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Entre les murs: la classe de français en milieu carcéral

Propos de Luc Barsalou, conseiller pédagogique retraité, responsable des programmes d’enseignement collégial en établissements carcéraux au cégep Marie-Victorin, et de Marie-Soleil Benoit, chargée de cours en français et littérature au cégep Marie-Victorin, recueillis par Jean-Philippe Boudreau
Entrevue
La volonté d’améliorer l’accessibilité de l’ensemble de la population du Québec aux études supérieures – c’est un fait connu – a été l’un des principaux moteurs de la création des cégeps. Peu de gens savent toutefois que dès 1973, la Direction de la formation continue du cégep Marie-Victorin s’est vu confier la responsabilité de l’enseignement collégial auprès d’une population des plus marginalisées, celle des personnes incarcérées. Nous avons voulu en apprendre davantage sur la réalité de ce milieu d’enseignement et sur les enjeux spécifiques aux cours de français et de littérature donnés au sein de certains établissements carcéraux. Pour ce faire, nous avons interviewé deux membres du personnel du cégep Marie-Victorin qui connaissent particulièrement bien le terrain.

Marie-Soleil Benoit est chargée de cours au cégep Marie-Victorin depuis 2010, principalement à la formation continue ainsi qu’en francisation. Elle donne des cours de français et de littérature en milieu carcéral depuis 2014. Elle a notamment enseigné dans les pénitenciers de Cowansville (pour hommes) et de Joliette (pour femmes) et a mené un projet de journal avec des femmes détenues à la prison provinciale Tanguay. Détenteur d’un doctorat en linguistique, Luc Barsalou a lui-même enseigné le français et la littérature au sein d’établissements correctionnels fédéraux avant d’assurer, entre 2010 et 2018, la responsabilité des programmes d’enseignement collégial offerts par le cégep Marie-Victorin en milieu carcéral. Il est aujourd’hui à la retraite.

Correspondance — Quelle est précisément l’offre de formation collégiale qu’administre le cégep Marie-Victorin en milieu carcéral?

Luc Barsalou Le cégep offre des attestations d’études collégiales (Bureautique, Démarrage et gestion de son entreprise, Informatisation de la gestion d’une petite entreprise, Réseautique et support technique), ainsi que le diplôme d’études collégiales (DEC) en Sciences humaines.

Nous avons longtemps offert des programmes dans six établissements fédéraux : Archambault, Drummond, Leclerc, Cowansville, Joliette et le Centre fédéral de formation (CFF), à Laval, mais les trois premiers points de service ont été fermés en mars 2013. L’enseignement collégial en milieu carcéral ne s’offre donc aujourd’hui qu’à Cowansville, Joliette et au CFF. Pour le DEC, nous n’avons plus que deux classes – une francophone et une anglophone –, toutes les deux au pénitencier de Cowansville. En moyenne, nous comptons une dizaine de diplômés par année dans l’ensemble des établissements, dont la moitié pour un DEC.

Correspondance — Hormis le fait qu’ils ou elles soient des personnes judiciarisées, quel est le portrait général de ces hommes et femmes qui poursuivent des études collégiales?

Marie-Soleil Benoit Quand j’ai enseigné à Joliette, il s’agissait de groupes de cinq ou six femmes, dont l’âge et le profil social variaient beaucoup. Dans une même classe, je pouvais me retrouver devant une professionnelle très éduquée, fin quarantaine, début cinquantaine, ou une jeune femme dans la vingtaine ayant complété sa scolarité de niveau secondaire en établissement carcéral. On offre là-bas une AEC en bureautique, et toutes les femmes qui ont un diplôme secondaire peuvent s’y inscrire. La visée du programme est résolument orientée vers l’intégration au milieu de l’emploi une fois la peine purgée.

Chez les hommes, à l’établissement Cowansville, c’est sensiblement la même chose, mais à quelques nuances près. Comme le programme de Sciences humaines qu’on y offre ne mène pas directement à un emploi, ceux qui s’y inscrivent ont souvent comme objectif de poursuivre à l’université; ils savent que le cégep fait partie d’un cheminement obligatoire, mais qu’il n’est pas une fin en soi. De ce fait, la moyenne d’âge est généralement plus basse – de la majorité au début de la trentaine –, ce qui n’exclut pas la présence d’hommes de la quarantaine à la soixantaine. Il n’est pas rare que les étudiants aient déjà entamé un cheminement postsecondaire à l’extérieur, mais qu’ils ne l’aient pas complété.

Correspondance — Comment décririez-vous la dynamique générale de la classe?

M.-S. B. Il faut savoir d’emblée que ces étudiants sont en classe six heures par jour, et ce, quatre jours, parfois cinq, par semaine. L’école devient leur occupation principale et tout leur temps libre est consacré aux devoirs, à l’étude et aux lectures. Comme ils se connaissent bien, qu’ils cheminent de manière particulièrement intensive et qu’ils sont toujours ensemble, il se développe rapidement entre eux un esprit de groupe et de compétition, voire d’émulation. Ainsi, dès qu’on leur remet une note d’examen, ils se comparent; si un étudiant d’ordinaire plus faible a une meilleure note qu’un étudiant généralement plus performant, c’est la fête!

En classe, ils participent très activement, ils s’entraident, et comme ils suivent tous sensiblement les mêmes cours, ils font des liens entre les matières.

Correspondance — Est-ce que les enseignants et enseignantes qui donnent les cours en milieu carcéral reçoivent une formation particulière pour se préparer à la réalité de ce milieu?

L. B. Il n’y a pas de formation à proprement parler, mais les enseignants sont « mis en contexte » par le conseiller pédagogique responsable des programmes en milieu carcéral et par l’aide pédagogique à l’établissement Cowansville. Ils peuvent par ailleurs se référer au Guide de l’enseignant en milieu carcéral qui leur est remis et dans lequel sont rappelés certains principes pédagogiques et attitudes à adopter avec leurs élèves, S’y trouvent aussi détaillées des consignes de sécurité (liées notamment à l’accès aux établissements) et d’autres directives administratives courantes dans n’importe quel milieu d’enseignement (procédures de commande de matériel, de remise des plans de cours, de contrôle de la fréquentation scolaire, de reprographies, etc.). Enfin, ils ont accès à une formation sur la sécurité en établissement offerte par le Service correctionnel du Canada.

Correspondance — Quels sont les principaux défis que pose l’enseignement en milieu carcéral?

M.-S. B. Évidemment, le contexte d’apprentissage n’est pas des plus joyeux en soi; juste l’aspect physique des lieux a de quoi déprimer n’importe qui… Les classes sont petites, souvent mal aérées ou chauffées, parfois sans fenêtre. En pleine canicule, c’est souvent invivable. Y enseigner devient rapidement pénible, mais c’est encore pire pour les élèves. Moi, au moins, quand je pars, j’ai accès à de la climatisation. Pas eux. 

Aussi, les étudiants ont tous un bagage de vie plus lourd que la moyenne et comme ils sont enfermés, ils sont plus prompts à s’emporter. Nous sommes aussi confrontés à nos propres préjugés ou valeurs. J’essaie le plus possible d’ignorer pourquoi ils sont en prison. Par contre, ce n’est pas toujours possible; certains parlent ouvertement de leur parcours, d’autres ont vu leur cas médiatisé. Mais en tant qu’enseignante, je dois d’abord m’efforcer de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que chaque apprenant porte un nouveau regard sur lui-même et s’attribue une valeur en tant que personne capable d’apprentissage.

Sur le plan logistique, il y a d’autres difficultés. Les étudiants et étudiantes n’ont pas accès à Internet. Il y a une bibliothèque, mais pas des plus garnies. Il est possible de leur donner un travail de recherche à rédiger, mais, dans ce cas, il faut souvent trouver les sources pour eux, ce qui vient en quelque sorte teinter leur travail. Même chose pour le choix des œuvres, qui est plutôt limité. Nous fournissons les textes à l’étude et les réutilisons d’une session à l’autre; nous pouvons donc difficilement changer d’œuvres à chaque nouvelle cohorte.

Il faut savoir également s’adapter aux contraintes du monde carcéral, qui influencent inévitablement l’organisation des cours. Chez les hommes, la présence en classe est surveillée plus étroitement. S’ils s’absentent, ils ont besoin d’un motif valable (visite d’un avocat, visite familiale, maladie, suivi d’un programme, etc.). Évidemment, les programmes carcéraux ont la priorité; si les détenus doivent participer à tel ou tel programme de réinsertion qui entre en contradiction avec l’horaire du cégep, c’est le programme en question qui prime. Nous essayons généralement d’adapter la situation, mais si l’étudiant ne peut être présent en classe un nombre suffisant d’heures, il ne pourra tout simplement pas s’inscrire au programme collégial.

Chez les femmes, la situation est différente et il y a une plus grande flexibilité. Il m’est souvent arrivé de prévoir un cours magistral, mais de devoir réorganiser ma planification parce qu’une nouvelle formation était offerte et que je me retrouvais avec une seule étudiante. Aussi, certaines femmes cumulent le cégep et le travail, soit parce qu’elles ont déjà la plupart des crédits, soit parce qu’elles doivent compléter un programme avant leur libération. Il n’est pas rare que des étudiantes soient présentes en classe seulement 50 % du temps. Dans ce cas, il faut prévoir les cours en conséquence et préparer du matériel d’enseignement à distance.

Correspondance — Quels sont les enjeux particuliers à l’enseignement du français et de la littérature en milieu carcéral? Par exemple, dans quelle mesure ce contexte particulier d’enseignement influence-t-il le choix des œuvres littéraires à l’étude ou d’autres choix didactiques?

L.B. La lecture d’œuvres littéraires et la discussion ne posent aucun problème particulier à condition que l’on suggère aux élèves des liens pertinents à faire entre leurs lectures, leur programme d’études et leurs expériences personnelles. Il me semble en effet important de privilégier des œuvres dont le propos pourra facilement être mis en relation avec leurs expériences : le travail, la famille, voire leur incarcération. Par exemple, j’ai longtemps hésité à mettre au programme Le dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo, pour finalement me rendre compte que ce roman leur « parlait » de manière particulièrement significative et enrichissait leur apprentissage.

« Tout est prison autour de moi; je retrouve la prison sous toutes les formes, sous la forme humaine comme sous la forme de grille ou de verrou. Ce mur, c’est de la prison en pierre; cette porte, c’est de la prison en bois; ces guichetiers, c’est de la prison en chair et en os. La prison est une espèce d’être horrible complet, indivisible, moitié maison, moitié homme. Je suis sa proie; elle me couve, elle m’enlace de tous ses replis. Elle m’enferme dans ses murailles de granit, me cadenasse sous ses serrures de fer, et me surveille avec ses yeux de geôlier. »

Extrait du chapitre XX du roman Le dernier jour d’un condamné (1829), de Victor Hugo

M.-S. B. Si les élèves ne sont pas toujours motivés au départ, ils le deviennent rapidement. Toutes les cohortes que j’ai eues se sont montrées vraiment impliquées. Leur relation avec les œuvres littéraires est surprenante. Ce sont des adultes avec un passé trouble, mais aussi avec un bagage, une expérience de vie. Leur lecture des textes est souvent teintée d’une maturité qui n’est pas aussi marquée dans les classes régulières. Thérèse Raquin d’Émile Zola, par exemple, donne souvent lieu à de fascinants débats sur le remords et le repentir. Le point de vue d’une personne judiciarisée sera assurément différent de celui d’une personne qui ne l’est pas.

Personnellement, je ne me suis jamais censurée dans mes choix didactiques en raison du contexte carcéral, au contraire. Il va sans dire que je ne mettrais pas spontanément au programme la lecture d’une œuvre « fleur bleue ». Mais justement, ce contexte particulier d’enseignement fait en sorte que j’ai moins peur de choquer les sensibilités par certaines thématiques plus exigeantes ou confrontantes.

« Le souvenir de son crime le surprenait étrangement; jamais il ne se serait cru capable d’un assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait au front des sueurs glacées, lorsqu’il songeait qu’on aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu’il avait agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, et, à voir l’abîme qu’il venait de franchir, des défaillances d’épouvante le prenaient. »

Extrait du chapitre XVI du roman Thérèse Raquin (1867), d’Émile Zola

Correspondance — Et les stratégies pédagogiques? Dans quelle mesure doivent-elles être adaptées à ce contexte particulier d’enseignement?

L. B. Les étudiants détenus ayant parfois eu des expériences, personnelles ou académiques, difficiles en milieu scolaire, l’enseignant doit particulièrement faire preuve d’ouverture et d’authenticité. Néanmoins, ces étudiants ont généralement de bonnes capacités d’apprentissage, doublées d’un intérêt certain pour l’expérimentation. Ils sont cependant allergiques à des interventions trop rigides ou trop « collées sur le livre ». Il convient ainsi de prévoir une alternance rapide entre de courtes capsules théoriques et la mise en pratique (atelier de recherche et d’analyse, étude de « cas », discussions, etc.). Sur le plan de l’encadrement pédagogique, le soutien personnalisé en classe est généralement favorisé par la taille des groupes (un ratio étudiants/enseignant autour de 10/1).

M.-S. B. Ce contexte particulier d’apprentissage donne habituellement lieu à plus d’exposés et d’échanges. Nous pouvons passer plusieurs heures à discuter d’un poème ou d’un chapitre de roman. Comme ils se connaissent bien, ils sont à l’aise de donner leur avis. Je dois souvent couper dans la théorie parce que nous avons passé plus de temps que prévu à discuter.

Comme dans n’importe quelle classe régulière, il y a des étudiants forts et d’autres plus faibles. Mais le fait qu’un même professeur les suive pendant tous les cours de français aide beaucoup leur progression. Je connais rapidement leurs forces et leurs faiblesses et je peux prendre le temps de les amener à s’améliorer.

Correspondance — Selon vous, dans quelle mesure les cours de français et littérature contribuent-ils à l’effort de réinsertion sociale des étudiants et étudiantes en milieu carcéral?

M.-S. B.  Soyons honnête, jamais un cours de littérature n’a à lui seul réhabilité qui que ce soit. Mais de tels cours font partie d’un processus plus grand et, en ce sens, ils sont essentiels. Les étudiants apprennent à prendre position sur un sujet et à s’exprimer clairement. Ils ont toujours eu des opinions, comme tout le monde, mais les cours de littérature les amènent à structurer leurs idées, à débattre de façon cohérente; les œuvres littéraires bousculent aussi leurs préjugés. Ils s’habituent à peser le pour et le contre, à nuancer leurs idées, chose nouvelle pour certains. Les bienfaits de la littérature sont les mêmes à l’intérieur qu’à l’extérieur : s’ouvrir sur le monde, découvrir des aspects de la nature humaine, réfléchir à des enjeux divers, etc. En ce sens, ils participent à former des humains plus sensibles, plus ouverts, plus curieux, qu’ils soient judiciarisés ou non.

L. B. Par « réinsertion sociale », nous entendons la capacité pour un étudiant incarcéré de s’insérer dans un milieu de vie fonctionnant dans le cadre de la légalité et d’y affronter les défis d’un citoyen comme les autres. Dans le contexte de l’enseignement collégial en milieu carcéral, le lieu privilégié d’une insertion sociale est la classe. Par le contact avec des enseignants et avec d’autres élèves, l’étudiant incarcéré apprend à confronter ses opinions, à développer sa capacité de discuter, de critiquer et de convaincre. En cela, les cours de français et littérature contribuent à la réalisation du projet éducatif du cégep Marie-Victorin en milieu carcéral.

La mission du cégep Marie-Victorin en milieu carcéral

Contribuer à la réinsertion sociale de l’étudiant en lui offrant une formation collégiale, dans le cadre de la mission du Service correctionnel du Canada.

  • Assurer à l’étudiant une formation polyvalente lui permettant d’acquérir des compétences visant l’amélioration de son employabilité.
  • Favoriser l’acquisition par l’étudiant d’habiletés intellectuelles, conceptuelles et méthodologiques, l’aidant à comprendre et à juger les réalités personnelles et sociales.
  • Permettre à l’étudiant de découvrir de nouvelles valeurs humaines, culturelles et sociales, l’amenant à une meilleure estime de soi et à une plus grande ouverture sur le monde.

Tiré du Guide de l’enseignant en milieu carcéral, cégep Marie-Victorin

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