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L’enseignement des littératures des Premiers Peuples: de l’Histoire aux histoires

Plusieurs établissements d’enseignement supérieur ont mis sur pied au cours des dernières années des projets qui s’inscrivent dans un processus d’autochtonisation de l’éducation. Ce courant pédagogique prend de plus en plus d’ampleur à l’échelle du pays, notamment dans la foulée de la publication, en 2015, du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada[1]. Parmi les initiatives les plus récentes illustrant l’intérêt pour la question, on peut penser au dernier congrès de la Société pour l’avancement de la pédagogie dans l’éducation supérieure (SAPES), tenu à Sherbrooke en juin dernier, qui consacrait tout un volet de sa programmation à ce phénomène, ou encore au projet du collège Ahuntsic, qui travaille actuellement à un plan d’autochtonisation de l’établissement.

L’autochtonisation de l’éducation supérieure ne se limite pas à ajouter du contenu à « saveur » autochtone ou à promouvoir les études autochtones dans les facultés et collèges du pays. Le processus vise à reconnaitre concrètement l’apport des Premiers Peuples en tant qu’acteurs dans l’évolution de la société canadienne et à proposer de nouveaux paradigmes sur le plan de la recherche, de l’enseignement, voire de la gouvernance des institutions, afin de respecter l’intégrité culturelle des Premières Nations et des Inuits. Ce faisant, il s’agit, d’une part, de mieux intégrer les étudiants et étudiantes des Premiers Peuples dans les établissements scolaires du pays et, d’autre part, de favoriser chez la population non autochtone une meilleure compréhension des réalités historiques et actuelles des communautés des Premières Nations et des Inuits.

C’est dans cet esprit que le présent article offre, dans un premier temps, un bref survol de quelques initiatives[2] développées au cours des dernières décennies dans le réseau universitaire et collégial québécois, plus particulièrement dans certains départements de littérature. Dans un deuxième temps, nous proposons aux enseignants et enseignantes du collégial qui souhaiteraient intégrer les littératures des Premiers Peuples à leurs plans de cours quelques pistes de réflexion, basées sur nos expériences d’enseignement et nos implications dans divers projets touchant aux réalités des Premières Nations et des Inuits.

Quelques lieux du « dialogue » dans les cégeps et les universités…

Précisons d’entrée de jeu que plusieurs universités québécoises ont un programme en études autochtones, des groupes de recherche qui s’intéressent aux réalités des Premiers Peuples ou des structures d’accueil pour les étudiants des Premières Nations et inuits. Pensons notamment :

Certaines universités ont également créé des partenariats avec des communautés des Premières Nations et inuites. C’est notamment le cas de l’Université McGill, qui, en collaboration avec Kahnawake (Mohawks) et Listiguj (Miq’ma), propose un baccalauréat en éducation dont les cours sont offerts au sein même des communautés des étudiants.

Dans le cadre plus spécifique de l’enseignement et de la recherche en littératures des Premiers Peuples, nous voulons souligner deux initiatives qui contribuent à la diffusion de ces dernières. D’abord, le Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord de l’UQAM, un centre de recherche, dirigé par le professeur Daniel Chartier, qui cherche « à favoriser les comparaisons entre les différentes cultures nordiques, soit les cultures québécoise, inuite, scandinaves (islandaise, norvégienne, danoise, suédoise), canadienne-anglaise et finlandaise[3] ». Particulièrement actif, ce groupe prend part à de nombreux colloques internationaux dans lesquels une place importante est accordée aux littératures des Premiers Peuples, notamment le corpus littéraire inuit. De plus, la mise sur pied de la collection « Jardins de givre » aux Presses de l’Université du Québec se veut un outil de diffusion efficace des écrits nordiques[4]. De son côté, l’Université de Montréal offre un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en récits et médias autochtones, qui propose aux étudiants de réfléchir à la mise en discours des diverses réalités des Premiers Peuples en situant celles-ci « dans leur contexte historique, politique et culturel, puis [en les examinant] dans leurs diverses dimensions (récits oraux, discours politiques, médias, théâtre, performance, slam, poésie, littérature, cinéma)[5] ». Cette formation participe donc au rayonnement des littératures des Premiers Peuples en milieu universitaire, que ce soit sur le plan de la recherche ou de l’enseignement.

En ce qui concerne le réseau collégial, l’Institution Kiuna, seul établissement d’études supérieures des Premières Nations au Québec, place les littératures des Premiers Peuples au cœur de la formation en français et littérature offerte à ses étudiants, et ce, depuis son ouverture en 2011. Ces élèves suivent en effet la même séquence obligatoire de cours de français, langue d’enseignement et littérature, que tous les cégépiens, mais à partir d’une perspective et d’un corpus propres aux Premières Nations et aux Inuits. Une nouvelle génération de lecteurs se forme donc et – riche de ce fonds culturel – influence à son tour la réception de ces écrits.

Le cégep de Sept-Îles contribue également à la diffusion des littératures des Premiers Peuples par l’entremise du Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière (GRÉNOC). Publiés notamment dans la revue Littoral, les travaux de ce groupe portent autant sur les écrivains nord-côtiers que sur ceux d’ailleurs ayant mis en scène la Côte-Nord dans leurs textes. Le corpus étudié est francophone, anglophone et innu.

Notons, par ailleurs, que les œuvres littéraires des Premières Nations et des Inuits sont de plus en plus intégrées aux cours de littérature donnés dans les cégeps, comme en témoigne la programmation des derniers colloques de l’Association des professionnels de l’enseignement du français au collégial (APEFC). Des écrivaines comme Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine, Naomi Fontaine ont été invitées à parler de leurs écrits devant un public composé d’enseignants de littérature, tous susceptibles d’intégrer des éléments du corpus littéraire des Premiers Peuples à leurs plans de cours. L’édition d’une anthologie scolaire, Tracer un chemin/Meshkanatsheu, par les Éditions Hannenorak, témoigne également d’un réel intérêt.

Ce qui ressort de ces différents « lieux du dialogue », c’est qu’une communauté de lecteurs, autochtones comme non autochtones, est en train de se développer à travers les réseaux universitaire et collégial québécois. Souhaitons que les échanges seront nombreux au cours des prochaines années entre les professeurs, les étudiants, les chercheurs, les lecteurs afin que l’on parvienne à travers ce dialogue à aborder les littératures des Premiers Peuples de façon pertinente, décomplexée, ce qui contribuerait en un sens à l’autochtonisation des études littéraires.

Quelques pistes de réflexion…

L’intégration du corpus littéraire des Premières Nations et des Inuits dans les classes de littérature[6] pose plusieurs défis aux enseignants et enseignantes : manque de connaissances historiques et culturelles pour bien situer les œuvres, méconnaissance des réalités actuelles des différentes nations et des défis auxquels elles sont confrontées, malaises par rapport aux enjeux liés à l’appropriation culturelle, rapport entre langues autochtones et langue de publication, etc. Heureusement, de plus en plus de ressources sont disponibles pour les enseignants qui seraient tentés par l’aventure.

Soulignons d’emblée l’importance d’un organisme comme Kwahiatonkh!, dirigé par l’écrivain Louis-Karl Picard-Sioui, qui s’est donné comme mandat d’accroitre la diffusion des littératures des Premières Nations, que ce soit par l’entremise de spectacles littéraires, d’activités dans les écoles ou d’autres initiatives, comme le Salon du livre des Premières Nations. En outre, des maisons d’édition telles que Boréal, Hannenorak et Mémoire d’encrier offrent des catalogues étoffés incluant recueils de poésie ou de nouvelles, romans et essais qui sauront guider les enseignants dans ce domaine.

S’ils surmontent leurs craintes initiales, nous sommes d’avis que les enseignants du collégial peuvent retirer un grand nombre d’avantages à inclure des auteurs des Premières Nations et inuits à leurs plans de cours. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et le soleil brille toujours depuis la conclusion des grandes ententes entre les Premiers Peuples et les Européens (Eurocanadiens) sur le territoire qui est désigné comme le Canada aujourd’hui. Cependant, jusqu’à tout récemment, l’histoire enseignée aux jeunes Canadiens, et trop souvent aux jeunes des Premières Nations et inuits également, reflétait exclusivement la vision des Eurocanadiens. Les livres d’histoire du Canada traitaient essentiellement de l’expérience eurocanadienne sur les territoires des Premiers Peuples au nord de l’Amérique.

Il est aisé de comprendre que cette vision de l’histoire ne favorise pas le rapprochement de la société eurocanadienne et des sociétés des Premières Nations et des Inuits. Cependant, depuis quelques années, la sensibilisation à l’importance d’inclure les perspectives de ces dernières dans les différentes disciplines des sciences humaines, incluant la littérature, gagne en profondeur. Au Québec, un des pionniers fut certainement le professeur Georges E. Sioui, qui rédigea l’ouvrage phare Pour une Histoire amérindienne de l’Amérique (1999). L’enseignement des littératures des Premiers Peuples s’inscrit d’une certaine façon dans la continuité de ce travail en reconnaissant l’indépendance de ce corpus à l’égard des écrits littéraires québécois ou canadiens, c’est-à-dire son apport propre à la littérature mondiale, mais aussi sa place significative dans la mosaïque culturelle des Amériques.

Le processus d’autochtonisation de l’enseignement supérieur repose sur le souhait d’une possible réconciliation entre les Canadiens et les Premiers Peuples. Lorsque l’on étudie des textes d’auteurs des Premières Nations ou inuits, il importe que cette idée soit clarifiée. À notre sens, le dialogue qu’instaure la littérature[7] ne doit pas se réduire à cet idéal de réconciliation, mais également explorer les zones de tension qui marquent les échanges entre la société eurocanadienne et celles des Premiers Peuples. La réconciliation implique la réparation d’une relation brisée ou altérée, entre des partenaires respectueux l’un de l’autre et souhaitant établir des rapports d’égal à égal. Si des liens ont été noués entre Eurocanadiens et Premiers Peuples il y a plusieurs centaines d’années, force est d’admettre qu’ils se sont relâchés de façon importante au cours des 19e et 20e siècles.

Avant même d’envisager la réconciliation, il s’agit de mettre en valeur une connaissance mutuelle, basée sur l’établissement d’un réel dialogue qui prend acte des impacts dévastateurs des politiques coloniales eurocanadiennes sur les communautés des Premiers Peuples. Ceux-ci connaissent mieux les Eurocanadiens que l’inverse, en dépit du fait que ce qu’ils ont appris sur la société canadienne et, surtout, le contexte dans lequel ils l’ont appris, n’ont pas été des plus harmonieux. Le rapprochement doit nécessairement passer par l’élargissement de la connaissance des Eurocanadiens à l’égard des Premières Nations et des Inuits, que ce soit sur le plan de l’histoire, de la culture, de la politique, des savoirs traditionnels, etc.

L’amélioration de l’enseignement de l’histoire canadienne par l’inclusion des perspectives des Premiers Peuples est essentielle pour atteindre un rapprochement significatif. Pour beaucoup de jeunes Canadiens et Canadiennes, le seul contact se fait par l’intermédiaire de leurs cours d’histoire. Or, l’histoire officielle dépeint souvent les Premiers Peuples comme des acteurs passifs, voire inutiles (au-delà de la traite des fourrures) pour la société eurocanadienne. Plus encore, ils sont largement présentés comme des obstacles au développement économique, voire comme un fardeau monétaire et social. Conséquemment, l’inclusion des perspectives des Premiers Peuples ne peut que contribuer à proposer un tableau beaucoup plus réaliste de l’histoire commune du territoire partagé qu’est le Canada.

Dans ce contexte, l’enseignement des littératures des Premiers Peuples peut jouer un rôle important, notamment en offrant des nuances aux discours historiques officiels. Que ce soit par la rencontre esthétique qu’elle propose, par les possibilités de dialogue qu’elle offre, par le travail sur la langue (le français comme les langues des Premiers Peuples) qui lui est inhérent, par le partage de visions du monde différentes, la littérature ramène les réalités historiques à l’échelle humaine. Le travail des écrivains rappelle que les communautés des Premières Nations et des Inuits sont partie prenante de la société canadienne. La littérature participe également à une connaissance plus subtile de l’histoire du Canada en développant chez les étudiants une sensibilité à l’égard des différentes réalités socioculturelles des Premiers Peuples.

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En conclusion, si les littératures des Premières Nations et des Inuits occupent une place de plus en plus importante dans les établissements d’enseignement supérieur du Québec, espérons que cet intérêt n’est pas que passager et qu’il s’enracinera profondément dans nos pratiques de recherche et d’enseignement. En ce sens, l’autochtonisation des études supérieures à laquelle participe l’enseignement de ces littératures ne peut être un processus de façade, une façon pour les Eurocanadiens de se donner bonne conscience sans rien changer dans les faits. Elle doit s’ouvrir sur un réel dialogue qui mènera à la prise en compte des imaginaires des Premiers Peuples dans toutes les sphères de la société canadienne, à commencer par celle de l’éducation elle-même. Alors, les voix se mêleront, les histoires résonneront entre les communautés et, à travers elles, se dessinera une perspective plus juste de l’Histoire avec un grand H.

De nouvelles approches en éducation inspirées des perspectives autochtones

Le mouvement actuel d’autochtonisation de l’éducation peut aussi être une bonne occasion pour remettre en question certaines pratiques d’enseignement et modes d’apprentissage eurocentriques, lesquels sont souvent axés sur la performance, la compartimentation des disciplines et l’organisation hiérarchique des contextes de transmission du savoir. En revanche, une approche holistique, consciente des dimensions multiples de l’apprenant, une valorisation de l’apprentissage expérientiel et la contribution de différents membres de la communauté (par exemple, les Aînés) à une culture participative du savoir sont autant de composantes d’une pédagogie inspirée des perspectives autochtones.

Des établissements scolaires et même certaines instances gouvernementales, particulièrement dans l’ouest du Canada, mettent de plus en plus en valeur ces approches, comme en font foi diverses publications récentes :

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  1. Le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada peut être consulté en ligne : http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=15. Ceci dit, le processus de réconciliation entre la société canadienne et les Premiers Peuples suscite certaines réserves et critiques qui nous paraissent justifiées. Pour nourrir la réflexion à cet égard, nous recommandons la lecture du dossier « Premiers Peuples : cartographie d’une libération » de la revue Liberté (n° 321, automne 2018) ou de l’essai Danser sur le dos de notre tortue (2018) de Leanne Betasamosake Simpson. [Retour]
  2. Ces initiatives ne s’inscrivent pas toutes dans un processus d’autochtonisation des études supérieures. La plupart sont antérieures à celui-ci, mais elles constituent un point d’ancrage à partir duquel on peut réfléchir de façon plus globale aux enjeux liés à ce phénomène. [Retour]
  3. UQAM, UQAM / Imaginaire du Nord, [En ligne], [http://www.imaginairedunord.uqam.ca/]. (Consulté le 20 novembre 2018). [Retour]
  4. Pour en savoir plus, nous recommandons la lecture du bref essai multilingue (plusieurs langues nordiques y sont représentées) écrit par Daniel Chartier, Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord? (2018). [Retour]
  5. UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, D.E.S.S. en récits et médias autochtones, [En ligne], [https://admission.umontreal.ca/programmes/dess-en-recits-et-medias-autochtones/]. (Consulté le 20 novembre 2018). [Retour]
  6. Pour mieux connaitre les enjeux liés à l’étude des littératures autochtones en général, nous recommandons la lecture de l’anthologie Nous sommes des histoires (2018), un recueil de textes préparé par les chercheurs Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amant, qui regroupe des écrits d’intellectuels et d’écrivains autochtones et non autochtones du Canada et des États-Unis.[Retour]
  7. Le recueil de correspondances entre écrivains québécois et autochtones, Amititau! Parlons-nous! (2008), dirigé par la poète Laure Morali, est un bon exemple de cette possibilité qu’offre la littérature de faire dialoguer les cultures entre elles. [Retour]

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