne sont pas incompatibles, même si à priori elles peuvent sembler contradictoires. La linguiste Emmanuelle Guérin pose à juste titre la question suivante : « [S]i l’on reconnait la nécessité sociale de transmettre un modèle commun, peut-on néanmoins envisager que son enseignement n’entre pas en conflit avec la réalité de la langue? » (2011, p. 57)

5. Découvrir les règles et structures de la langue

« La langue populaire s’éloigne des règles de la langue et accepte à peu près tout : anglicismes, termes impropres, termes péjoratifs, termes vulgaires, verbes mal conjugués, mauvais emplois du genre et du nombre, contractions de prépositions et de déterminants, sons remplacés par d’autres, etc. » (Alloprof, 2021) Cette définition de langue populaire sur Alloprof laisse entendre, comme le pense la croyance populaire, que les variétés de français familières ou populaires sont exemptes de règles, contrairement à la variété standard. Or, toutes les variétés de langue sont régies par un ensemble de règles, et elles ne sont pas forcément moins strictes dans une variété familière ou populaire. Il est intéressant d’intégrer dans l’enseignement la découverte de ces règles du fonctionnement de la langue souvent tacites, que ce soit dans une perspective grammaticale, littéraire ou autre.

Il est ainsi possible de mettre en lumière certains principes lexicaux, phonétiques, morphologiques ou syntaxiques pour en faciliter la compréhension et l’assimilation. À titre d’exemple, des usages considérés comme fautifs se révèlent plus précis, comme la forme en –ouse du verbe jouer. Bien que cette forme puisse faire réagir, elle permet de différencier à l’oral l’indicatif du subjonctif, de même que le singulier du pluriel, ce que ne permet pas la forme standard joue. Ainsi, le son [z] peut marquer :

  • Le pluriel :
    • Il joue au ballon. vs Ils jousent au ballon.
      *Il jouse au ballon.
  • Le subjonctif :
    • Je joue au hockey. vs Mes parents veulent pas que je jouse au hockey.
      *Je jouse au hockey.

Dans le même ordre d’idées, l’usage de la particule –tu interrogative, qui n’est d’ailleurs pas un pronom, n’est pas possible en toute phrase, notamment lorsqu’un autre mot interrogatif est présent :

* Pourquoi tu veux-tu aller là?
* Est-ce que tu veux-tu manger?

Par ailleurs, il est possible de faire prendre conscience de la créativité et de la richesse morphologiques du français familier. On peut ainsi demander aux élèves de former avec les sacres des mots d’autres classes ou de sens différents en ajoutant des préfixes ou des suffixes : câlisse, câlisser, décâlissant, câlissement… Un autre exercice en ce sens consiste à proposer de former des mots originaux avec les suffixes –able ou –age en partant d’un verbe transitif. Par exemple, un chemin « pas reculable » est un chemin trop étroit pour qu’un véhicule puisse reculer aisément. Les mots ainsi produits, par exemple par la greffe du suffixe –able à recul-, ne figurent pas nécessairement dans les dictionnaires, mais leur sens se devine facilement, car on recourt à des procédés lexicaux admis pour forger les termes.

Les phrases non standards peuvent aussi être analysées syntaxiquement et stylistiquement au moyen des mêmes outils que les phrases standards : groupe sujet, complément direct, figures de style, etc. Dans les œuvres littéraires, les étudiantes et les étudiants sont confrontés à des phrases non standards qu’ils devront être en mesure d’analyser et de comprendre. Ces passages sont tout autant légitimes que leurs équivalents standards et nécessitent qu’on s’y attarde avec la même attention qu’on le ferait pour un texte classique.

Actions pédagogiques :
  • S’efforcer de remarquer la logique et la cohérence derrière le chaos apparent des variétés non standards;
  • Célébrer la créativité caractéristique des variétés non standards;
  • Prendre conscience que les erreurs des élèves peuvent démontrer leur compréhension en ceci qu’elles peuvent être attribuables à une surgénéralisation d’un phénomène productif, c’est-à-dire courant dans la langue.

6. Utiliser le dictionnaire à sa juste valeur

Les dictionnaires font partie du paysage de la classe. Malgré ce contact, cet outil demeure souvent méconnu ou mécompris des étudiants et étudiantes. Pouvant être exploités bien au-delà de la phase de correction d’un texte, les différents dictionnaires regorgent d’informations pertinentes.

Il est d’abord primordial de déconstruire certains mythes qui entourent le Dictionnaire, celui avec un D majuscule : tous les dictionnaires ne sont pas équivalents, les informations ne seront pas forcément les mêmes, ils ne détiennent pas la vérité absolue sur la langue, ils peuvent être biaisés et ils peuvent même contenir des erreurs. En outre, il est essentiel de bien connaitre les différents types de dictionnaires, leurs fonctions respectives et les informations qu’ils offrent. Selon les contextes d’utilisation du dictionnaire, le choix de l’ouvrage sera différent. Ce dernier aspect est particulièrement intéressant lorsque vient le temps de choisir les outils de référence auxquels les étudiants et étudiantes auront droit pendant des évaluations telles que l’épreuve uniforme de français (EUF).

Rappelons-nous que les dictionnaires sont avant tout des produits commerciaux, créés par des êtres humains. Ces deux éléments constituent des biais lorsque vient le temps de décrire une langue : si le dictionnaire est élaboré en France, il est tout à fait concevable que les variétés non hexagonales ne soient pas adéquatement représentées. Un mot appartenant à l’une de ces variétés ne se trouvant pas dans l’ouvrage ne doit donc pas être perçu comme systématiquement fautif, d’autant plus que les dictionnaires papier ont d’importantes limitations physiques, ne leur permettant pas de consigner tous les usages possibles. De plus, puisque le dictionnaire est un produit commercial, son édition sera teintée d’objectifs lucratifs. Comme le Québec est un important marché d’ouvrages de référence, il est clair que les dictionnaires français ont avantage à intégrer des québécismes, pour plaire à leur clientèle outre-Atlantique. Or, malgré l’incorporation de tels mots, le dictionnaire est tout de même conçu en Europe, n’offrant pas toujours les nuances appropriées sur les usages qui leur sont étrangers.

Finalement, la grande majorité des dictionnaires et des ouvrages de référence consignent la langue standard. Quoiqu’on y trouve régulièrement des mots marqués comme familiers, il importe de savoir qu’il n’est pas de leur objectif de décrire la langue familière. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on trouve très rarement les sacres dans les dictionnaires, bien que leur usage soit répandu dans la communauté. Comme ces ouvrages sont destinés à décrire le français standard et non le français en général, un emploi portant la marque critiqué ne doit pas être interprété comme critiqué dans l’absolu, en toute circonstance, mais dans un contexte standard tel que le décrit l’ouvrage, c’est-à-dire en situation de communication formelle.

Enfin, le plus important pour l’utilisation du dictionnaire, c’est de l’utiliser à sa juste valeur. Il faut donc lui conférer un statut à sa hauteur, comme l’outil d’apprentissage et de référence qu’il est, et non pas le considérer comme détenant la vérité absolue sur la langue. D’ailleurs, communiquer directement avec les personnes qui éditent les dictionnaires est aujourd’hui de plus en plus accessible. C’est de cette façon que le dictionnaire de langue anglaise Merriam-Webster a changé sa définition de racisme pour y inclure l’aspect systémique du racisme, sous la demande de Kennedy Mitchum, étudiante noire qui trouvait la définition insatisfaisante.

Actions pédagogiques :
  • Organiser un atelier lexicographique dans lequel les étudiants et étudiantes créent des articles de dictionnaire, par exemple à partir de néologismes connus n’ayant pas encore fait leur entrée dans les ouvrages de référence;
  • Écrire aux différents dictionnaires pour proposer des ajouts ou des modifications à certains articles (peut d’ailleurs être fait en complémentarité avec la précédente piste);
  • Contribuer au Wiktionnaire;
  • Explorer les articles thématiques d’Usito (rubriques traitant de différents sujets en lien avec la langue, comme la nomenclature des arbres du Québec, les iles du fleuve Saint-Laurent et l’allophonie québécoise).

* Si la 6e piste de Remysen présentée ici vous intéresse particulièrement, nous vous invitons à visionner la conférence de Lise Ouellet, responsable des programmes de français langue d’enseignement au ministère de l’Éducation du Québec de 2000 à 2014, donnée en 2017 dans le cadre du séminaire de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN) : « L’apport des dictionnaire pour l’enseignement du français au Québec ».

7. Intégrer des notions d’histoire de la langue

Bien sûr, peu d’entre nous ont des connaissances suffisantes pour donner un cours d’histoire du français. Cela dit, nous gagnons à nous ouvrir à cette histoire. Le principe derrière toute évolution linguistique est facilement appréhendable : la langue, constamment utilisée par une multitude de personnes, se modifie petit à petit au fil des échanges. Les points suivants peuvent être présentés comme des faits amusants sur le français.

Le système casuel

  • Au début de l’histoire du français, il existait plusieurs possibilités d’ordre des mots pour prononcer ou écrire la phrase, héritage du latin. C’est la terminaison du mot qui indiquait la fonction, non la place. Par exemple, murus était la forme du mot mur au singulier en fonction sujet; murum, en fonction complément. Puis, les sons finaux des mots qui indiquaient la place se sont réduits. On a dû trouver (inconsciemment et sur des décennies) une autre manière d’indiquer la fonction. C’est ainsi que l’ordre des mots s’est figé et que nous avons aujourd’hui moins de liberté dans la formation des phrases.

Le lexique des marins

  • Des mots qu’on utilise constamment et dans toutes sortes de contextes, comme embarquer, débarquer, greyer et bord, viennent du lexique des marins à l’époque de la colonisation. « Sortis de leur sphère spécialisée pour s’insérer dans la langue usuelle, des mots comme adonner, balise, bord, chavirer, embarquer, greyer, haler, larguer, vadrouille et virer de bord sont utilisés dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la vie sur les bateaux. » (Gauvin, 2011, p. 1) Certaines personnes recourent aujourd’hui à l’origine de ces mots pour en discréditer l’usage en dehors du contexte maritime.

Les lettres étymologiques

  • Il y a quelques siècles, on écrivait hospital et forest. L’ajout de l’accent circonflexe a servi à rappeler le s d’autrefois, de même que le g et le t de doigt rappellent l’origine latine digitus. Par ailleurs, le p du nom de famille Nepveu et le de Lefebvre permettent de montrer que la lettre qui suit est un v et non un u, à l’époque où le u et le v s’écrivaient de la même façon (du 15e au 17e siècle environ).

Le cycle de la négation

  • Au début, pas avait vraiment le sens d’un pas (plus petite distance parcourue par l’humain). Le mot ne était obligatoire dans les contextes négatifs. À force de se trouver dans ces contextes, pas s’est retrouvé à porter un sens négatif. À partir du 16e ou du 17e siècle, on pouvait omettre le ne. Aujourd’hui, en français standard, le ne et le pas sont toujours obligatoires, mais le ne est souvent omis, surtout à l’oral.
Actions pédagogiques :
  • Comparer des œuvres anciennes et leur version actuelle pour constater l’évolution du français (les Lais de Marie de France, par exemple, où l’on présente dans les éditions modernes le texte original et sa version « traduite »);
  • Faire remarquer aux élèves que la poésie renseigne sur la prononciation des mots et son évolution en raison des rimes attendues.

8. S’intéresser à des formes d’expression variées

Les formes d’expression d’une langue sont aussi vastes que la langue elle-même. En littérature, la langue nous fournit de précieux renseignements sur les œuvres littéraires : il est impossible d’en faire abstraction. Une bonne façon d’intégrer davantage la sociolinguistique en classe est de s’intéresser à des formes variées montrant la langue dans des postures variées ou d’appuyer sur les variations qu’on trouve dans les œuvres. Rien ne nous empêche comme enseignantes ou enseignants d’être créatifs et d’explorer des formes littéraires autres que le roman, avec des genres comme la poésie, la chanson ou le théâtre, mais aussi avec des formes moins courantes comme le slam, les capsules web, les discours, les blogues, la littérature numérique, etc. Il peut aussi être intéressant d’explorer des œuvres dans la langue des signes québécoise (LSQ), les étudiantes et étudiants étant alors exposés à une forme tout à fait différente de la langue.

Actions pédagogiques :
  • Analyser des formes et genres littéraires variés (poésie, chanson, rap, slam, chaine YouTube, etc.);
  • Proposer des écritures créatives permettant l’intégration de formes variées;
  • Analyser l’effet de la variété utilisée dans une œuvre.

Finalement, nous croyons que l’essentiel, au-delà des pistes de Remysen (2018) et des actions pédagogiques proposées ici, réside dans l’attitude par rapport à la langue, qui doit tenir compte de la valeur sociale associée aux différentes variétés de français et aux multiples phénomènes linguistiques qui les composent. Il est certain que la mise en place des mesures que nous portons à votre attention demande un certain ajustement et qu’elles ne concordent pas toutes avec l’enseignement que l’on souhaite faire.

Cela dit, il nous semble primordial que les étudiantes et étudiants vivent des expériences positives dans leurs cours de français (et plus globalement au cours de leur cheminement scolaire, peu importe la discipline enseignée), qu’ils se sentent compétents et en confiance, et que leur usage soit apprécié à sa juste valeur. En plus de favoriser un engagement significatif en classe, une vision inclusive de la langue contribue à la réussite scolaire des jeunes et à la valorisation de la langue française. Au demeurant, nous souhaitons promouvoir une langue souple et diversifiée, dont l’intérêt ne réside pas uniquement dans l’enseignement de la norme.

Références

ALLOPROF (2021). Les registres (ou niveaux) de langue, [En ligne]. [https://www.alloprof.qc.ca/fr/eleves/bv/francais/les-registres-ou-niveaux-de-langue-f1002] (Consulté le 20 décembre 2021).

ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES PROFESSEURS DE FRANÇAIS (1977). « Le congrès du dixième anniversaire : les résolutions de l’Assemblée générale », Québec français, no 28, p. 10-12.

CHARLOT, B., et J.-Y. ROCHEX (1996). « L’enfant-élève : dynamiques familiales et expérience scolaire », Lien social et Politiques, no 35, p. 137-151.

DE LA BRUYÈRE, J. (1696). Les Caractères, [Extrait consulté dans la base de données Frantext].

GAUVIN, K. (2011). L’élargissement sémantique des mots issus du vocabulaire maritime dans les français acadien et québécois, Thèse (Ph. D.), Université Laval, 520 p. [En ligne]. [https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/22216].

GUÉRIN, E. (2011). « La variation de la langue dans les manuels scolaires du cycle 3 et du collège », Le français aujourd’hui, vol. 2, no 173, p. 57-70.

LEBRUN, M., et P. BOYER (2006). « L’école, le programme et le manuel de français québécois du XXe siècle et son discours sur la langue d’ici : contribution à l’analyse d’un patrimoine linguistique sous surveillance », dans MEUNIER, A. (dir.). Patrimoine scolaire. Sa sauvegarde et sa valorisation, Québec, MultiMondes, p. 63-101.

LEFEUVRE, F., et N. ROSSI-GENSANE (2017). « Les interrogatives indirectes en discours informel oral », Langue française, vol. 4, no 196, p. 51-74.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (2001). « Programme de formation de l’école québécoise : éducation préscolaire et enseignement primaire ». Gouvernement du Québec.

REMYSEN, W. (2018). « L’insécurité linguistique à l’école : un sujet d’étude et un champ d’intervention pour les sociolinguistes », dans VINCENT, N., et S. PIRON (dir.). La linguistique et le dictionnaire au service de l’enseignement du français au Québec : mélanges offerts à Hélène Cajolet-Laganière, Montréal, Éditions Nota Bene, p. 25-59.

RENCHON, H. (1969). Études de syntaxe descriptive. II. La syntaxe de l’interrogation, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 284 p.

  1. Cette catégorie ne fait pas l’unanimité chez les sociolinguistes. Certains et certaines placent cet axe au sein de la variation diaphasique. [Retour]
  2. Nous entendons par apprentissage formel celui qui est fait dans un contexte organisé et structuré, et qui est explicitement désigné comme apprentissage, contrairement à l’apprentissage informel qui, lui, découle des activités de la vie quotidienne. [Retour]
  3. Au sujet de la variété linguistique appropriée dans un contexte donné, nous vous invitons à consulter l’article « Enseigner les registres de langue autrement », qui concerne spécifiquement l’enseignement de cette notion. [Retour]

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