Développer la compétence à lire pour autrui au collégial: quelques caractéristiques prosodiques et phoniques à faire observer
Dans un article antérieur paru dans Correspondance, nous avons mis en évidence ce qui distingue la langue parlée en situation spontanée de la langue écrite : entre autres des disfluences et quelques aspects courants du français familier, manifestations tout à fait prévisibles dans ce contexte de prise de parole. Nous avons fait valoir que la langue parlée lors d’une prise de parole non préparée ne peut être appréciée en ayant la langue écrite comme modèle et qu’il vaut mieux concevoir l’oral non préparé en classe avant tout comme une forme de « libération de la parole » qui s’exprime dans un cadre plus formel. Dans le présent écrit, nous nous rendons à l’autre extrémité du pôle : nous exposons des aspects linguistiques et prosodiques de la lecture pour autrui[1], prise de parole hautement codifiée, qui, pour être pleinement réussie par les étudiants, exige souvent une préparation, dont l’enseignante ou l’enseignant peut être le guide.
À l’école primaire et secondaire, la lecture à voix haute a longtemps été utilisée comme un moyen d’évaluer la capacité à lire (Lebrun et Boyer, 2006). Toutefois, ce n’est pas là sa véritable fonction. Elle est avant tout une lecture pour autrui. Dolz et Schneuwly (2016) rappellent qu’il s’agit d’une activité langagière correspondant à des pratiques sociales et culturelles présentes depuis l’Antiquité qui, pour certaines, sont relativement ritualisées. On la retrouve ainsi dans le monde des lettres : la performance théâtrale, dont le texte écrit est mémorisé, ensuite interprété; la lecture d’œuvres en prose ou de poésie, autrefois dans des salons littéraires, aujourd’hui dans des manifestations culturelles; les contes lus aux enfants en classe ou dans les bibliothèques. Dans le domaine religieux, il y a eu et il y a encore la lecture de textes bibliques; dans le monde du journalisme, le bulletin de nouvelles, la chronique ou le communiqué de presse; dans le monde politique, le discours, le rapport présenté en commission, la conférence de presse; dans le domaine des sciences, le documentaire ou l’exposé; dans la sphère privée, la lecture de journaux aux personnes dans l’incapacité de lire elles-mêmes.
Pourquoi travailler la lecture oralisée avec les collégiens? Parce que la lecture doit être conçue comme une activité utile pour accroitre non seulement les connaissances du registre standard, mais aussi celles en rapport avec l’expression orale en général (Dolz et Schneuwly, 2016), et ce, dans la mesure où la lecture à voix haute mobilise diverses habiletés langagières qui peuvent être transférées dans d’autres types de prise de parole.
Quelles sont les qualités d’une lecture réussie? Comme l’auditoire n’a pas le texte sous les yeux, la lecture doit être intelligible. Pour ce faire, elle doit être d’abord « intelligente », dans le sens que le texte doit être compris par les lecteurs eux-mêmes (Dolz et Schneuwly, 2016). Sur le plan langagier, elle doit être réalisée avec une diction ferme de manière à ce que chaque syllabe et chaque mot soient pleinement audibles; être vocalement expressive de manière à révéler la structure du texte, à regrouper les phrases qui appartiennent à une même idée, à focaliser les mots à mettre en évidence. La lecture devrait aussi tenir compte du style langagier que la tradition ou les conventions sociales imposent : dans le cas d’un texte littéraire (prose ou poésie) ou dramatique (théâtre), le style doit être en phase, dans une certaine mesure, avec l’époque et avec le lieu qui en ont vu la création; dans le cas de textes non littéraires, tel le bulletin de nouvelles, le style doit être en adéquation avec le registre de langue entendu traditionnellement dans ces contextes, à savoir le registre standard, tel qu’il est utilisé aujourd’hui au Québec. Que doivent faire les collégiens, sur le plan de l’expression verbale, pour bien dire un texte et en respecter les conventions stylistiques? Voici quatre propositions d’éléments qu’il est possible de travailler pour favoriser une lecture pour autrui réussie ainsi que des propositions d’activités à réaliser en classe. Pour certaines de ces activités, des fichiers audios ont été ajoutés pour faire mieux entendre notre propos[2].
1. Planifier la respiration
L’acte respiratoire dure en moyenne cinq secondes : l’expiration, plus longue, est de trois secondes, et l’inspiration de deux secondes. Comme la parole ne se produit qu’au cours de l’expiration, on réduit et on espace les temps inspiratoires, tandis qu’on allonge les temps expiratoires pour fournir au larynx une quantité précise d’air, et ce, avec une précision déterminée en fonction de la hauteur et de l’intensité des sons, de même que de la durée du message qu’on souhaite produire. Il y a donc une interaction entre la respiration et la phonation. Parler, c’est donc planifier constamment les phases d’inspiration et d’expiration. Cette planification est largement déterminée par la syntaxe : la phase inspiratoire, qui entraine une pause, est habituellement placée dans une position acceptable du point de vue syntaxique, c’est-à-dire à la fin d’un groupe syntaxique qui constitue un groupe de sens. On appelle groupe de souffle un groupe de mots qui se termine par une pause inspiratoire audible. Il peut être bref ou long. Par exemple, la phrase qui suit, lorsqu’elle est énoncée, pourrait n’accueillir qu’une pause inspiratoire (@) dans le corps de la phrase, obligatoirement après la proposition antéposée débutant par Admirateur, et n’avoir ainsi que deux groupes de souffle :
Avec un débit de parole plus lent, les pauses seraient plus nombreuses :
Les lecteurs doivent ainsi, souvent même avant de prendre la parole, repérer, avec l’aide de la ponctuation, les endroits qui peuvent accueillir une pause respiratoire qui respecte la syntaxe.
Activité en classe no 1 : Faire écouter aux étudiants l’extrait audio et leur faire observer les pauses inspiratoires (@).
Capsule audio 1
« Tout avait commencé dans les années de la grande pauvreté. @
En ce temps où des familles entières ne mangeaient que de la misère. @
Certaines n’ayant même plus de misère personnelle @ tellement elles avaient dû en digérer. @
Et il n’était pas rare de voir des indigents @ devoir en emprunter quelque quantité au voisin @ pour se la servir aux repas. @
La misère des autres, sans souci d’hygiène ou de passation de microbes. @ »
(Extrait de La misère, de Fred Pellerin)
2. Bien faire entendre les contours mélodiques
Au-dessus de la parole planent des contours mélodiques dont les pentes confèrent aux énoncés une fonction déclarative, interrogative ou injonctive, ou qui leur permettent d’exprimer des attitudes. Ces contours appartiennent à ce qu’on appelle intonation. Sur le plan acoustique, l’intonation est une ligne mélodique constituée par les variations de la hauteur de la voix (mesurée en fréquence, ou hertz) sur un segment de l’énoncé ou sur son ensemble. Ces contours font partie de la langue, comme les phonèmes, les morphèmes et les lexèmes, et jouent au moins deux rôles linguistiques.
Faire entendre l’énoncé déclaratif
L’intonation démarque, au moyen de contours mélodiques, les groupes de sens, qui coïncident souvent avec les constituants syntaxiques de l’énoncé : groupe du nom (GN), groupe du verbe (GV), adverbe ou groupe adverbial (GAdv), groupe prépositionnel (GP). Par exemple, dans l’énoncé déclaratif suivant, on retrouve deux constituants majeurs correspondant aux deux propositions (matrice, ou principale, et enchâssée, ou subordonnée), entre lesquels une pause inspiratoire pourrait s’insérer, formant alors deux groupes de souffle :
Les deux propositions ont chacune deux contours : un contour ascendant aux termes du GN sujet de la matrice, et un second, ascendant également, aux termes du GV prédicat, qui fait entendre que l’énoncé n’est pas terminé; dans l’enchâssée, un premier contour ascendant aux termes du GN sujet, et un second descendant qui signale la fin de l’assertion :
Tout énoncé déclaratif reçoit des contours mélodiques qui démarquent les groupes syntaxiques majeurs. En lecture pour autrui, les lecteurs doivent s’attacher à les faire entendre puisqu’ils permettent à l’auditoire de mieux appréhender l’information.
Activité en classe no 2 : Faire prendre conscience aux étudiants de l’existence des contours montants (↑) et descendants (↓), parfois plats (→) lorsque le propos est en suspens. Comme exemple, faire écouter l’extrait audio et observer les contours.
Capsule audio 2
« Tout avait commencé (↑) dans les années de la grande pauvreté (↓).
En ce temps (↑) où des familles entières (↑) ne mangeaient que de la misère (↓).
Certaines (↑) n’ayant même plus de misère personnelle (↑) tellement elles avaient dû en digérer (↓).
Et il n’était pas rare (↑) de voir des indigents (↑) devoir en emprunter quelque quantité au voisin (↑ ou →) pour se la servir aux repas (↓).
La misère des autres (↑ ou →), sans souci d’hygiène (↑) ou de passation de microbes (↓). »
(Extrait de La misère, de Fred Pellerin)
Faire entendre les attitudes et les émotions suggérées dans le texte
L’intonation intervient non seulement dans l’expression de l’interrogation, comme dans l’énoncé « Tu penses arriver à quelle heure (↑) ? », dont les dernières syllabes reçoivent un contour mélodique à pente très ascendante, ou de l’injonction comme dans l’énoncé « Arrivez à 13 h. (↓) », dont les dernières syllabes reçoivent souvent un contour à pente descendante abrupte, mais aussi dans celle d’attitudes et d’émotions : elle permet de faire entendre une interrogation derrière laquelle se profile un doute, une réprobation ou une ironie; de faire entendre une injonction, directe, voire impatiente, ou simplement suggérée. Bien sûr, l’intonation seule ne suffit pas à exprimer toutes les nuances attitudinales. Elles doivent compter souvent sur l’intensité de la voix, sur certaines syllabes ou sur l’ensemble de l’énoncé; sur le tempo, le ralentissement ou l’accélération du débit de parole. De même, pour être bien traduites, les émotions telles que la peur, l’indignation, la joie, l’ennui ou la colère doivent compter sur d’autres indices qui ne sont pas linguistiques : hésitations, interruptions momentanées de la parole, pauses sonores ou silencieuses, qualité de la voix (voix souriante, par exemple).
Activité en classe no 3 : Faire prendre conscience aux étudiants de l’effet de l’intonation et des autres indices (intensité de la voix, tempo, qualité de la voix, etc.) pour exprimer des attitudes. Comme exemple, faire écouter l’extrait audio suivant et faire observer les caractéristiques qui font entendre successivement un questionnement 1) véritable; 2) avec un doute; 3) avec de l’ironie; 4) avec de la surprise.
Capsule audio 3
« Pierre-Luc a fait tous ses travaux de français? »
3. Faire entendre les syllabes accentuées pour bien rythmer l’énoncé
On convient généralement que le français a une accentuation qui se dépose sur la dernière syllabe d’un mot dit isolément ou d’un bref constituant syntaxique (ou d’un bref groupe de sens), comme un GN ou un groupe prépositionnel (GP). La syllabe accentuée, souvent perçue comme plus audible, forme avec les syllabes qui la précèdent un groupe rythmique (GR). Dans le flux de la parole, le retour d’une syllabe accentuée à intervalles relativement réguliers donne à la personne qui écoute une impression de rythme.
Dans la langue parlée, le GR est relativement court, en général de trois à six syllabes (Pagel, Madeleni et Wioland, 2012). Dans une lecture avec débit de parole normal, l’énoncé suivant pourrait donner lieu à sept GR (la syllabe accentuée est soulignée) :
En français, l’accentuation n’est pas toujours très audible, ce qui explique que les francophones, voire les apprenants du français, en ont peu conscience. Le rythme est donc plus souvent ressenti qu’entendu. Son existence n’a tout de même pas échappé aux écrivains qui l’ont façonné et rendu régulier. L’alexandrin classique est un vers de 12 syllabes, divisé en deux hémistiches avec césure à la sixième syllabe, sur laquelle se dépose une accentuation plus forte (en caractères soulignés gras). Chaque hémistiche donne lieu à deux mesures, dont les premières sont plus faiblement accentuées (en caractères soulignés), comme dans ces vers de Racine (Phèdre) :
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue (3-3 // 3-3)
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue (2-4 // 3-3)
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler (2-4 // 4-2)
Je sentis tout mon corps et transir et brûler » (3-3 // 3-3)
La syllabe qui reçoit une accentuation forte est plus proéminente sur le plan acoustique, puisqu’elle est plus longue. Elle reçoit une telle accentuation lorsqu’elle clôt un constituant de phrase majeur et qu’elle se coiffe d’un contour mélodique. La syllabe touchée par une accentuation forte est d’une durée plus longue par rapport à celle porteuse d’une accentuation plus faible; ce que traduit, ci-dessous, le trait long foncé (▬) par rapport au trait long clair (—); quant aux syllabes non accentuées, elles sont clairement articulées, mais brèves, ce que traduit le trait court (dans la transcription phonétique, l’apostrophe marque la syllabe accentuée et le point, la frontière de syllabe) :
« La renommée de Mallarmé
[la.ʀə.nɔ.’me.də.ma.laʀ.’me]
– – – — – – – ▬
s’est consolidée lorsque Verlaine l’a inscrit
[se.kɔ̃.sɔ.li.’de.lɔʀs.kə.vεʀ.’lεn.lɑ.ẽs.’kʀi]
– – – – — – – – — – – ▬
dans sa série des Poètes maudits »
[dɑ̃.sa.se.’ʀi.de.pɔ.εt.mo.’di]
– – – — – – – – ▬
Activité en classe no 4 : Faire repérer aux étudiants les groupes rythmiques potentiels et les syllabes accentuées qui les terminent. Comme exemple, faire écouter l’extrait audio suivant.
Capsule audio 4
« Tout avait commencé / dans les années / de la grande pauvreté.
En ce temps / où des familles entières / ne mangeaient / que de la misère.
Certaines / n’ayant même plus / de misère personnelle / tellement elles avaient dû / en digérer.
Et il n’était pas rare / de voir des indigents / devoir en emprunter / quelque quantité / au voisin / pour se la servir / aux repas.
La misère des autres, / sans souci d’hygiène / ou de passation / de microbes. »
(Extrait de La misère, de Fred Pellerin)
En français, toutes les syllabes, même non accentuées, doivent être bien audibles; ce devrait donc être le cas au cours d’une lecture. Comme un débit de parole rapide raccourcit les syllabes, il vaut donc mieux amener les étudiants à le ralentir. De plus, une diction ferme des syllabes participe de façon directe et indirecte à une meilleure articulation des voyelles et des consonnes. Les étudiants éviteront du même souffle l’écrasement trop fréquent de voyelles dans les syllabes à l’intérieur de mots ou de groupes de mots de trois syllabes et plus : « à l’hôpital » (« à l’hôp’tal »), « à l’université » (« à l’un’vers’té »), « à Trois-Rivières » (« à Trois-R’vières »), « le professeur » (« le prof’sseur »).
Activité en classe no 5 : Faire écouter aux étudiants l’extrait audio et faire observer que toutes les syllabes sont bien audibles et que les syllabes accentuées le sont davantage.
Capsule audio 5
- « Je suppose que vous faites allusion aux politiques du gouvernement. »
- « La direction de l’établissement pénitentiaire a mis en place des mesures pour prévenir le suicide chez les détenus. »
- « Trente-six députés voteront en faveur de la position prise par les directions des universités et des collèges. »
4. Prononcer les consonnes et les voyelles qui devraient l’être en lecture
Par convention, dans l’activité de lecture, on accentue les rapports entre graphies et phonies, ce que l’on tend à réduire dans la langue spontanée. Lors de la lecture pour autrui, des élisions de voyelles ou de consonnes habituelles en langue parlée spontanée sont souvent évitées. Par exemple, on prononce la consonne l des pronoms sujets il et ils (« il prend »; « il y a »; « ils ouvrent »), même si, en d’autres contextes, par exemple en situation de prise de parole spontanée, ce n’est pas toujours le cas (« i’ prend »; « i’ a »; « i’ ~ [iz] ouvrent »). Autrement dit, la lecture induit une certaine forme de correction linguistique. Ainsi, une formation à la lecture pour autrui pourrait consolider, chez l’étudiante ou l’étudiant, une autocorrection qui pourrait se transférer dans d’autres types de prises de parole.
Maintenir les groupes de consonnes en finale des mots
En langue parlée spontanée, on tend à simplifier les groupes de consonnes à la finale des mots[3] : « spectacle » › « un spectac’ en plein air »; « autre » › « un aut’ accident »; « liste » › « la lis’ d’étudiants »; « souffle » › « le souff’ coupé ». En situation de lecture, tout groupe final doit être conservé : « un spectacl’ en plein air »; « un autr’ accident ». Lorsque le mot qui suit commence par une consonne, cela suppose la prononciation de la lettre e habituellement muette : « la listE d’étudiants »; « le soufflE coupé ».
Activité en classe no 6 : Faire écouter aux étudiants l’extrait audio et faire observer que toutes les consonnes des groupes de consonnes finaux sont prononcées et que, dans certains cas, il y a obligation de prononcer le e graphique final.
Capsule audio 6
- « Un poste inoccupé. »
- « Juste un seul! »
- « Un livre intéressant. »
- « Et l’Etchemin se met à rire dans les trèfles rouges. »
- « Une offre qu’on ne peut refuser. »
- « D’autres étudiants. »
- « L’hymne national du Canada. »
- « L’orchestre symphonique de Montréal. »
- « Les muscles de la main. »
Prononcer la voyelle graphique e quand elle peut l’être
Toute personne qui lit un texte est amenée à se demander si elle doit prononcer tous les e graphiques que comportent les mots du texte lu. Il s’agit d’une question légitime à laquelle nous tentons de répondre dans les lignes qui suivent. Mais avant, quelles sont les règles entourant la prononciation ou le mutisme de la lettre e (dit aussi schwa ou e muet)?
- À certains endroits dans le mot ou dans l’énoncé, la lettre e est toujours prononcée (E en majuscule dans les exemples ci-dessous), quel que soit le registre de langue; cette prononciation catégorique de e s’observe :
a) si e est suivi d’un mot avec un « h aspiré » ou suivi d’autres mots empêchant l’élision des déterminants le ou ce : « dans cE hall d’entrée », « lE huit mai » ou « lE onze février »;
b) dans la première syllabe de plusieurs mots, souvent en raison des consonnes environnantes ou de la position du e dans le mot : « dEpuis que », « pEsant », « quE voulez-vous? », « tEnace », « chEminée », « sEmestre », « PrEnez-en! », « nous sErions », « vous appEliez »;
c) à l’intérieur d’un mot si son mutisme entraine la rencontre de trois consonnes (dont deux qui le précèdent), du moins au Québec, comme dans « désistEment », « le gouvernEment ».
- Dans d’autres cas, la lettre e n’est jamais prononcée (e mis entre parenthèses), quel que soit le registre. Ce mutisme catégorique s’observe :
a) à la fin d’un mot qui termine l’énoncé ou qui est suivi d’une pause (#) : « la nuit entièr(e) # »; « elle y est allée seul(e) #, je crois »;
b) en milieu de mot, si cela n’entraine pas la rencontre de trois consonnes (dont deux qui le précèdent) : « j’irai sam(e)di », « un méd(e)cin », « l’enseign(e)ment ».
- À d’autres endroits dans le mot ou dans l’énoncé, e est prononcé de façon variable en fonction de règles diverses ou d’un choix stylistique posé par la locutrice ou le locuteur (e en gras ou entre accolades selon qu’il est prononcé ou non) :
a) à la fin d’un mot si le mutisme n’entraine pas la rencontre d’un groupe de trois consonnes (dont deux qui le précèdent) impossibles à prononcer sans lui : « Observe-la! » ~ « Observ{e}-la! »; « un grand solde printanier » ~ « sold{e} printanier »; « une halte routière » ~ « halt{e} routière »;
b) à la fin d’un mot suivi sans pause par un autre commençant avec une consonne : « Des images troublant(e)s » ~ « Des imag{e}s troublant(e)s »; « un homme d’une trentaine d’années » ~ « homm{e} d’un{e} trentain{e} d’années »;
c) dans un mot grammatical : « Je pars » ~ « J{e} pars »; « On a rédigé le travail » ~ « l{e} travail »; « Une nuit entièr(e) » ~ « Un{e} nuit »; « David veut se divertir » ~ « s{e} divertir »; « On en revient » ~ « On en r{e}vient »;
d) dans une suite de deux ou plusieurs mots successifs comportant e : « je ne pars plus » ~ « Je n{e} pars plus »; « Je le veux » ~ « Je l{e} veux » ~ « J{e} le veux »; « à la population de se rendre » ~ « de s{e} rendre »; « Comment a été le retour? » ~ « l{e} retour »;
e) dans la première syllabe de certains mots : « en semain(e) » ~ « en s{e}main(e) »; « ses cheveux » ~ « ch{e}veux »; « petit » ~ « p{e}tit ».
Les règles complexes qui régissent la variabilité de la prononciation du e dans les prises de parole ont fait l’objet de diverses descriptions[4]. En lecture pour autrui, par contre, le problème se pose moins : les e pourraient être, en principe, tous prononcés, à l’exception bien sûr de ceux dont le mutisme est catégorique (règles du point 2). En revanche, ce principe n’est pas toujours appliqué : le e variable (règles du point 3) n’est pas toujours maintenu par les lecteurs expérimentés. Certains e variables peuvent être tenus muets sans vraiment affecter le style du texte. Dans ce cas, le mutisme donne au texte lu une allure de langue plus spontanée, effet qui pourrait être recherché de la part de ceux et celles qui lisent pour autrui. Quels sont ces cas de mutisme qui pourraient être considérés comme acceptables en français parlé standard? Une étude exploratoire portant sur la langue de chefs d’antenne québécois a montré que ceux-ci prononcent toujours le e des cas correspondants aux exemples de 3a, mais qu’ils le tiennent parfois muet pour ceux de 3b, c, d et e (Vallières, 2018). Toutefois, si les chefs d’antenne s’autorisent une certaine licence pour ce qui est du mutisme du e variable, ils favorisent nettement l’option de sa prononciation. L’impression que donnent les lecteurs de prononcer presque tous les e graphiques est donc fondée.
Activité en classe no 7 : Faire lire aux étudiants des phrases tirées de textes variés avec consigne de prononcer les e qui peuvent l’être. Comme exemple, faire écouter le texte suivant, dont la première version maintient tous les e variables (e soulignés et en gras) qui peuvent être prononcés en registre standard, et dont la seconde les tient muets (e entre parenthèses).
Capsule audio 7
Première lecture :
« Une longue vallée affleur(e) en ma mémoir(e)
Le soleil monte pas à pas vers mon enfanc(e)
Je reconnais un à un tous mes song(e)s
Les Appalaches ferment leurs yeux sous la neig(e)
Et l’Etchemin se met à rire dans les trèfles roug(e)s.
Là-haut près des Frontièr(e)s
Veill(e) une maison de terr(e) et de bois
Je sais qu’un grand bonheur m’attend. »
(Extrait de Ode au Saint-Laurent, de Gatien Lapointe)
Deuxième lecture :
« Un(e) longu(e) vallée affleur(e) en ma mémoir(e)
Le soleil mont(e) pas à pas vers mon enfanc(e)
J(e) reconnais un à un tous mes song(e)s
Les Appalach(e)s ferm(e)nt leurs yeux sous la neig(e)
Et l’Etchemin s(e) met à rir(e) dans les trèfles roug(e)s.
Là-haut près des Frontièr(e)s
Veill(e) un(e) maison d(e) terr(e) et d(e) bois
J(e) sais qu’un grand bonheur m’attend. »
(Extrait de Ode au Saint-Laurent, de Gatien Lapointe)
Produire les liaisons consonantiques quand elles peuvent l’être
La liaison consonantique se produit lorsque la consonne graphique finale d’un mot, muette si ce mot est dit isolément ou suivi d’un autre commençant par une consonne, est prononcée quand elle entre en contact avec la voyelle initiale (ou le h muet) du mot qui suit : son [n] ami, il est [t] arrivé, premier [ʀ] étage, trop [p] occupé. La consonne phonétique de liaison ne correspond pas toujours à celle apparaissant dans la graphie des mots : par exemple, la consonne graphique d se prononce [t] : un grand [t] arbre; g, [k] : un long [k] apprentissage; s et x, [z] : elles [z] ont de beaux [z] yeux.
La liaison consonantique compte parmi les plus importants phénomènes de variation linguistique. Tous les francophones ne lient pas aux mêmes endroits, et toutes les circonstances ne prêtent pas également à la liaison. Pour traduire cette variabilité, il existe, dans la terminologie, deux catégories de liaison. Il y a les liaisons catégoriques, que presque tous les francophones prononcent toujours; par exemple, le pronom on et son verbe (on [n] a eu le temps) ou un déterminant et le nom qu’il détermine (des [z] amis, mon [n] imagination). Il y a aussi les liaisons variables, qui ne sont produites que par certains locuteurs, habituellement scolarisés, et presque jamais par d’autres, ou qui sont produites de façon variable par une même personne suivant la situation de prise de parole : par exemple, pendant [t] une année; j’irai, mais [z] avec vous. Certaines peuvent être relativement fréquentes : cela peut [t] être intéressant; d’autres, peu fréquentes : des histoires [z] inimaginables, aimer [ʀ] autant.
Une personne qui lit pour autrui tend spontanément à produire des liaisons variables qu’elle ne produirait pas en langue parlée spontanée. Comme c’est le cas avec la lettre e, la réalisation de liaisons variables caractérise cette prise de parole. Une formation à la lecture pour autrui pourrait donc se donner comme autre cible d’accroitre la conscience des étudiants en ce qui concerne les liaisons variables. Nous présentons ci-dessous les sites grammaticaux où s’observent des liaisons variables, parfois peu entendues dans les échanges spontanés :
- Verbe auxiliaire ou semi-auxiliaire : Je suis [z] allé; les policiers ont [t] eu des problèmes; On doit [t] être prêt à intervenir; Je vais [z] y être;
- Verbe conjugué : Il était [t] une fois; Nous habitions [z] à la campagne; Il aurait [t] une sœur, à ce qu’on dit;
- Verbe à l’infinitif : aller [ʀ] à la campagne; merci de me laisser [ʀ] un message;
- Nom pluriel + adjectif : des histoires [z] interminables; les personnes [z] âgées;
- Préposition : chez [z] une parente; sans [z] oublier; après [z] avoir extrait; pendant [t] une année; depuis [z] hier;
- Conjonction : mais [z] il y a un autre problème;
- Adverbe : pas [z] un bruit; plus [z] élaborés; moins [z] utiles; trop [p] exigeant; ne plus [z] avoir; quand [t] on pourra.
Lorsqu’il est question de liaison, l’enjeu de la diction des nombres six, huit, dix est souvent soulevé. En registre standard, ces nombres ont plusieurs formes phoniques selon leur place dans la phrase. Lorsqu’ils sont à la pause, la consonne est prononcée : « J’en ai vu six # (“sisse”), ou huit # (“huite”), ou peut-être dix # (“disse”) »; lorsque suivis, sans pause, d’un mot commençant par une voyelle, la consonne fait liaison : « J’ai lu six essais (“si’ [z] essais”), huit œuvres romanesques (“hui’ [t] œuvres”) et dix œuvres poétiques (“di’ [z] œuvres”) »; suivis, sans pause, d’un mot commençant par une consonne, la consonne est muette : « J’ai, à lire, six recueils de poèmes (“si’ recueils”), huit romans (“hui’ romans”) et dix nouvelles (“di’ nouvelles”) ».
Articuler les voyelles longues et allongées sous leurs formes socialement valorisées
Les Québécois, certains plus que d’autres, prononcent les voyelles longues ou les voyelles allongées par R, en les dédoublant, en les diphtonguant : de la neige est alors dit « de la na-ège » [naεʒ]; la classe, « la cla-osse » [klaɔs]; une rivière, « une rivia-ère » [ʀivjaεʀ]; on arrive tard, « on arrive ta-ord » [taɔʀ]; le professeur, « le professa-eur » [pʀɔfεsaœʀ]; faire du sport, « faire du spa-ort » [spaɔʀ] (Ostiguy et Tousignant, 2008). Bien que cette prononciation ne manque pas de charme sur le plan sonore, les Québécois qui prennent la parole en public l’évitent généralement, comme c’est le cas pour les chefs d’antenne et les animateurs d’émissions d’affaires publiques ou de divertissement (Reinke, 2005). Derrière cet évitement se profile une attitude : ne pas diphtonguer est valorisé socialement. Cela explique pourquoi bien des personnes qui ont l’habitude de diphtonguer le font moins ou pas du tout en situation de lecture pour autrui.
La prononciation de voyelles non diphtonguées constitue une caractéristique du registre standard. L’enseignante ou l’enseignant peut donc accorder un moment dans sa formation pour mettre en évidence cette pratique.
Activité en classe no 8 : À partir d’extraits de bulletins de nouvelles et d’extraits d’émissions de variétés faisant intervenir le public, faire identifier aux étudiants la diphtongaison et la non-diphtongaison. Pour les y préparer, leur faire entendre les mots courants suivants, diphtongués et non diphtongués.
Capsule audio 8
- [ε:] : « Une mauvaise affaire. »; « J’ai besoin d’aide. »; « Prenez une chaise! »; « J’m’en vais au collège. »; « Faire une enquête. »; « Manger de la misère. »; « C’est écrit dans la presse. »; « La reine. ».
- [ɑ:] : « La base. »; « Aller en classe. »; « À la gare. »; « J’ai hâte. »; « De la pâte. »; « Pendant la relâche. ».
- [œ:ʀ] : « J’ai mal au cœur. »; « C’est majeur. »; « J’ai peur. »; « Voilà le professeur. »; « J’ai deux sœurs. ».
- [ɔ:ʀ] : « Pas encore. »; « On est fort. »; « Dans le nord. »; « Le transport. ».
La lecture pour autrui de textes est une compétence, et comme toute compétence elle s’accroit à la faveur d’une pratique répétée et de l’analyse des conditions qui la rendent efficace. Dans ce texte, nous nous sommes intéressés à quelques-unes de ces conditions, de nature prosodique et phonique. On pourrait résumer notre propos de la façon suivante. Bien lire pour autrui suppose d’abord que le sens du texte soit compris des lecteurs : les étudiants doivent donc s’approprier ce qu’ils ont à lire à autrui. Sur un plan plus technique, une lecture efficace implique que les lecteurs repèrent les lieux dans le texte où ils peuvent faire une pause pour respirer; identifient les extraits du texte où se trouvent des émotions ou des attitudes à faire entendre au moyen, entre autres, des contours mélodiques appropriés; s’attachent à bien rythmer le texte en découpant les phrases en groupes de sens au moyen de l’accentuation; prononcent les consonnes et les voyelles qui devraient l’être dans ce contexte.
Dans un troisième et dernier article à paraitre dans cette série sur l’enseignement de l’oral au collégial, nous nous attarderons aux aspects linguistiques de la prise de parole préparée, qui se trouve à mi-chemin, à bien des égards, entre l’oral spontané et la lecture pour autrui.
Références
DOLZ, J., et B. SCHNEUWLY (2016). Pour un enseignement de l’oral. Initiation aux genres formels à l’école, 6e éd., Paris, ESF éditeur.
LEBRUN, M., et P. BOYER (2006). « L’école, le programme et le manuel de français québécois du XXe siècle et son discours sur la langue d’ici : contribution à l’analyse d’un patrimoine linguistique sous surveillance », dans MEUNIER, A., sous la dir. de. Patrimoine scolaire : sa sauvegarde et sa valorisation, Québec, Éditions MultiMondes, p. 63‑101.
LÉON, P. R. (2007). Phonétisme et prononciations du français, 5e éd., Paris, Armand Colin. (Cursus).
OSTIGUY, L., et C. TOUSIGNANT (2008). Les prononciations du français québécois. Normes et usages, 2e éd., Montréal, Guérin universitaire.
PAGEL, D., É. MADELENI et F. WIOLAND (2012). Le rythme du français parlé, Hachette, Français langue étrangère.
REINKE, K., avec la collaboration de L. OSTIGUY (2005). La langue à la télévision québécoise : aspects sociophonétiques, [En ligne], Gouvernement du Québec, Office québécois de la langue française, Québec, 64 p. (Suivi de la situation linguistique; étude 6). [https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/sociolinguistique/2005-2006/etude6_compl.pdf].
VALLIÈRES, M. (2018). La langue du doublage québécois : étude du e graphique variable dans le film Grossesse surprise et dans des bulletins de nouvelles de chefs d’antenne québécois, travail de fin d’études de baccalauréat non publié, sous la dir. de L. Ostiguy, dans le cadre du cours LFR1059 (Projet de recherche appliquée), Université du Québec à Trois-Rivières, 2 janvier 2018.
- Nous entendons par cette expression une lecture à voix haute dont la fonction est d’être entendue par une personne ou un public. [Retour]
- Les contenus de ces fichiers audios n’ont pas été dits par un professionnel de la parole, mais par un enseignant de littérature au collégial n’ayant pas de formation particulière en lecture à voix haute. De même, les contenus sont présentés sans artifices. Cela est en partie voulu, puisqu’il s’agit ici de montrer que l’élaboration d’un matériel sonore à faire analyser aux étudiants ou à faire produire par les étudiants eux-mêmes ne demande pas nécessairement beaucoup de travail et de moyens techniques. Nous remercions Christian Lefrançois, enseignant de littérature au Cégep de Saint-Hyacinthe, d’avoir accepté de prêter sa voix. [Retour]
- Voir la présentation de cet élément dans l’article « Développer la compétence à communiquer oralement au collégial : les caractéristiques de la langue parlée », paru en septembre 2019 dans Correspondance. [Retour]
- Voir Léon (2007) pour une présentation de différents points de vue. [Retour]
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