Randonnée d’automne en compagnie de Charles Taylor
À la fin de ma lecture du premier chapitre de L’animal langage, je me suis rappelé cet aveu de David Denby, redoutable critique du New Yorker, journaliste soumis à l’actualité, après son retour aux études universitaires à l’âge de quarante-huit ans : « […] je n’avais plus la concentration ni la discipline nécessaires à une lecture sérieuse […], quand je tombais sur un livre sérieux, je n’arrivais pas à soutenir mon attention au-delà d’une vingtaine de pages » (Denby, 1999, p. 27). Les trop nombreuses corrections, les réunions interminables, les rapports jamais aboutis, les dures réalités du travail, même les rêveries furtives n’inclinent guère à lire et à méditer de gros volumes où les arguments s’enchainent comme autant de pièces indispensables à l’approfondissement d’une question.
Malgré tout, cours après cours, soir après soir, le nouvel étudiant Denby a fait preuve de persévérance et a lu ou relu, entre autres, Homère, Platon, Hume et Kant. Ce n’était pas seulement l’excitation d’apprendre de nouvelles choses qui l’animait; c’était aussi « l’idée de lire les grands bouquins, la promesse d’horizons élargis […] » (p. 26), avec le sentiment, peut-être la certitude, selon Taylor, qu’« [a]mélioration de soi et élargissement des horizons vont de pair » (Taylor, 2019, p. 269).
Tandis que les réseaux sociaux nous somment de réagir à coups de clics comme le chien de Pavlov, dirait Camus, « salivait à coups de cloche », une lecture sérieuse des 458 pages de L’animal langage, du philosophe Charles Taylor, me parait urgente pour quiconque voue son existence à l’éducation et sait que le langage dans toute sa complexité se trouve au cœur même de l’acte d’enseigner. Trop souvent, nous rappelle l’ancien professeur de McGill, on oublie « que, pour l’essentiel, la finalité de la plupart des conversations ne réside pas dans la transmission d’information, mais dans le partage » (p. 82). Et la poésie invite au partage.
Le philosophe Charles Taylor aime les poètes. D’un amour jamais démenti. Il y a quelque temps déjà, dans Les Sources du moi, Taylor résumait ainsi les spéculations de T. E. Hulme, théoricien du modernisme : « la poésie rétablit un contact vivant avec la réalité » (Taylor, 1998, p. 574). Taylor précisait : « Dans un monde mécaniste et utilitariste, nous finissons par entretenir des rapports mécaniques et conventionnels avec les choses. Notre attention s’en détourne au profit des résultats que nous en escomptons. La prose ordinaire traduit cet état […] La poésie a pour objet de crever cette abstraction. » (p. 574)
Vingt ans plus tard, dans nos écoles, nos cégeps, « cette abstraction » ne semble pas vouloir crever de sitôt. Il faut des indicateurs utiles, des preuves concluantes, des résultats chiffrables. Avec raison, faut-il le souligner. Mais la raison, surtout la raison instrumentale, permet-elle toujours de faire avancer les choses, d’adopter de nouvelles pratiques? Indique-t-elle toujours la meilleure direction à prendre? Les échanges entre humains se limitent-ils toujours à l’emploi d’une « prose ordinaire »? L’école gagnerait-elle à penser la compétence linguistique, je reprendrais ici les mots de Taylor dans son avant-propos, comme étant « plus multiforme qu’on le croit généralement, à savoir qu’elle inclut des aptitudes à créer du sens qui vont bien au-delà de l’encodage et de la communication d’information […] » (Taylor, 2019, p. 9)?
La question du sens, du sens de l’école en général, du primaire aux études supérieures, me parait écrasée sous le poids des informations, tableaux et grilles de toutes sortes. On se veut efficace. On se retrouve sans horizon. La prose triomphe. La poésie est délaissée.
Il s’agit d’une vieille querelle. Qui remonte au XVIIe siècle et se poursuit de nos jours. En cause : deux conceptions du langage. Celle promue, soutient Taylor, par HLC (Hobbes, Locke et Condillac) contre celle défendue par HHH (Hamann, Herder et Humboldt).
Pour la première, HLC, théorie « encadrante », « dénotative-instrumentale », « les mots permettent de classer les choses » (p. 15), « le langage [y] est débarrassé de son caractère mystérieux » (p. 16); pour la seconde, HHH, théorie « constitutive-expressive », « le langage rend possibles de nouvelles finalités, de nouveaux répertoires comportementaux et de nouvelles significations, si bien qu’on ne pourrait l’appréhender à partir d’une conception de la vie humaine conçue sans lui » (p. 14).
Pour Condillac, des HLC, la finalité du langage permet à l’être humain d’exercer un « empire sur son imagination » (p. 26), alors que pour Herder, des HHH, « nos fonctions animales (désir, sensibilité, etc.) sont celles d’êtres rationnels » (p. 31-32), l’imagination n’y est pas vassale de la raison, mais son égale, puisque, souligne Herder : « chaque fois […], c’est toute l’âme, indivise, qui agit » (p. 32).
Cette lutte entre deux écoles de pensée me ramène à une scène des Aventures du baron de Münchhausen, le film de Terry Gilliam (1988). Le Roi de la Lune, interprété par le comédien Robin Williams, trouve la paix aussitôt que sa tête, séparée du corps, vole comme un oiseau dans les airs, disserte sans relâche, s’écoute elle-même; mais si, par malheur, avec ses mains, le corps rattrape la tête, s’y agrippe, puis la contraint de se visser à lui, pour que corps et tête soient de nouveau ensemble, le Roi de la Lune, revenu sur terre, devient sur-le-champ lubrique, vulgaire, bestial.
Le camp des rationalistes, aujourd’hui des positivistes, craint de descendre bien bas si le corps, l’imagination, la poésie ne sont pas tenus au loin de la sacrosainte raison pure. Le camp des romantiques, aussi dénommés humanistes, ne croit pas que la raison à elle seule puisse conférer à notre rapport au monde tout le sens dont les êtres humains ont besoin. L’animal langage plaide en faveur des romantiques et des humanistes.
Un critique du Guardian (Rée, 2016) reproche à Taylor le caractère répétitif de L’animal langage. Il trouve même la démonstration un peu longue. Je crois plutôt que le philosophe utilise la bonne vieille dialectique hégélienne. Il expose tour à tour les thèses des uns et des autres en vue de réaliser une synthèse de plus en plus inspirante. Son essai sur le langage, amorcé il y a trente ans, muri par l’étude comme par l’engagement social et politique, adopte ainsi la forme d’une spirale : les arguments sont repris, mais approfondis sous un autre angle, avec de nouveaux concepts, de nouveaux exemples, toujours plus riches. La structure épouse la pensée. Taylor élargit sa démonstration, et nos horizons s’élargissent tout autant.
La tâche d’un être humain, de l’enfance au grand âge, « s’avère sans fin; […] elle consistera à chercher les significations qui peuvent donner un sens (un sens supportable) à sa vie » (Taylor, 2019, p. 91). À la différence des autres animaux, et par l’intermédiaire du langage, « [i]l existe des enjeux comme la recherche du sens de la vie ou la satisfaction des exigences de l’amour qui ne concernent que nous, êtres humains » (p. 128). « Appartenir à la sphère du langage signifie être en relation de communion potentielle avec autrui. » (p. 127)
Pour cela, il faut accepter que l’on ne puisse réduire le langage à des formules mathématiques, purifiées de tout affect, de toute résonance subjective, du type « F (a) », où l’on en viendrait à interpréter de la même manière « Je souffre » et « Le chat est sur le paillasson » (p. 172).
Les principes de la logique formelle nous conduisent à envisager les phrases « comme des théorèmes découlant d’un certain nombre d’axiomes » (p. 233). Or, dans ce cadre restrictif, les humains ne trouvent pas leur compte. Ils n’ont pas le sentiment d’être traités avec respect. Même si, dans nos classes, notre profession nous invite souvent à présenter la langue comme un système cohérent basé sur des règles inflexibles, il importe de nous rappeler de temps à autre qu’elle est aussi, par des voies moins conventionnelles, le terrain de l’indicible.
Le rôle des écrivains, des artistes, consiste « à ouvrir des champs du discours jugés inexprimables »; le poète, rappelle T. S. Eliot, effectue « un raid dans l’inarticulé » (Taylor, 2019, p. 42). Taylor remarque : « Sous toutes ses formes, l’art possède l’extraordinaire capacité de nous transporter, en exprimant une émotion ou une vision que nous n’avons jamais eue (de façon consciente et explicite), vers un domaine nouveau et insoupçonné. » (p. 332)
On incite des élèves réputés faibles à ne pas abandonner leurs études; on multiplie à cet effet les statistiques sur le taux de chômage des sous-diplômés, on cite de nombreux rapports sur la question, on établit un lien de plus en plus étroit entre les exigences de l’éducation et celles du travail, et l’on constate avec désolation que les élèves écoutent d’une oreille distraite, qu’ils haussent les épaules, qu’ils s’en fichent. Et si, à court d’arguments utilitaristes, nous cherchions plutôt une réponse du côté de la poésie?
J’imagine devant moi un groupe d’élèves en route vers le décrochage. J’ouvre un essai de Guido Ceronetti, Pour ne pas oublier la mémoire, dans lequel l’écrivain italien, alors âgé de 90 ans, cite le poète Niccolò Tommaseo. Je lis à voix haute ces trois vers :
« … et le monde aveugle
Ne saura jamais de combien de vies
Le germe était caché en toi. »
Je prie ensuite les élèves de suivre le conseil de Ceronetti : « Il faut répéter [ces vers] plusieurs fois, pas seulement à titre de simple exercice mnémonique, mais pour se convaincre qu’il en est ainsi, que nous sommes le germe de nombreuses vies cachées, peu importe si elles sont nées ou à naître, viables et impermanentes. » (Ceronetti, 2019, p. 23)
Une langue se pratique avec tout le corps. Une langue est un rituel, une mémoire, une vision du monde. Qui s’exprime avec des mots, des gestes, des intonations, un élan, un phrasé, une musique. Une langue nous habite. Nous raccroche à l’existence (« aux nombreuses vies possibles »). Pas seulement aux études. Ou au marché du travail.
En sciences de l’éducation, en didactique du français, on ne reçoit, à ma connaissance, aucune formation de lecture à voix haute[1], d’interprétation théâtrale; on analyse, on disserte, on critique, mais on ne joue pas, on n’incarne pas un rapport existentiel avec la langue, une façon d’être au monde, un art de vivre.
En 1966, André Malraux, alors ministre de la Culture, inaugure la Maison de la culture d’Amiens; il signale que « [l’]Université est ici pour enseigner », mais précise aussitôt : « Nous sommes ici pour enseigner à aimer. Il n’est pas vrai que qui que ce soit au monde ait jamais compris la musique parce qu’on lui a expliqué La Neuvième Symphonie. Que qui que ce soit au monde ait jamais aimé la poésie parce qu’on lui a expliqué Victor Hugo. » (Malraux, 1996, p. 326)
Les explications enrichissent notre compréhension d’une œuvre. Mais sans amour, sans choc initial, sans accompagnement amoureux, oserais-je dire, sans amour des mots, sans amour des œuvres, sans volonté sincère, tenace, absolue, de partager cet amour, les explications tournent à vide, elles ne mènent nulle part.
Charles Taylor commente dans L’animal langage les analyses pénétrantes de Scruton sur La Neuvième Symphonie de Beethoven (Taylor, 2019, p. 328-329), puis le philosophe se penche sur certaines pièces orchestrales de Bach, grâce auxquelles on éprouve, écrit-il, « [l]a forte impression d’un ordre qui se construit à mesure qu’il progresse ». Taylor conclut : « Il y a là une promesse, mais il s’agit d’une promesse indéfinie. » (p. 330)
Plus loin, après avoir évoqué « [l’]euphorie de la découverte d’une nouvelle dimension de l’expérience (même lorsqu’on peine à savoir de quoi il retourne) », Taylor écrit : « J’apprécie beaucoup le poème de Gérard de Nerval intitulé El Desdichado, même si je ne le comprends pas vraiment […] Son effet sur moi est semblable à celui de la musique […] » (p. 331)
Remontent alors à ma mémoire les premiers vers du poème de Nerval :
« Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »
J’avais dix-huit ans, j’ai retenu chaque mot, chaque syllabe, chaque soupir, cette douleur était aussi la mienne. L’expérience humaine, partagée par le langage, confirme ainsi l’observation de Thomas Mann : « Tout bon livre, même écrit contre la vie, est une incitation à vivre. » (Mann, 1967, p. 9)
Références
CERONETTI, Guido (2019). Pour ne pas oublier la mémoire, Paris, Éditions du Cerf, 112 p.
DENBY, David (1999). À quoi sert la littérature?, Paris, Laffont, 502 p.
MALRAUX, André (1996). La politique, la culture. Discours, articles, entretiens (1925-1975), Paris, Gallimard, 416 p. (Coll. Folio Essais).
MANN, Thomas (1967). Goethe et Tolstoï, Paris, Payot, 155 p.
RÉE, Jonathan (2016). “The Language Animal by Charles Taylor Review – How Words Change Our Worldˮ, [En ligne], The Guardian, 27 avril 2016, [https://www.theguardian.com/books/2016/apr/27/the-language-animal-the-full-shape-of-human-linguistic-capacity-charles-taylor-review]. (Consulté le 2 octobre 2019).
TAYLOR, Charles (2019). L’animal langage : la compétence linguistique humaine, Montréal, Boréal, 472 p.
TAYLOR, Charles (1998). Les Sources du moi : la formation de l’identité moderne, Montréal, Boréal, 712 p.
- NDLR. Dans le prochain numéro de Correspondance (no 4, décembre 2019), paraitra justement un article intitulé « Développer la compétence à lire pour autrui au collégial : quelques caractéristiques prosodiques et phoniques à faire observer », deuxième d’une série de trois sur l’enseignement de l’oral, par les professeurs Luc Ostiguy et Christian Dumais, de l’Université du Québec à Trois-Rivières. [Retour]
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